02/06/2012
Tristan Corbière, Paris nocturne
Paris nocturne
— C'est la mer : — calme plat — et la grande marée,
Avec un grondement lointaine, s'est retirée.
Le flot va revenir, se roulant dans son bruit —
— Entendez-vous gratter les crabes de la nuit...
— C'est le Styx asséché : Le chiffonnier Diogène,
Sa lanterne à la main, s'en vient errer sans gêne.
Le long du ruisseau noir, les poètes pervers
Pêchent ; leur crâne creux leur sert de boîte à vers.
— C'est le champ : Pour glaner les impures charpies
S'abat le vol tournant des hideuses harpies.
Le lapin de gouttière, à l'affut des rongeurs,
Fuit les fils de Bondy, nocturnes vendangeurs.
— C'est la mort : La police gît — En haut, l'amour
Fait la sieste en tétant la viande d'un bras lourd,
Où le baiser éteint laisse sa plaque rouge...
L'heure est seule — Écoutez : ... pas un rêve ne bouge.
— C'est la vie : Écoutez : la source vive chante
L'éternelle chanson, sur la tête gluante
D'un dieu marin tirant ses membres nus et verts
Sur le lit de la morgue... Et les yeux grand'ouverts !
Tristan Corbière, Poèmes retrouvés, dans Charles Cros, Tristan Corbière, Œuvres complètes ; Tristan Corbière, édition établie par Pierre-Olivier Walzer, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1979, p. 888.
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01/06/2012
Jean Frémon, Silhouettes
Silhouette de Vladimir Khlebnikov
et de son chien
Sur une plage de la Caspienne
Ils mangent du caviar ramassé sur le sable
*
Silhouette de Sandro Penna.
Dans l'autobus.
À bicyclette.
Sur le port.
Ébloui
par un ange narquois.
*
Silhouette de Witold Gombrowicz.
Il tire sur sa pipe
Sans y croire
À Cordoba
Argentine
mille neuf cent
cinquante quatre.
Le monde est derrière lui.
*
Silhouette de James Joyce dans sa cinquante-septième année, avec canne et chapeau, à Paris, dans la rue, sous la pluie, sur une photographie au gris teinté de sépia comme à l'ancienne, dans un livre, dont je me souviens, sur cette feuille, de mon écriture, puis composée et glissée, abusivement, parmi d'uatres, entre vos mains.
*
Silhouette de dos, paysanne s'éloignant, Seurat au crayon conté sur Ingres vergé, elle porte un panier sur la hanche et s'enfonce dans un chemin qui n'est pas dessiné.
De son chignon une mèche, un trait, s'échappe.
Je reconnais ce châle sur ses épaules, le panier, le chemin, la lumière prisonnière dans le creusement de la surface.
Jean Frémon, Silhouettes, dessins de Nicola de Maria, éditions Unes, 1991, p. 15-18 et p. 20.
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31/05/2012
Pascal Quignard, La barque silencieuse
Le chat
Une goutte d'encre rejoint un peu de la nuit qui était en amont de la source de chaque corps. Lire, écrire, vivre : champs magnétiques où sont jetées les limailles des aventures, des chagrins, des hasards, des épisodes, des fragments, des blessures. C'était une bibliothèque entière de petits classeurs noir et rouge où je consignais mes lectures. Ces classeurs me suivirent quarante ans durant dans la vallée de la Seine et dans la vallée de l'Yonne. Je ne savais plus si j'écrivais avec eux ou pour eux. Un jour on demanda à Isaac Bashevis Singer pourquoi il persistait à rédiger ses livres en Yiddish alors que tous ses lecteurs avaient été exterminés dans les camps de la mort.
— Pour leur ombre, répondit-il.
On écrit mieux pour les yeux de ceux qu'on aimait que dans le dessein de se soumettre au regard de ceux qui vous domineront.
On écrit pour des yeux perdus. On peut aimer les morts. J'aimais les morts. Je n'aimais pas la mort chez les morts. J'aimais la crainte qu'ils en avaient eue.
