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09/10/2012

Valérie Rouzeau, Va où

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Des heures de nuit des heures de jour je fais mon temps je                 pointe quoi passe

Poèmes à la chaîne j'avance bien j'oublierai peut-être au bout tout

Si je détache mieux mes syllabes de mon sentiment dans le   vide si je tiens le rythme d'enfer

M'évertue à poursuivre juste sans sauter une seule ligne de    chance j'oublierai peut-être au bout tout

Tellement tout sera loin au bout après des saisons de peine   lourde mon boulet sous des tas de feuilles

 

                                                    *

 

Me mets en quarantaine pour faire mes lignes quoi d'autre

Me dégourdis les doigts sentiment sur la touche tac tac tac   suis toquée

Me ressemble à l'index toc toc toc suis frappée

Ça peut durer longtemps de pianoter toujours et de taper     jamais

Si je perdais mon temps il me ferait ce coup-là de me  retrouver

 

Valérie Rouzeau,  Va où, Le temps qu'il fait, 2002, p. 23 et 59.

08/10/2012

Raymond Farina, Éclats de vivre

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             Mascarade, 1

 

Ne va pas changer de pays

Ne va pas changer de planète

Déroute l'Ange de la Mort

en changeant de nom simplement

 

Ou pour cesser enfin

d'être l'ombre d'un nom

fais de ton âme sable

trace de tes syllabes

 

& laisse s'envoler

loin de ces maisons graves

tes prénoms officiels

& ton prénom secret

 

Mais ne plains pas celui

qui s'énerve à ta porte

toi qui n'es maintenant

 

qu'anonyme moineau

semblable en gris

à tes semblables

 

simple comme en son ciel

le dieu sans attributs

qui souffle ses soleils

 

Raymond Farina, Éclats de vivre,

Dumerchez, 2006, p. 23.

07/10/2012

Colette, La Paix chez les bêtes

Colette, La paix chez les bêtes, les couleuvres, bêtes sauvages

                               Les couleuvres

 

   Ce sont deux pauvres sauvageonnes, arrachées, il y a quelques jours, à leur rive d'étang, à leurs joncs frais, au tertre chaud, craquelé sous le soleil, dont elles imitent les couleurs fauves et grises. Elles ont fait un voyage maudit, avec deux cents de leurs pareilles, étouffées dans une caisse, bruissantes, et le marchand qui me choisit celles-ci brassait ce vivant écheveau, ces cordages vernissés, démêlait d'un doigt actif les lacets minces, les fouets robustes, les ventres clairs et les dos jaspés.

   « Ça, c'est un mâle... Et ça c'est une grosse femelle... Elles s'ennuieront moins, si vous les prenez toutes les deux...»

   Je ne saurais dire si c'est d'ennui qu'elles s'étirent, contre les vitres de leur cage. Les premières heures, je faillis les lâcher dans le jardin, tant elles battaient de peur les parois de leur prison. L'une frappait sans relâche, de son dur petit nez, le même joint de vitres ; l'autre s'élevait d'un jet jusqu'au toit grillagé, retombait molle comme une verge d'étain entrain de fondre, et recommençait... Leur offrir, à toutes deux, la liberté, la jardin, le gazon, les trous du mur... Mais les chattes veillaient, gaies et féroces, prêtes à griffer les écailles vulnérables, à crever les vifs yeux d'or.

   J'ai gardé les couleuvres et je plains en elles, encore une fois, la sagesse misérable des bêtes sauvages, qui se résignent à la captivité, mais sans jamais perdre l'espoir de redevenir libres. La secrète horreur, l'horreur occidentale du reptile ressuscite en moi, si je me penche longtemps sur elles, et je sais que le spectacle de leur danse, le mot sans fin qu'elles écrivent contre la vitre, le mouvement mystérieux d'un corps qui progresse sans membres, qui se résorbe, se projette hors de soi, ce spectacle dispense la stupeur.

[...]

 

Colette, La Paix chez les bêtes, dans Œuvres, II, texte établi, présenté et annoté par Michel Mercier, Bibliothèque de la Pléiade, édition publiée sous la direction de Claude Pichois, Gallimard, 1986, p. 127-128.

06/10/2012

James Sacré, Le paysage est sans légende,

James Sacré, Le paysage est sans légende, paysage, temps

         Malgré des mots qu'on y met

 

Je me rappelle très bien, près d'une ville dont on pourrait dire le nom

La forme d'un village courant sur l'arête d'un long rocher

On le voir à partir d'un autre parvis de pierre

De ce côté-ci de la faille avec du vert qui suit un cours d'eau.

