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28/07/2012

Marie-Laure Zoss, hécates

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   S'arc-boute et force la cohue, finira bien par sauter, le couvercle, pas vrai, du brasier de cailloux, tandis que mors à l'échine vient serrer ; colère à sa tordre roulée sur elle-même, accroche grenaille au passage de syllabes, et ça s'arrête bouclé au seuil ; au fer rouge ou même forgeant à froid, celui-là essaie, n'y arrive pas, à travers la croûte terrestre pas de coup possible porté de l'intérieur ; ça ne dégage rien ; jusqu'en lisière de la voix, verbe corseté au point mort ;

   à ce jour nulle autre issue que le bond ; pieds dans les ronces fraîches ou la fleur d'acacia, celui-là ne souffre pas de s'entendre, ponts sabrés derrière soi ;

   et qu'il réprime ainsi qu'âcre ballot l'empêchement d'articuler, sous folle avoine, orge des murs ; l'espace entrouvert dans le cri qu'affile la suie du martinet, un souffle d'herbe froissant le talus.

 

Marie-Laure Zoss, hécates (extraits), dans La revue de belles-lettres,

Société de Belles-Lettres de Lausanne, 2011-2, p. 127.

27/07/2012

Charles Dobzynski, Le Baladin de Paris

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Le fantôme de la Bastille

 

De la forteresse des rois

Rien ne subsiste poutre ou pierre,

Sa mémoire tombe en poussière

Sur tous ceux qui furent sa proie.

 

Un jour de quatorze juillet

Le peuple abattit la Bastille

Plus tard ce fut Rouget de Lisle

Qui fit chanter les Marseillais.

 

Goliath fut tué par la fronde

D'un sans-culotte de Paris,

Le tournant que le peuple prit

Vit alors naître un nouveau monde.

 

Délivrant les embastillés,

Des tours on brisa les barreaux.

On ne suit plus dans le métro

Qu'une empreinte : trace oubliée.

 

La station Bastille a caché

Là sa secrète chapelle.

Une mosaïque rappelle

Le temps des lettres de cachet.

 .

Charles Dobzynski, Le Baladin de Paris,

photographies de Louis Monier, Le Temps

des cerises, 2012, p. 62-63.

26/07/2012

Émile Verhaeren, Impressions

 

Émile Verhaeren, Impressions, l'art pour l'art, la poésie

 

   Le poète plonge dans la vie totale bien trop profondément pour qu'il écrive d'après une formule et s'inquiète d'autre chose que de s'exprimer et d'exprimer en même temps le monde. Rires, larmes, rages, espoirs, désespoirs, pitiés, charités, haines, égoïsmes, vives, vertus, foi, doutes, ardeurs, peines, vanités, angoisses, terreurs, tout cela se mêle en lui, se combat en lui, s'unit parfois en lui, tout cela, suivant les heures, est tour à tour vainqueur ou vaincu, et c'est tout cela — que la cause d'émotion vienne du dedans de lui ou du dehors — qu'il reflète et qu'il traduit. Et traduisant cela, il est l'écho du monde qui n'est que cela.

   Si, dans un instant de sécurité et de joie, le poète érige en son œuvre ce qu'il est convenu d'appeler la Beauté, c'est-à-dire une image grave, simple et régulière, sacrez-le artiste de l'art pour l'art : qu'importe ? S'il décrit des tempêtes d'âmes, s'il plonge et crie, s'il grince et se flagelle, nommez-le un romantique : qu'importe ? S'il se penche sur la misère, s'il aime et guérit les plaies, s'il secourt de sa bonté les errants, les flagellés et les pauvres, appelez-le écrivain social : qu'importe encore ?

 

Émile Verhaeren, Impressions (troisième série), Mercure de France, 1928, p. 188.

25/07/2012

Ariane Dreyfus, La terre voudrait recommencer

Ariane Dreyfus, Le monde voudrait recommencer

          Un recoin dans un coin

 

On éteint sauf moi

Je ne suis pas éteinte

Lueur

Dès que ma main ne rencontre pas la terre

Mais ton dos dégagé

 

Lueur aussi

Le ventre et ta main

À la seconde de la mienne

 

D'enlever les vêtements devant

Nous derrière nous serrant

Dans les odeurs leur buisson

 

Il y a des creux dans la nuit

Les caressés ou caressants

Un geste un geste

Et un troisième pour serrer

Ton sexe unique.