La mort est l'ultima linea sur laquelle s'écrivant les lettres de la langue et s'inscrivent les notes de la musique.
La narration que permettent les mots entre-blanchis et découpés de la langue écrite récipite les hommes en spectres.
Le malheur hèle en nous des yeux morts pour être diminué.
D'animaux à hommes, un regard suffit pour comprendre.
Un vrai livre est ce regard sûr.
*
Je connaissais une légère démangeaison au centre de la paume. C'était cela, un fantôme. Une caresse qui manque. J'avais déjà dans la main le désir de caresser un animal qui fût doux et chaud et dont l'échine fasse cercle soudain sous les doigts tandis qu'un son tout bas halète, ronronne, enfle, s'égalise, bourdonne enfin continûment comme le bourdon de l'orgue.
Dans les chaussures, au fond de l'armoire, là où le chat aimait se retrancher quand il n'était pas heureux, il désira mourir.
Il s'était glissé au-dessous du lit d'appoint pour les nourrissons, au-dessus du transat replié, près de la boîte en bois qui contient le marteau, les clous, les crochets pour les tablettes et les ampoules qu'on visse dans les douilles des lampes.
Pascal Quignard, La barque silencieuse, Dernier royaume VI, Folio Gallimard, 2011 [Seuil, 2009], p. 216-217.
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29/05/2012
Joë Bousquet, La Connaissance du Soir
La nuit mûrit
à Jean Paulhan
En cherchant mon cœur dans le noir
Mes yeux cristal de ce que j'aime
S'entourent de moi sans me voir
Mais leur ténèbre est l'amour même
Où toute onde épousant sa nuit
Dans mes jours se forge un sourire
Afin qu'aux traits où je le suis
Sa transparence ait pour empire
Mon corps en soi-même introduit
*
Passer
Enfance qui fus dans l'espace
Un vol poursuivi jusqu'au soir
J'appelle ton ombre à voix basse
Avec la peur de te revoir
Sœur en deuil de tes robes claires
Ta fuite est l'oiseau bleu des jours
Que de son chant fait la lumière
Des gestes rêvés par l'amour
C'est par ton charme qu'une fille
D'un corps ébauché dans les cieux
A formé la larme des villes
Qui s'illuminent dans ses yeux
Et ce fut ton âme de rendre
Mon doute plus que moi vivant
Passerose aux ailes de cendre
Qui m'ouvrais ton cœur dans le vent
Joë Bousquet, La Connaissance du Soir, Gallimard,
1947, p. 30 et 53.
* * *
Un appel du cipM :
En 2008 Marseille Provence 2013 a été sélectionnée capitale européenne de la culture, ce qui a suscité, notamment de la part des acteurs culturels qui avaient travaillé à sa préparation, d’immenses espoirs.
C’est donc avec enthousiasme et énergie que nous nous sommes attelés à la préparation de projets à proposer à Marseille Provence 2013, fiers de vivre et de travailler dans la ville qui allait devenir capitale, ville qui s’engageait résolument vers un avenir culturel, comme l’avait fait quelques années plus tôt la ville de Lille.
Pour le centre international de poésie Marseille,
aujourd’hui, c’est la douche froide…
• Alors que nous participons à des projets acceptés et financés par Marseille Provence 2013,
Pasolini (juin-juillet), Le vrai et le faux (juillet-août), ActOral (septembre-octobre),
• Alors que nous portons un projet accepté et financé par Marseille Provence 2013,
Le colloque de Tanger qui se tiendra à Marseille et à Tanger (printemps),
• Alors que le Centre national du livre nous a missionné pour porter et organiser un projet de lectures en plusieurs langues du pourtour de la Méditerranée (à partir des ateliers de traduction créés par le cipM : IMPORT / EXPORT) lors du temps fort consacré au livre par Marseille Provence 2013 (17-20 octobre),
• Alors qu’il était spécifié dans le dossier de présélection adressé à la commission européenne que : « Les adhérents de la Charte conviennent qu’il s’agit d’un budget constitué exclusivement de mesures nouvelles permettant le financement du projet
Marseille Provence 2013, sans réduction des budgets structurels préexistants… »,
• Alors que nous sommes à quelques mois du début de l’année capitale,
après avoir amputé notre budget de 30 000 € en 2011,
la Ville de Marseille nous supprime 30 000 € supplémentaires cette année, faisant ainsi passer la subvention au cipM (7 salariés)
de 260 000 € en 2010 à 200 000 € cette année !!!