Il y a eu soudain la présence d'un jeune garçon

Dans un vêtement blanc, son invite à traverser. Quelques mots.

On pourrait dire son nom et donner une adresse.

Une autre année le village est resté dans la solitude de nos yeux.

Dans son peu de vert, avec le brillant d'un souvenir.

 

Une autre année presque tout

Disparaît dans un poème.

 

                                          *

 

Je m'en retourne où je ne verrai pas

Ce qui ressemble à du paysage déchiré dans la montagne;

Si le vif des pentes nues

En cette fin d'octobre, et quelques silhouettes dans le lointain

Peut-être une ou deux mules, la pointe d'un capuchon

Ou le geste qui dresse

Un outil agricole dans un endroit plus cultivé du pays

Vont pas quand même

Récrire dans l'œil de ma mémoire

Ce dessin broussaillé qui déchire le temps ?

[...]

 

James Sacré, Le paysage est sans légende, "Al Manar", éditions Alain Gorius, 2012, p. 20-21.

 

05/10/2012

Dominique Meens, Vers

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Une lune énorme a surgi du bois

les engoulevents pétaradaient moi

ahuri j'inventais l'œil rond du lièvre

 

et l'heure dont je goutais l'humeur mièvre

dans sa nuit que fait le poète il boit

j'étranglerai la mienne sans émoi

 

quelque chaleur moite la tourterelle

ronronne il est midi le ciel querelle

venteux dessous du vert qu'il voudrait bleu

 

deux geais ont grincé j'arrive avec eux

noué l'appel anxieux d'un crécerelle

à l'orage imprévu qui précisément grêle

 

                              *

 

Novembre aux embruns de mélancolie

m'a cloué le bec je mâche ma nuit

ravale mes pleurs et mon cœur s'enfuit

d'un lieu perdu comme un amour s'oublie

 

non la cause mais l'effet où tout sombre

tout et rien soit la parence des mots

dont s'éprennent les esprits animaux

à la peine  à la peine à la pénombre

 

novembre courtois la chanson est neuve

paroles en l'air musique à l'envers

avec un pendu au diable vauvert

 

imagine autour la ronde des veuves

et la mandragore et ses cris plaintifs

l'orfèvre bientôt et ses pendentifs

 

Dominique Meens, Vers, P. O. L, 2012, p. 78 et 38.

04/10/2012

Sylvia Plath, Ariel, traduction Valérie Rouzeau

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                                      Tu es

 

Le plus heureux des clowns sur les mains,

Les pieds dans les étoiles, le crâne rond comme la lune,

Avec tes ouïes de poisson dans l'eau. Averti du bon sens

Du dodo, l'enfant do,

Enroulé sur toi-même telle une pelote de laine.

Occupé à tirer à toi la nuit comme le hibou..

Muet comme un topinambour du quatre juillet

Au premier avril,

Oh mon glorieux, mon petit pain.

 

Flou comme la brume, guetté comme un colis,

Et pus lointain que l'Australie.

Notre Atlas au dos courbé, notre crevette voyageuse.

Un bourgeon douillet à son aise

Come un hareng dans son bocal.

Nerveux come une fièvre sauteuse.

L'évidence telle une addition juste.

Une ardoise nette, avec ton visage dessus.

 

Sylvia Plath Ariel, Présentation et traduction de Valérie

Rouzeau, Poésie / Gallimard, 2009, p. 70.

         

03/10/2012

Luc Bénazet et Benoît Casas, Envoi

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— J'ai une proposition à te faire.

— Dis !

— Dire ? Non. Précisément.

Mais voici ce que je peux t'écrire :

je ne sais pas exactement

Quelle est cette proposition ;

Il s'agit grosso modo de ceci

(que je nomme mais qui reste à inventer)

une conversation écrite

 

                 *

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9 octobre

 

[raisin]

 

poème de saison

où la lumière s'éteint.

marqueurs :

lampes jaunes

dehors plomb

cendre pluie

refuge : érémitisme laborieux.

Livres, livres, écran, souris.

Livres. Noms.

construction lente.

Vers du jour.