 

                  *

 

    Ce n'est pas une image

 

J'ai coupé une rose pour la rapprocher de moi

 

Il ne s'écartait pas, ses yeux faisaient mal

Comme un verre tendu que vous refusez

En touchant la main qui tient le verre

 

C'est un prince, reconnaissez-le car le printemps pâlit

De si peu d'amertume

Le plus beau est celui qui n'a pas renoncé

 

C'est une joie où il y a quelqu'un

Nu vous l'embrasseriez infiniment

 

Il n'est pas trop tard

Il y a eu ce regard qui fait jeter les fleurs

 

 

Ariane Dreyfus, La terre voudrait recommencer, Poésie / Flammarion, 2010, p. 67, 79.

                       ©Photo Tristan Hordé

 

24/07/2012

Pierre Dhainaut, Par grande écoute, la nuit, la nuit serait féconde

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             Par grande écoute, la nuit, la nuit serait féconde

 

Jamais de noms, uniquement des chiffres sur les portes,

chaque fois que l'on en cherche en ces couloirs,

les pas, d'eux-mêmes, se rapetissent, on le remarque,

on le remarque aussi, jamais les portes ne sont closes,

le seraient-elles, rien ne serait changé.

 

                              *

 

Quels murs assez drus, assez rudes, interdiraient

de chambre en chambre aux bruits de se répandre ?

De nuit, de très loin ils s'annoncent, comme des vagues

à l'assaut du rivage, ils prennent le temps de grossir

avant de se broyer, franchir l'obstacle.

Nul ne parvient à en savoir le nombre, celui des heures,

pas davantage. Aucune image, en fait, ne les atténuera,

ne dénouera l'angoisse, rassemblerait-on toutes celles

qui dès l'enfance ont enchanté l'attente, après les vagues

les arbres de la plaine, que le vent agite, devenu tempête.

 

[...]

                             

Pierre Dhainaut, Par grande écoute, la nuit, la nuit serait féconde,

dans Rehauts, n° 26, automne-hiver 2010, p. 40-41.

Abonnements à 2 n° : 22 €, 26 rue du Bas, 62180, Airon-Notre-Dame.

 

23/07/2012

Ossip Mandelstam, Lettres

Ossip Mandelstam, Lettres, Nadejda, police politique soviétique

   Ma Nadinka ! Je suis complètement perdu. C'est très dur pour moi. Nadik, je devrais toujours être avec toi. Tu es ma courageuse, ma pauvrette, mon oisillon. J'embrasse ton joli front, ma petite vieille, ma jeunette, ma merveille. Tu travailles, tu fais quelque chose, tu es prodigieuse. Petit Nadik ! Je veux aller à Kiev, vers toi. Je ne me pardonne pas de t'avoir laissée seule en février. Je ne t'ai pas rattrapée, je n'ai pas accouru dès que j'ai entendu ta voix au téléphone, et je n'ai pas écrit, je n'ai rien écrit presque tout ce temps. Comme tu arpentes notre chambre, mon ami ! Tout ce qui, pour moi, est cher et éternel se trouve avec toi. Tenir, tenir jusqu'à notre dernier souffle, pour cette chose chère, pour cette chose immortelle. Ne la sacrifier à personne et pour rien au monde. Ma toute mienne, c'est dur, c'est toujours dur, et maintenant je ne trouve pas les mots pour l'exprimer. Ils(1) m'ont embrouillé, me tiennent comme en prison, il n'y a pas de lumière. Je veux sans cesse chasser le mensonge et je ne peux pas, je veux sans cesse laver la boue et je n'y arrive pas.

   À quoi bon te dire combien tout, absolument tout est délire, rêve inhumain et blafard ?

   Ils m'on torturé avec cette affaire, cinq fois ils m'ont convoqué. Trois enquêteurs différents. Longuement : trois-quatre heures. Je ne les crois pas, bien qu'ils soient aimables.

 

(13 mars 1930, à Nadejda Mandelstam)

 

                      (1) Mandelstam est interrogé par le Guépéou, police politique.                                                          

Ossip Mandelstam, Lettres, traduit du russe par Ghislaine Capogna-Bardet, préface d'Annie Epelboin, Solin / Actes Sud, 2000, p. 243.