À ce rythme-là, nous ne toucherons plus que 20 000 € en 2018, et nous pourrons programmer notre mort définitive pour l’an 2019.
Vous pouvez adresser un message de soutien à : cipm@cipmarseille.com
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28/05/2012
P. N. A. Handschin, Abrégé de l'histoire de ma vie
Encore une fois, je suis reparti sur les routes en solitaire, craintif et timide, j' avais peu — pour ne pas dire pas — d'amis adolescent, j'ai découvert la musique avec Léo Stinato, les Choux Facis et Bob Dylan m'a mis le pied à l'étrier en me donnant l'occasion de chanter (La Carmagnole, a cappella) sur scène (au Concertgebouw d'Amsterdam soudainement déserté) mes débuts ont été assez difficiles — pour ne pas dire désastreux — c'est certain, nos vies sont faites de tout un réseau de voies mêlées et inextricables, parmi lesquelles un instinct fragile nous guide, équilibre toujours précaire entre la raison et le cœur léger (mais n'exagérons pas), j'ai quitté le lycée (au lycée j'étais tellement peu sociable que j'avais l'air presque dément) et ai commencé à faire des petits boulots pas forcément très catholiques, mes parents (catholiques intégristes (et antisémites opiniâtres et racistes déclarés et homophobes incurables) oui) m'ont causé plus de mal somme toute que ne l'aurait fait un ennemi féroce, et acharné, et sont allés je ne mens pas jusqu'à me faire interner en hôpital psychiatrique (HDL, hospitalisation à la demande d'un tiers) où ils m'ont laissé pourrir le terme n'est pas trop fort plus d'un an (un an avec des "collègues" braqueurs de bureaux de tabac, détraqués sexuels, atrophiés du cerveau, camés, SDE, schizophrènes, obèses boulimiques, suicidés ratés... un an trois cent soixante-cinq jours multiplié par vingt et un cachets par jour — sept mille six cent soixante cinq cachets j'étais devenu un zombie, on devait se lever à sept heures tapantes du matin pour ne RIEN faire de la journée, et quand on avait été "sage" on était autorisé à la rigueur à mettre ses propres habits (si en état) sinon c'était le port du pyjama bleu turquoise (avec fermeture à glissière dans le dos, inaccessible au patient) de l'établissement. Exceptionnellement on pouvait sortir dans la cour, qu'il me faudrait plus justement nomme courette — espèce de fonds de puits pathétique, sans écho —, avec son minuscule carré de mauvaise herbe dure et maigre enceint de murailles noirâtres assez hautes hérissées de tessons et de pointes sournoises et de fil de fer barbelé, pour horizon ce déplorable séjour qui m'a brisé (l'orgueil et la volonté), m'a enfoncé (dans l'ombre épaisse et la brume), m'a anéanti.
Anéanti par le décès accidentel (sur l'autoroute A13 à Épône dans les Yvelines) de ma compagne Évelyne, j'ai erré sans but çà et là entre la France et la Belgique jusqu'en juin avant de m'installer de nouveau au rez-de-chaussée d'un hôtel sordide de Bellevue), borgne et louche, à Paris, j'ai travaillé dans une conserverie de poisson (Baltika Importation Exportation, rue Frédéric-Schneider dans le XVIIIe), puis dans une blanchisserie un moment j'ai même été incarcéré — pour fraude à la carte bleue et trafic de faux champagne rosé (mille cent une bouteilles) et d'amphétamines — à la prison de la Santé et l'humeur déjà bien chancelante de ma mère se sont détériorées sévèrement tout à coup, je me suis rendu compte que j'étais en train de fiche en l'air de gâcher ma jeunesse et peut-être ma vie, je l'ai passée à me défendre péniblement de l'envie dévorante et maligne d'y mettre fin octobre, j'ai trouvé un emploi [...]