 

14/10/10

 

quatre. Condensation lente, transformation du métal, lignes et      [points épars —

la veine rouge est de type nuage

coulures. à flanc, une cabane. L'été est prochain

la direction dans l'espace est homonyme à la saison

 

18 octobre

dans le métro

sur le journal

puis sur écran

saisi par la photographie

de ce sol rouge

de cette bosse toxique

savoir du désastre :

brûlures, irritation ophtalmiques

résidus corrosifs, bauxite

L'œil reste captif

de l'impact

de ce miroir rouge

de cette force plate

de cette étendue

feu liquide.


Luc Bénazet et Benoît Casas, Envoi, Héros-Limite, 

2012, p. 5 et 35-36.

02/10/2012

Marie Cosnay, Des métamorphoses

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   L'incendie debout sur ses petites pattes rouges s'élevait, trouait le ciel pâle à souhait. Des silhouettes allaient à travers les giclées verticales du feu. De lourdes flammes léchaient les vitrines, les bibliothèques, les salons, les chambres et les cabanons où se camouflaient à l'écart des villes, parfois sur des rivages de magnificence, parfois dans les collines ou les territoires déserts, les plus innocentes des grandes et petites personnes. Dans les forêts les arbres tendaient les bras. Des suppliants, transformés en troncs et têtes feuillues pour peine reçue et fautes anciennes. La terre était remuée. C'était une odeur de pins, une odeur peu commune de montagne ou de sexe, une odeur interdite. L'odeur inconnue s'élevait de la terre noire et grasse qui gigotait, soufflait d'abruptes cheminées, on ne sait pas exactement ce qui bougeait, vermines ou corps inachevés. On voulait respirer, respirer, courir et galoper, mais on allait à tout petits pas. Les arbres terrifiants se courbaient et une armée ensevelie d'enfants gémissait à petits pleurs. Les tertres improvisés grondaient, les bouches de terre haletaient.

 

Marie Cosnay, Des métamorphoses, collection "Grands fonds", Cheyne éditeur, 2012, p. 61-62.

01/10/2012

Maurice Scève, Délie

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L'ardent désir du haut bien désiré,

Qui aspirait à celle fin heureuse,

A de l'ardeur si grand feu attiré,

Que le corps vif est là poussière ombreuse ;

Et de ma vie, en ce point malheureuse,

Pour vouloir toute à son bien condescendre,

Et de mon être, ainsi réduit en cendre,

Ne m'est resté que ces deux signes-ci :

L'œil larmoyant pour piteuse te rendre,

La bouche ouverte à demander merci.

 

 

Sur le Printemps que les Aloses montent,

Ma Dame et moi sautons dans le bateau,

Où les pécheurs entre eux leur prise coptent,

Et une en prend, qui, sentant l'air nouveau,

Tant se débat qu'enfin se sauve en l'eau,

Dont ma Maîtresse et pleure et se tourmente.

« Cesse, lui dis-je, il faut que je lamente

L'heur du poisson que n'a su attraper,

Cat il est hors de prison véhémente,

Où de tes mains ne peux onc échapper. »

 

Maurice Scève, Délie, édition présentée, établie et

annotée par Françoise Charpentier, Poésie / Gallimard,1984, p. 97, 174.

30/09/2012

Emily Dickinson, Poèmes, traduits par Claire Malroux

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La « Nature » est ce que nous voyons —

La Colline — l'Après-Midi —

L'Écureuil — l'Éclipse — Un beau Bourdon —

Mieux — la Nature est Paradis —

La Nature est ce que nous entendons —

Le Loriot — la Mer —

Le Tonnerre — un Grillon —

Mieux — la Nature est Harmonie —

La Nature est ce que nous connaissons —

Mais sans avoir l'air de le dire —

Si débile est notre Sagesse

Face à sa Simplicité

 

"Nature" is what we see —

The Hill — the Afternoon —

Squirrel — Eclipse — the Bumble bee —

Nay — Nature is Heaven —

Nature is what we hear ­

The Bobolink ­ the Sea —

Thunder — the Cricket —

Nay — Nature is Harmony —

Nature is what we know —

Yet have no art to say —

So impotent Our Wisdom is

To her Simplicity

 

Emily Dickinson, Poèmes, traduit et préfacé par

Claire Malroux, Belin, 1989, p. 193 et 192.