 

21/07/2012

Jean Daive, L'énonciateur des extrêmes

Jean Daive, L'énonciateur des extrême

Tard dans sa vie

le photographe André Kertész

met en scène  Elizabeth

sa femme qui vient de mourir

 

au moyen d'une figurine de verre

qu'il pose sur le rebord de la fenêtre

puis d'un buste de verre.

 

Il présente des transparences. Il conjugue

des transparences

ajoute une seconde figurine.

 

La lumière est mystifiée

en présence de deux anémones

un cœur de verre, un flacon

un fauteuil dépravant l'air.

 

Une existence à deux

recomposée, prise au polaroïd

se déroule translucide, transfigurée

jusqu'à une limpidité spectrale.

 

Un spectre

échappe à la trace

à l'empreinte, à la fouille

 

cœur et transparence, corps et transparence

langue et transparence, souvenir

et transparence — mémoire

glacée, vie glacée

 

ce monde photographié

proche, plus proche, très proche, familièrement

en équilibre sur l'accoudoir

d'un fauteuil

retient encore

le battement

le ciel bleu, le nuage passe —

d'une scène à l'autre, d'un buste

à l'autre

 

une archéologie à fond perdu —

                                                   se joue.

 

Jean Daive, L'énonciateur des extrêmes, éditions NOUS,

2012, p. 53-54.

20/07/2012

Eugène Savitzkaya, Capolican, un secret de fabrication

eugène savitzkaya,un secret de fabrication

 

   Sois détaché de ce que tu possédais, Capolican, des orangers et des ordures, de la fabrique où tu fis tes enfants. Sois frappé d'oubli. Retourne dans le puits. Vois si l'argile est encore humide. Assure-toi qu'il ne s'en dégage aucune odeur dangereuse, aucune vapeur nocive, ni parfum de moisissure ni parfum âcre ou rance et qu'il ne s'y trouve pas de substance étrangère, mercure ou plomb. Goûte sa saveur. Nous t'éclairerons plus tard sur l'usage que tu devras en faire. Si tu l'as jugée bonne à pétrir, retires-en de la fosse deux grands seaux que tu porteras dans un lieu tiède à l'abri des courants d'air, dans un lieu que tu aimes bien, où tu ne crains pas trop les terribles créatures. Une étable ou la tombe de to père. Ne sois pas effrayé. Nettoie le sol, débarrasse-le des débris qui le jonchent. Apporte un grand soin à ce nettoyage. Sur l'aire que tu auras dégagée, apporte ton argile et travaille-la de ton mieux jusqu'à obtenir une matière qui te satisfasse. Alors seulement, élève un vase de bonne hauteur qui pourrait te contenir tout entier. Tu cuiras le vase dans la chambre où tu l'auras bâti. Dès que la terre se sera refroidie, dans le vase tu entreras la tête la première et dans le fond, tu t'accroupiras, les genoux contre la poitrine et les mains tenant les orteils. Les yeux tu fermeras. Mais tu devras lutter contre le sommeil. Tu sortiras quand nous te le dirons. Ne t'effraie pas. Un vautour espagnol te protègera des serpents sans queue. Un jardinier ratissera les cendres du feu de cuisson. Tu sortiras quand nous te le dirons.

 

Eugène Savitzkaya, Capolican, un secret de fabrication, Arcane 17, 1986, p. 85-86.

Marc Guyon, Volis agonal

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Il y a des roses

sous le givre, et le lilas

bourdonne, le jour s'ouvre

d'une caresse.

 

Luxe, chasteté, l'année

vient : à sa surface

la nue calme,

le roseau ivre.

 

          *

 

Saisir le jour

à sa douleur ;

combien l'automne

est doux, grande

l'envolée des oiseaux.

Sommes dignes

d'une joie ?

 

            *

 

Est-ce l'homme

que je croise, pense-t-il

l'avenir, sans une boucle

tendre, sans regard précieux

un instant ?

Les filles

jadis parfumées ?

 

Le bienfait

nous ne le voyons pas,

mais par le songe

illuminé.

 

Marc Guyon, Volis agonal, Gallimard,

1972, p. 18, 37, 75.