P. N. A. Handschin, Abrégé de l'histoire de ma vie, Argol, 2011, p. 66-69.
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26/05/2012
Isabelle Ménival, Khôl
Vieillesse vue d'ailleurs
je dégoupille mes veines
en fondues sonores
j'ai monté tant de roches
la fatigue me prend près d'un roc immuable
où des pianos
jouent
comme des fous
j'aimais les musiques leur barbarie souvent
belle
souvent la même que celle qu'on tient
au creux des paumes
souvent j'aimais le bruit des courses à contretemps
les sentiers pleins d'empreintes
je comprenais
déjà
la foule infatigable frappant aux portes
je courais
aussi j'existais
je ne priais jamais dieu
ni le fils
apeuré
ni ses pairs
incestueux
j'étais sage en défaut
insolence par mots
tout dépités crépitant dans le cœur encore gose
je dégoupille mes veines
corps qui transite
sourires aux lèvres
les murs âpres d'eau
Isabelle Ménival, Khôl, éditions Argol, 2012, p. 73-74.
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25/05/2012
Federigo Tozzi, Les Bêtes (traduction Philippe Di Meo)
Je reviens dans les grandes prairies, que j'aimais avant même de lire Pétrarque, pour voir les fleurs que j'aurais offertes, il y a bien des années, à une jeune fille que j'imaginais comme je la vois maintenant dessinée dans certain livre. Elle devait être surtout gentille et sentimentale ; et elle devait m'aimer toujours autant, même si je l'avais épousée Et, parfois, relisant nos lettres, nous aurions soupiré à l'unisson.
Mais cette année aussi, il y a des fleurs et peut-être même davantage, car le temps a été moins sec ; et alors, l'envie me prend de courir vers l'horizon pour voir si je parviens à étreindre cette femme qui me semble plus vivante que parle passé.
Mais il y a seulement une hirondelle qui trisse.
*
J'ai toujours eu peu de temps pour aimer quelqu'un
Cet été était si chaud que dans le ciel lui-même, il n'y avait pas de place pour lui. On eût dit que le soleil se levait toujours plus grand, et il était impossible d'imaginer le moment où il se coucherait.
Haies empoussiérées, cyprès sur le point de sécher, semble-t-il, arbres morts, sorghos et maïs devenus blancs, réseaux d'araignées si brillants qu'ils semblaient faits d'un métal qui couperait les mains, portes crevassées, tonneaux défoncés, la terre si dure que plus personne ne la travaillait, les lits des torrents sans libellules et à l'herbe fanée, saules qui ne poussaient plus, mûriers à feuilles minuscules, socs luisants, pierres qui échaudaient, nuages rouges comme des flammes, étoiles filantes !
Sur le nœud d'un olivier chante une cigale : je l'aperçois. Je m'approche, sur la pointe des pieds, en équilibre d'une motte de terre à l'autre. Je l'attrape. Je lui arrache la tête.
Federigo Tozzi, Les Bêtes, traduction de Philippe Di Meo, collection Biophilia, José Corti, 2012, p. 34-35, 48.
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24/05/2012
Tristan Tzara, Phases, "Pour Robert Desnos"
Pour Robert Desnos
dans le blanc de ma pensée
hurle un merle l'herbe chante
sur la ville décapitée
siffle l'ai subit du sang
d'où s'ébranle l'arbre mûr
mendiant de lumière
mademoiselle voulez-vous
et la mort montre sa montre
des dents vides au bracelet
et les os de mille témoins
mademoiselle voulez-vous
le bois mort des fortes mâchoires
ferme doucement la marche
à la tête d'un seul espoir
dans la tête une forêt
par le brisement d'étoiles
j'ai connu la mélodie
d'où se lève la mémoire
il n'y a plus de voix sonnante
dans Paris pavé de feuilles
un été manque à l'appel
je suis seul à le savoir
oubliez vos fils vos mères
le jeunesse les printemps
les baisers des amoureuses
l'or du temps
un nom nu voltige encore
dans les nuits autour des lampes
et le poing serré des villes
dresse jusqu'au cœur du jour
cette lumière cette révolte
que l'on offre aux passants
dans la paume de la main
celle du monde
dans les bras que vague emporte
un oiseau rien de plus sauf la colère
un visage à ma fenêtre
une joie flotte
mon secret ma raison d'être
et le monde
Tristan Tzara, Phases, "Poésie 49", éditions Pierre Seghers, 1949, p. 27-28.