29/09/2012

Jacques Dupin, L'embrasure

Jacques Dupin, L'embrasure, amour, écrire

Ce qu'une autre m'écrivait

comme avec une herbe longue et suppliciante

 

toi, toute, en mon absence, là,

dans le pur égarement d'un geste

hostile au gerbier du sang,

tu t'en délivres

 

tel un amour qui vire sur son ancre, chargé

de l'ombre nécessaire,

ici, mais plus bas, et criant

d'allégresse comme au premier jour

 

et toute la douleur de la terre

se contracte et se voûte

et surgit en une chaîne imprévisible

crêtée de foudre

et ruisselante de vigueur

 

                                 *

 

Malgré l'étoile fraîchement meurtrie

qui bifurque

— c'est sa seule cruauté le battement

de ma phrase qui s'obscurcit

et se dénoue —,

il est encore capable, lui, de soutenir

 

la proximité du murmure

 

Jacques Dupin, L'embrasure, Gallimard, 1969,

p. 32 et 53.

28/09/2012

Henri Thomas, La joie de cette vie

 

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   J'écris, comme si écrire était mon unique moyen de vieillir sans douleur, et sans jouer un rôle dans les rouages, comme Paulhan, où l'on disparaît quand la machine se modifie pour votre mort.

  

   Je quitte tout, presque tout, pour la route des mots.

 

   Si la mort est la solution forcée du problème appelé la vie, nous ne comprenons pas plus le problème que la solution, et si nous pouvons constater cela, c'est grâce au langage, que nous ne comprenons pas davantage.

 

Je n'ai pas vécu ce que j'écris maintenant ; je le vis, je le découvre, en l'écrivant — sur le mode de l'écriture, comme on dit en croyant par cette formule expliquer quelque chose.

 

Je n'ai, pour répondre de moi, que mes livres, que j'ai oubliés, après m'y être absorbé, peut-être résorbé. Ils sont pareils en cela aux amours, dont on n'a plus guère que le titre : un nom, un prénom, une couleur dominante ; le reste a disparu comme l'herbe des champs, comme les lignes écrites il ya six mois ou dix ans.

 

Henri Thomas, La joie de cette vie, Gallimard, 1991, p. 21, 28, 29, 30, 33.

27/09/2012

Paul Claudel, Cinq grande odes

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                          La Muse qui est la grâce

 

   Encore ! encore la mer qui revient me chercher comme une barque,

   La mer encore qui retourne vers moi à la marée de syzygie et qui me lève et remue de mon ber comme une galère allégée,

   Comme une barque qui ne tient plus qu'à sa corde, et qui danse furieusement, et qui tape, et qui saque, et qui fonce, et qui encense, et qui culbute, le nez à son piquet,

   Comme le grand pur sang que l'on tient aux naseaux et qui tangue sous le poids de l'amazone qui bondit sur lui de côté et qui saisit brutalement les rênes avec un rire éclatant !

   Encore la nuit qui revient me rechercher,

   Comme la mer qui atteint sa plénitude en silence à cette heure qui joint l'Océan les ports humains pleins de navires attendants et qui décolle la porte et le batardeau !

   Encore le départ, encore la communication établie, encore la porte qui s'ouvre !

   Ah ! je suis las de ce personnage que je fais entre les hommes ! Voici la nuit ! Encore la fenêtre qui s'ouvre !

   Et je suis comme la jeune fille à la fenêtre du beau château blanc, dans le clair de lune,

   Qui entend, le cœur bondissant, ce bienheureux sifflement sous les arbres et le bruit de deux chevaux qui s'agitent,

   Et elle ne regrette point la maison, mais elle est comme un petit tigre qui se ramasse, et tout son cœur est soulevé par l'amour de la vie et par la grande force cosmique !

[...]

 

Paul Claudel, "Quatrième ode", dans Cinq grandes odes, préface de Jean Grosjean, Poésie / Gallimard, 1966 [1913], p. 73-74.

26/09/2012

Jean Frémon, Rue du Regard

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                                         Paysage / Figure

 

   La très étroite bande verticale de paysage qui se découpe entre le mur et le volet à demi fermé de la fenêtre qui éclaire la chambre nuptiale où les époux Arnolfini se tiennent , debout, par la main, est très irréelle. Très imaginaire.

 

   Par une effet de métonymie, on a coutume d'appeler Figure un tableau plus haut que large, parce qu'il est plutôt approprié au portrait, buste, mi-corps ou en pied, et Paysage un tableau plus large que haut. (Par la vertu d'une seule ligne horizontale, un sol et un ciel sont là, c'est un paysage, le reste est facultatif. Il serait amusant de chercher les exceptions — Corot, il peint les arbres comme des figures, Constable aussi.)