19/07/2012

Lou Raoul, Else avec elle

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                    L'or Else

 

la campagne parfois ne dit pas un mot

et les voitures, toutes, s'éloignent

les animaux furtivement dans les taillis, tapis

puis le sifflement des rapaces nocturnes tout près, Else, de ton sommeil

parfois la campagne ne dit pas un mot

mais le matin, Else, tu regardes l'arbre du bout du champ, il vieillit aussi

mais tu rassembles des cailloux

des tas très petits c'est pas grand-chose ça ne pèse pas lourd

au même c'est rien

mais toi tu vois, Else, leur or

l'or des cailloux

pour que ta vie te serve un peu

 

Lou Raoul, Else avec elle, éditions Isabelle Sauvage, 2012, p. 23.

18/07/2012

Hugo von Hofmannsthal, Lettre du voyageur à son retour

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                                                                                   Le 26 mai 1901

 

   Ma vie a été totalement dépourvue de bons moments jusqu'à maintenant, et peut-être ne le sais-je que depuis certaine petite aventure que j'ai eue voici trois jours — mais je veux essayer de raconter les faits dans l'ordre : encore que tu ne puisses pas retirer grand-chose de mon récit. Bref, je devais me rendre à une conférence, la dernière, décisive, d'une suite de discussions qui avaient pour but de rapprocher la société hollandaise pour laquelle je travaille depuis quatre années et une société anglo-germanique déjà existante, et je savais que ce jour serait déterminant — d'une certaine façon aussi pour ma vie à venir — et je n'avis aucune prise sur moi-même, oh! comme je manquais d'emprise sur moi-même ! De l'intérieur je sentais la maladie venir en moi, mais ce n'était pas dans mon corps, je le connais trop bien, mon corps. c'était la crise d'un malaise interne ; ses accès antérieurs, il est vrai, avaient été aussi imperceptibles qu'il est possible ; qu'ils avaient somme toute été réels, qu'ils étaient liés néanmoins à ce vertige présent, je le compris alors en un éclair, car nous comprenons bien davantage en de telles crises que dans les instants ordinaires de la vie. Ces prémices avaient été d'infimes, d'absurdes mouvements de contrariété, tout à fait négligeables, presque des déviations et incertitudes passagères de la pensée ou du sentir, amis à coup sûr quelque chose de tout nouveau pour moi ; et je crois bien, pour insignifiant que soit tout cela, n'avoir jamais rien ressenti de tel, sinon depuis ces quelques mois où je foule à nouveau le sol européen. Quoi, énumérer ces accès occasionnels d'un presque rien ? Il le faut, de toute façon — ou bien je dois déchirer cette lettre et taire le reste à jamais. Il arrivait parfois, le matin, dans ces chambres d'hôtels allemands, que la cruche et la cuvette — ou un coin de la chambre avec la table et le portemanteau — m'apparaissaient si irréels, si totalement dépourvus de réalité, malgré leur indescriptible banalité, presque fantomatiques et en même temps provisoires, en attente, qu'ils se substituaient en quelque sorte, pour un instant, à la cruche réelle, à la cuvette réelle emplie d'eau. Si je ne te connaissais pas comme un homme à qui rien ne semble grand ni petit ni entièrement absurde, je n'irais pas plus loin. D'ailleurs, il me suffirait peut-être de ne pas expédier la lettre. Mais : c'était ainsi.

(...)

 

Hugo von Hofmannsthal,  Lettre du voyageur à son retour, précédé de la Lettre de Lord Chandos, traduit de l'allemand par Jean-Claude Schneider, Mercure de France, 1969, n.p.

17/07/2012

Jean Follain, Paris

Jean Follain, Paris, cimetière, le Père-Lachaise

 

                                      Cimetières

 

   Le Père-Lachaise, lieu de l'ultime résistance des communards, reste pénétré des odeurs du dernier siècle quand s'agglutinèrent à Paris plusieurs villages de la banlieue. M. Thiers, le nabot à vigoureuse cervelle dont la gravure d'apothéose décore encore de vieilles maisons rurales, y est enterré sous un immense mausolée carré. Quelques-uns, parmi les tombeaux de généraux de Napoléon, sont encore entretenus, beaucoup ne le sont plus : l'amateur d'émotions, le revers du veston recouvert de pellicules, y découvre d'anciennes couronnes fangeuses et circonscrit d'un doigt spatulaire les aigles en relief sur la pierre moussue.