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22/05/2012
Isabelle Garron, Corps fut
variation I
tu entres dans la chambre .le linge est épars
étendu pour la fraîcheur .les
pièces sèchent
sur le rebord .c'est la première fois
*
l'argile .chamottée en masse sur la table d'école
afin de décider de l'usage
du peu d'invention de toi .mais
voilà je ne vois plus
les mains avancent .dans la préparation
— surgissent la nature morte
le corps né l'afférence .le
la du sort
*
la forme glisse citron contre socle
et peur du reste se fixe .pincée
entre le tour et l'assiette
*
des silhouettes dansent parmi les vieilles chiffes
l'eau sale des bassines où la fiction va
opère . ou la forme de la terre
flotte contre les parois
dans la matrice l'acidité de l'agrume
*
la paix vibrée venait d'ailleurs dans le désordre étale
par touches .pinceaux .rubans
papiers fous
ou d'autres outils à lames
un rayon atteint parfois la femme
qui ici respire encore
sans ses bijoux
[...]
Isabelle Garron, Corps fut, Suites & leurs variations (2006-2009), Poésie / Flammarion, 2011, p. 45-49.
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21/05/2012
Alain Andreucci, "Le poème de l'adieu", dans À seul
Le poème de l'adieu
D'une neige sans pitié.
Et du cœur effroyable.
Et de toute chose de toujours.
Avec toi ce bois sanglant.
Ou la beauté des choses vient-elle, avec ses parements rouges.
Et aussi le sein des prostituées. Lièvre de langue.
Dans la terre noire pure est du vin.
La couleur rouge, et comme fardée.
Pure demeure, où on pourrit et chaste.
Comme est l'image de l'animal.
À genoux portant sans réserve.
Le ventre vers la bouche ce qui est loin.
Dans la tremblante proximité faisant route.
Toute la neige assise dans le sein jamais lassée.
De tirer ce boulet de chair vive l'ancre légère du corps.
Limpides sont les montagnes que l'humain fléchisse.
Ou que vers la petitesse soient tirés.
Tant de feux infirmes sur la brute.
Ou grandissons-nous puisque sonnent et rosissent.
Dans le ciel de nos pas l'ange déjà rouge et le dieu.
Qui a la forme du temps : mille brèches dans ce qui est.
La forme imparfaite d'un faim jamais reprise.
Pour former la gravitation du puits.
Parce que proche mourir porte.
Ses arbres et ses prairies, que dans l'aggravement est.
Comme flamme noir neige amour. Duretés semblables.
Qui tantôt sont l'écorce et tantôt.
Et tantôt encore ce baiser de chair vraie affolée.
Une bouillie du sang parlerait-elle.
Dans la bouche pour dire.
Une pensée te voilà de retour la guerre a fleuri.
Et la devanture des bouchers sonne le feu intérieur.
Et cette pyrotechnie de la neige nous aimons qu'elle blesse.
D'amoureuse blessure nous aimons.
Que nous secoue ce sang infirme où nous bûmes inconscients.
Car peser jusqu'alors fut invisible.
Et telle fut l'amante sut tes lèvres les mêmes.
Frayeur et chaleur s'accouplant, désordre et mesure jetés là.
Comme des linges impossibles — à hâter le tourment.
Dans la bouche de toute beauté comme en un puits.
Alain Andreucci, À seul, précédé de Une lecture par Yves Bonnefoy,
éditions Obsidiane, 2000, p. 61-62.