 

   Verticale, la bande de paysage des Arnolfini est plus une figure qu'un paysage, c'est l'intrusion, à dose infinitésimale, comme par une meurtrière, du mythe du paradis perdu dans le rite matrimonial. Adam et Éve, chassés par Mantegna, ont retrouvé un bercail. Il est cossu, il est même sacré, on est près de se déchausser !

 

   Sur l'appui de la fenêtre, comme oubliée là par mégarde, une pomme, en pleine lumière, avec sa petite ombre portée, vient opportunément rappeler l'innocence d'avant la chute.

 

   Jan Van Eyck était là.


Jean Frémon, Rue du Regard, P. O. L, 2012, p. 199-200.

25/09/2012

Jean-Loup Trassard, Inventaire des outils..., Traquet motteux....

                                 

jean-loup trassard,inventaire des outils à main dans une ferme,la faux

                                              Des fermes

 

   Depuis une ferme dont le nom était Les Champs blancs, à cause des parcelles de sarrazin fleuri qui tournaient autour, mon arrière-grand-mère allait au village à cheval. La cause profonde d'une passion pour les fermes s'enracine-t-elle dans ce bocage normand ? Ou bien mon goût serait-il né d'une réjouissance enfantine à deviner que la ferme est ce qui reste, en France, le plus proche de la maison primitive, celle qui eut charpente en os de baleine, puis des parois de branches tressées, puis des complications, recoins et dépendances, creusées dans la terre, consolidées de pierres ?

   Car la ferme, ramifiée en cellier, grange, resserre, grenier, hangars, berderie ou étable, est une maison qui enrichit sans fin la plaisir d'habiter. Il y a l'abri et l'espace, les bêtes, le nécessaire pour vivre et travailler. Surtout il y a un puits (quelquefois dans les murs comme celui d'un château fort pour résister aux sièges). Surtout il y a un feu. C'est une réserve d'outils, de nourriture, de chaleur. Les volailles ne s'en écartent guère, le bétail s'empresse d'y revenir quand la barrière du pré s'entrouve. Aux heures de distribution du grain, du lait ou du fourrage, les dindes, les cochons, les chèvres y appellent ensemble.

 

Jean-Loup Trassard, Traquet moteux ou L'agronome sifflotant, Le temps qu'il fait, 1994, p. 17.

                                                              *

   C'est plutôt à la remise que s'expose la panoplie des instruments à main : appuyés, suspendus, piqués dans une poutre. Bien que parfois ils ne coupent plus ou perdent leur manche, toutes fonctions mêlées, ils sont toujours disponibles pour qui veut prononcer, même intérieurement, leur nom et s'en saisir.

   Parmi eux, venues de l'aube où d'autres les avaient courbées pour nous, ces lames de métal dont nous ne cherchions pas l'origine en les posant sur notre bras, pour la protection d'autrui leur tranchant leur tranchant tourné vers notre propre corps.

   L'un des bruits qui rythmait le temps lourd des premières après-midi orageuses était alors celui du marteau martelant la faux sur l'enclumette plantée dans une souche. Laquelle servait de siège pour cet ouvrage.

   [...] Tête d'acier légèrement arquée dont un bord est coupant et l'autre formé par une nervure qui donne la rigidité. Le tranchant et le dos se joignent en pointe aiguë tandis que la base, large, porte une queue qui permet, avec anneau et coin, la fixation sur un manche de bois. La longueur de ce manche, muni d'une poignée transversale, sert un peu de balancier. Mais ne partez pas sans réglage ! La faux qui n'en a pas l'air est un instrument très complexe... Suivant le type de lame, la nature des tiges à couper, la taille du faucheur, sa force, son habileté, sera déplacée la poignée réglable le long du manche, seront à modifier l'angle que fait la lame avec le manche ou l'angle que fait le plan de cette lame avec le sol qu'elle rase. Et ces nuances subtiles entrent en combinaison. L'on tenait compte encore de la verse éventuelle du foin ou de la pente du terrain.

   Alors le faucheur; s'étant assuré du sol, le pied droit en avant, prenait son élan de gauche à droite, engageait la pointe dans l'herbe, lançait l'oscillation. Il suivait sans cesse la faux des yeux pour veiller à ne pas émousser sa faux tout en coupant le plus bas possible. Le bruit de l'herbe tranchée déjà le renseignait sur le rythme à garder et sur le rapport du fil avec la résistance végétale.

 

Jean-Loup Trassard, Inventaire des outils à main dans une ferme, photographies de l'auteur, Le temps qu'il fait, 1981, p. 11-13.