   La multitude des cippes, des amphores, des croix, force le cœur dans les beaux jours de végétation abondante, alors que dans des coins pas encore défrichés, se balancent coquelicots et folles avoines, ainsi en est-il non loin du mur sanglant.

    Autour du four crématoire, le colombarium forme une grande bibliothèque d'urnes. De petits bourgeois à esprit fort, porteur de leur vivant d'un regard têtu et doux, des ouvriers convaincus et sobres se font incinérer. leurs parents pour rendre les devoirs à leurs cendres doivent si elles sont haut placées le long du mur prendre l'échelle et monter jusqu'à la case numérotée parmi tant d'autres.

   On peut visiter le four crématoire. La salle de crémation porte la marque de l'architecture salomonique. Elle comporte un orgue. La bière est introduite dans un simulacre de four en stuc décorée de roses, puis enlevée dans la coulisse et glissée devant deux parents seulement dans le véritable four qui consume à peu près tout car on ne retrouve que quelques débris d'os.

   Pour la visite publique, le four fonctionne en veilleuse ; j'ai vu parmi les visiteuses une petite bourgeoise vêtue de noir, la lueur rose éclairant son visage s'écrier en riant : « Eh bien, moi qui aime la chaleur, je serai servie. »

 

Jean Follain, Paris, éditions R.-A. Corréa, 1935, p. 59-61.

16/07/2012

Louise Herlin, L'amour exact

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                    Ratiocinations

 

Si j'avais su, dit-il, que si brève est la vie — à peine en train déjà            le terme approche

J'aurais mieux usé de mon temps J'aurais pris le temps d'aimer le proche et le lointain

J'aurais saisi l'aventure au col, la chance au vol

J'aurais sondé le savoir humain

exploré le cosmos et l'atome

si j'avais su que passe comme un sommeil fiévreux comme un été talonné par l'automne

l'existence si lente au départ que l'enfant griffe à coups d'ongle impatient d'en mouvoir la coque multi-millénaire

J'aurais levé plus de voiles ici-bas,

nommé plus d'objets

trouvé la clé d'énigmes plus nombreuses

négligé moins d'affection, de gens

J'aurais nourri plus d'espoirs si j'avais su, dit-il,

si j'avais pu prévoir

qu'à si peu se résume (en arrondissant)

avoir été au monde une vie durant

 

Louise Herlin, L'amour exact, éditions de La Différence,

1990, p. 96.

 

15/07/2012

Paul Éluard, Dignes de vivre

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Du dehors

 

La nuit le froid la solitude

On m'enferma soigneusement

Mais les branches cherchaient leur voie dans la prison

 

Autour de moi l'herbe trouva me ciel

On verrouilla le ciel

Ma prison s'écroula

Le froid vivant le froid brûlant m'eut bien en main.

 

 

Du dedans

 

Premier commandement du vent

La pluie enveloppe le jour

Premier signal d'avoir à tendre

La voile claire de nos yeux

 

Au front d'une seule maison

Au flanc de la muraille tendre

Au sein d'une serre endormie

Nous fixons un feu velouté

 

Dehors la terre se dégrade

Dehors la tanière des morts

S'écroule et glisse dans la boue

 

Une rose écorchée bleuit.

 

Paul Éluard, Dignes de vivre, avec vingt bois originaux

de Théo Kerg, chez les éditeurs des Portes de France,

1947, p. 52-55.

14/07/2012

Étienne Faure, Correspondances, dans Théodore Balmoral

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Transie je suis sur le quai d'hiver

et tente en vain l'espoir au cœur

d'arriver à temps malgré la neige,

le gel qui tout met à distance

derrière la vitre de ce temps où l'on s'aimait

sans hésiter, prenant la vie

comme si elle venait, à perdre connaissance

puis vie, de nouveau se perdre

depuis le quai où l'on s'est tant quittés

dans les films, yeux mouillés par l'histoire,

à dire adieu d'un geste sec,

de la main, du mouchoir — nous sommes quittes —

tandis qu'on maudit dans la buée de son souffle

le mouvement trop lent qui déplace

les corps, les rapproche, trop tard

pour prendre avec le monde, en sa fusion même

langue — c'était cela sans doute

être éprise

 

rapprochements

 

Étienne Faure, Correspondances, dans "Théodore Balmoral",

Printemps-Été 2012, p. 147.

© Photo Tristan Hordé.