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20/05/2012
Henri Michaux, Façons d'endormi, façons d'éveillé
Le lac près de l'Opéra
En promenade. À partir de la place de l'Opéra, où quelque autobus a dû me transporter, faisant quelques pas dans une rue médiocre, qui en traverse une plus large, je me détache progressivement des grandes artères et des boulevards dont j'entends encore faiblement la rumeur s'amenuisant... Soudain je débouche sur une vaste étendue d'eau, dont je ne fais qu'entr'apercevoir l'autre rive dans le lointain, avec ses baies, ses plages, ses criques, ses villas éparses ou groupées.
Comment ! Un lac ! Si près de l'Opéra ! Je n'en reviens pas.
Il est vrai que je prends souvent les mêmes autobus, sur les mêmes trajets, un peu en maniaque, qui n'accepte pas d'être longtemps détourné de sa vie propre. Tout de même ! À ce point ! C'est impardonnable ! Depuis des dizaines d'années que je vis à Paris... Enfin, je l'ai trouvé. Et cet horizon ! Justement ce qui manquait à ce cette capitale un peu usée... et sans chercher détails ni explications, je me laisse envahit et gonfler de la joie inespérée. Quel avenir ! Une existence nouvelle va commencer.
L'impression a tellement pénétré en moi que, réveillé, je ne m'en réveille pas tout à fait, et sans doute je n'y tiens pas, j'aurais trop peur de retrouver une ville où, à nouveau, un lac manquerait. Je reste sans bouger, méfiant, sachant que malgré la certitude encore persistante d'un lac proche et presque à ma porte, il est préférable que je ne lève pas le petit doigt, que je ne me livre (mot si juste) à aucun acte, le plus petit geste en ces heures matinales étant parfois capable d'entamer et de recouvrir en un rien de temps les plus grandes découvertes de la nuit et de vous reconduire illico au strict quotidien.
Henri Michaux, Façons d'endormi, façons d'éveillé, [1969] dans Œuvres complètes, III, édition établie par Raymond Bellour avec Ysé Tran, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 2004, p. 482.
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18/05/2012
Pierre Alferi, Sentimentale journée
UN NU
La chose
La toucher
Bousculer
La forme
Pour s'assurer qu'existe
La chose là
Chose — capitale —
Vue tous les jours
Toujours dans un délire
Conscience du temps réduite
À la pointe de flèche
Espace réduit
À l'angle
Cul d'un sac très froncé
La toucher
Prudemment peur
D'aviver sa
Nudité douloureuse de la
Froisser de la
Défroisser mais tellement
Excitable mollusque
Aveugle quand
Se rétracte s'étale
Qu'on veut aussi bousculer
La forme
Extraordinairement profuse
Petite
D'une crête
Qui s'efface passe
Dans une autre et lui passe
L'énergie de pliure
Par ondes
Rouges holà oh
Mon Dieu embrasser
Le visage sans yeux l'œil
Sans visage ?
Pierre Alferi, Sentimentale journée, P. O. L., 1997, p. 45-46.
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17/05/2012
Antonin Artaud, Héliogabale ou l'anarchiste couronné
L'anarchiste dit :
Ni Dieu ni maître, moi tout seul
Héliogabale, une fois sur le trône, n'accepte aucune loi ; et il est le maître. Sa propre loi personnelle sera donc la loi de tous. Il impose sa tyrannie. Tout tyran n'est au fond qu'un anarchiste qui a pris la couronne et qui met le monde à son pas.
Il y a pourtant une autre idée dans l'anarchie d'Héliogabale. Sr croyant dieu, s'identifiant avec son dieu, il ne commet jamais l'erreur d'inventer une loi humaine, une absurde et saugrenue loi humaine, par laquelle, lui, dieu, parlerait. Il se conforme à la loi divine, à laquelle il a été initié, et il faut reconnaître qu'à part quelques excès çà et là, quelques plaisanteries sans importance, Héliogabale n'a jamais abandonné le point de vue mystique d'un dieu incarné, mais qui se conforme au rite millénaire de dieu.
Héliogabale, arrivé à Rome, chasse les hommes du Sénat et il met à leur place des femmes. Pour les Romains, c'est de l'anarchie, mais pour la religion des menstrues, qui a fondé la pourpre tyrienne, et pour Héliogabale qui l'applique, il n'y a là qu'un simple rétablissement d'équilibre, un retour raisonné à la loi, puisque c'est à la femme, la première née, la première venue dans l'ordre cosmique qu'il revient de faire des lois.
*
Héliogabale a pu arriver à Rome au printemps de 218, après une étrange marche du sexe, un déchaînement fulgurant de fêtes à travers tous les Balkans. Tantôt courant à fond de train avec son char, recouvert de bâches, et derrière lui le Phallus de dix tonnes qui suit le train, dans une sorte de cage monumentale faite, semble-t-il, pour une baleine ou un mammouth. Tantôt s'arrêtant, montrant ses richesses, révélant tout ce qu'il peut faire en guise de somptuosités, de largesses, et aussi de parades étranges devant des populations stupides et apeurées. Trainé par trois cent taureaux que l'on enrage en les harcelant avec des meutes de hyènes hurlantes, mais enchaînées, le Phallus sur une immense charrette surbaissée, aux roues larges comme des cuisses d'éléphant, traverse la Turquie d'Europe, la Macédoine, les Grèce, les Balkans, l'Autriche actuelle, à la vitesse d'un zèbre qui court.
Antonin Artaud, Héliogabale ou l'anarchiste couronné, dans Œuvres complètes, VII, nouvelle édition revue et augmentée, Gallimard, 1982, p. 95-96.
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16/05/2012
Leopardi, L'infini, traductions de Ph. Di Meo, Yves Bonnefoy, Michel Orcel, R. de Ceccaty
Toujours chère me fut cette colline solitaire,
et cette haie, qui pour une si grande part
dérobe le dernier horizon au regard.
Mais assis, fixant au-delà de
celle-ci des espaces illimités, et de surhumains
silences, une très profonde quiétude,
en mon esprit je recrée ; où peu s'en faut
que le cœur ne s'épouvante. Et comme j'entends
bruire le vent parmi ces arbres,
je vais comparant cet infini silence
à cette voix : et de l'éternel,
et des saisons mortes, et de la présente,
si vive, et de son timbre, je me souviens.
Ainsi, dans cette immensité s'abîme ma pensée :
et dans cette mer il m'est doux de naufrager.
Sempre caro mi fu quest'ermo colle,
e questa siepe, che da tanta parte,
dell'ultimo orizzonte il guardo esclude.
Ma sedendo e mirando, interminati
spazi di là da quella, e sovrumani
silenzi, e profondissima quiete
io nel pensiero mi fingo ; ove per poco
il cor non si spaura. E come il vento
oco stormir tra queste piante, io quello
infinito silenzio a questa voce
vo comparando : e mi sovvien l'eterno,
et la morte stagioni, e le presente
e viva, e il suon di lei. Cosí tra questa
immensità s'annega il pensier mio :
e il naufragar m'è dolce in questo mare.
Leopardi, L'infini, traduction de l'italien par Philippe
Di Meo, Le Cadran Ligné, 2012, n. p., 3 €.
Collection de livres d'un seul poème, Catalogue et Bon de commande :
Laurent Albarracin, "Le Mayne, 19700 Saint-Clément.
Trois autres traductions [éditions sans le texte italien]:
Toujours chère me fut cette colline
Solitaire, et chère cette haie
Qui refuse au regard tant de l'ultime
Horizon de ce monde. Mais je m'assieds,
Je laisse aller mes yeux, je façonne, en esprit,
Des espaces sans fin au-delà d'elle,
Des silences aussi, comme l'humain en nous
N'en connaît pas, et c'est une quiétude
On ne peut plus profonde : un de ces instants
Où peu s'en faut que le cœur ne s'effraie
Et comme alors j'entends
Le vent bruire dans ces feuillages, je compare
Ce silence infini à cette voix,
Et me revient l'éternel en mémoire
Et les saisons défuntes, et celle-ci
Qui est vivante, en sa rumeur. Immensité
E, laquelle s'abîme ma pensée.
Naufrage, mais qui m'est doux dans cette mer
Yves Bonnefoy, Keats et Leopardi, quelques traductions nouvelles,
Mercure de France, 2000, p. 43.
*
Toujours tendre me fut ce solitaire mont,
Et cette haie qui, de tout bord ou presque,
Dérobe aux yeux le lointain horizon.
Mais couché là et regardant, des espaces
Sans limites au-delà d'elle, de surhumains
Silences, un calme on ne peut plus profond
Je forme en mon esprit, où peu s'en faut
Que le cœur ne défaille. Et comme j'ois le vent
Bruire parmi les feuilles, cet
Infini silence-là, et cette voix,
Je les compare : et l'éternel, il me souvient,
Et les mortes saisons, et la présente
Et vive, et son chant. Ainsi par cette
Immensité ma pensée s'engloutit :
Et dans ces eaux il m'est doux de sombrer.
Leopardi, Chants, traduction, présentation, notes,
chronologie et bibliographie par Michel Orcel,
préface de Mario Fusco, Flammarion / GF,
2005, p. 103.
*
J'ai toujours aimé ce mont solitaire
Et ce buisson qui cache à tout regard
L'horizon lointain. Mais quand je m'assieds
Pour mieux observer, je me représente
Au fond de mon cœur l'espace au-delà :
Calme surhumain, très profonde paix.
Pour un peu, je suis perdu d'épouvante
En entendant geindre, entre les feuillages,
Le vent, je compare cette à voix-là
L'infini silence et je me souviens
De l'éternité, des mortes saisons,
Et de la présente, et de la vivante.
Et de sa rumeur. Ainsi dans l'immense
Sombre de ma pensée. Et dans cette mer
Il m'est doux enfin de faire naufrage.
Leopardi, Chants, traduit par René de Ceccaty,
Rivages, 2011, p. 139.
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15/05/2012
Ahmad Châmlou et Forough Farrodkhzâd, Poésie d'Iran dans Europe, mai 2012
Ahmad Châmlou
Nocturne
Si la nuit est belle en vain
Pourquoi est-elle belle
Pour qui est-elle belle ?
La nuit
Et le flot glacé des étoiles
Les pleureuses aux longs cheveux
Avec le chant déchirant des grenouilles
Sur les deux rives
Lamentations de deuil
Ranimant le souvenir
Quand chaque aube est criblée
Par le chœur
De douze balles de fusil
Si la nuit est belle en vain
Pourquoi est-elle belle
Pour qui est-elle belle ?
Ahmad Châmlou (1925-2000), traduction
Farideh Rava et Alain Lance, dans Europe,
"Littérature d'Iran", n° 997, mai 2012, p. 261.
*
Forough Farrokhzâd
Il n'y a que la voix qui reste
Pourquoi m'arrêterai-je, pourquoi ?
Les oiseaux sont partis en quête d'un chemin bleu
L'horizon est vertical
L'horizon est vertical et le mouvement : jaillissant
et dans les tréfonds du regard
Les planètes lumineuses tournoient
La terre dans les hauteurs se répète
Et les puits emplis d'air
Se transforment en galeries de liaison
Et le jour est une étendue
Que ne saurait contenir le rêve étroit
Du vermisseau qui ronge le journal
Pourquoi m'arrêterai-je ?
Le chemin passe à travers les vaisseaux de la vie
L'atmosphère de la matrice lunaire
Tuera les humeurs
Et dans l'espace chimique après le lever du soleil
Il n'y aura que la voix
Infiltrée par les particules du temps
Pourquoi m'arrêterai-je ?
[...]
Forough Farrokhzâd (1933-1968), traduction Sara Saïdi Boroujeni, dans Europe, "Littérature d'Iran", n° 997, mai 2012, p. 286.
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