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09/06/2025

James Sacré, Choix de poèmes : recension

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La meilleure anthologie est celle que l’on fait pour soi, écrivait (à peu près !) Paul Éluard qui avait préparé une anthologie de la poésie du passé et une autre des écrits sur l’art. L’anthologie qu’un écrivain prépare de ses propres textes retient plus le lecteur que celle d’un amateur, même s’il connaît fort bien les supports de ses choix. Les éditions Unes, dans une collection de poche, ont sollicité en 2024 Jean-Louis Giovannoni et Geoffrey Squires, en 2025 Esther Tellermann et James Sacré. Ce dernier avait proposé une anthologie thématique à un éditeur algérien (Par des langues et des paysages, APIC, 2024), celle composée pour les éditions Unes est différente, il a choisi un poème (parfois deux) dans 97 des livres publiés, de 1965 (Relation) à 2025 (Rue de la Croix, à Celleneuve ses escaliers puis d’autres), certains regroupant des recueils déjà publiés. Le lecteur serait-il ainsi invité à suivre un parcours, peut-être une évolution des thèmes ou de l’écriture ? cette lecture impliquerait que l’auteur aurait choisi les poèmes en vue d’une telle démonstration. On peut bien dire qu’une œuvre est "vivante", certes, mais la métaphore est à éviter si l’on entend que l’écriture passerait de l’enfance à la maturité.

 

À lire les quelques lignes retenues de Relation, le lecteur reconnaît une partie du vocabulaire de James Sacré, présent dans les livres ultérieurs, enfance et geste, et récurrents arbre(s) et campagne.  On pense à un souhait de donner un aperçu d’une œuvre qui, se développant sur une très longue durée, n’est certes pas restée immobile, mais le regard sur les choses n’a que peu changé. Il s’est affiné, devenu peut-être plus amoureux, et l’écriture a toujours laissé de côté un vocabulaire trop recherché, une syntaxe qui respecte toujours la norme. Pour qui lit depuis longtemps James Sacré, il n’est pas aisé de dater tel extrait :

 

Il devient inutile de dire le nom des herbes. Cela n’ajoute rien. On découvre qu’il s’agit de trouver un support à des phrases, à des intentions pugnaces. On fabrique un poème. Graminées remuées. Peut-être.

(1968)

 

Au fil des années, on lit dans les titres que l’un des socles de la poésie de James Sacré est la tentative de dire et redire avec justesse ce qui importe, qu’il s’agisse de l’enfance dans la ferme, de la relation à l’Autre ou ce que l’on voit, ce qui est devant soi : le paysage, le linge qui sèche, la petite salle de restaurant au milieu de nulle part, un âne, les arbres, des marchands dans la rue, des camions. Les poèmes de Follain sont d’ailleurs évoqués, qui ont pu être écrits « À partir de rien, le bruit d’une épingle / Sur un comptoir d’épicerie. Le bruit du monde / Ou le bruit d’un mot ». Aller toujours à la rencontre de l’Autre, de ce qui la plupart du temps est vu sans être regardé, de ce qui n’appelle pas le commentaire parce qu’il serait inutile.

 

                       Là où sont des étoffes c’est que des gens sont vivants ;

                       Carrés de torchons, petite culotte ou T-shirt qui sèchent

                       Sur un fil qui traverse la rue pas large, on devine

                       Le manque d’espace (et peu d’argent)

                       […] (2010)

 

Ce qui est regardé n’appelle que rarement une glose ; devant des travailleurs émigrés exploités, dans la souffrance d’être pour longtemps éloignés de leurs proches, on éprouve peut-être de la rage devant l’inégalité dans la vie, et puis « on oublie » jusqu’à la prochaine fois. Devant la misère, rencontrant « une vie pas facile à vivre », note l’auteur, « j’ai pas eu envie de sortir mon carnet » ; mais il retient les détails du parcours dans un marché et une halle et, plus tard, revenu dans « le confort de l’hôtel » le « cahier d’écritures » est à nouveau ouvert. C’est une des caractéristiques des poèmes de James Sacré d’être régulièrement écrits à partir de "choses prises sur le fait"* et l’on en relève de multiples exemples dans cette anthologie. Par exemple, dans La solitude au restaurant (1987), après un rapide descriptif du lieu,

 

                       Des mots

              (Voilà qu’on vient d’augmenter la lumière) pour seulement

                       Donner matière au rythme d’un poème, comment se fait-il

Que l’envie m’est venue d’en écrire un

Comme si en somme je l’avais trouvé là à cause d’une chaise remuée

À cause des pas traînants de la patronne (…)

 

Dire ainsi ce qu’est l’écriture de James Sacré est trop simpliste et lui-même refuse ce qui ferait du poème une manière de reportage, « Certes mon poème n’est pas une photo : mais s’il ne laisse pas dans sa liberté / une femme qui pourrait être ma mère, ou la tienne lecteur / Qui pourrait bien être / toute femme du monde en sa solitude de femme / Qui raconte et fait ce monde par ses gestes de vivante. »

 

Tout peut aboutir à une prose ou des vers mais, quelle que soit la forme choisie, un doute vient souvent quant à ce que transforme l’écriture : que "disent" les poèmes ? « les poèmes / m’ont emmené longtemps / Par des mots qui n’expliquent rien (…)/.  Les mots sont aussi / Le silence et l’énigme ». La réponse n’est décevante que si l’on croit, espère trouver des réponses dans un écrit, dans les mots qui sont « peut-être moins l’or du temps que poussières de solitudes traversées ». Il faudrait citer encore et écarter le commentaire, s’accorder avec Malraux pour qui « toute anthologie se sépare d’une histoire de la poésie en ce qu’on l’établit pour être lue, non étudiée ». Celle-ci est une excellente invitation à lire entièrement les recueils cités

* Titre d’un des dossiers non publiés de son vivant de Victor Hugo.

 James Sacré, Choix de poèmes, éditions Unes, 2025, 128 p., 10, 40 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 24 avril 2025.

 

01/12/2021

Robert Desnos, Choix de Poèmes

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Le veilleur du Pont-au-Change

 

Je suis le veilleur de la rue de Flandre,

Je veille tandis que dort Paris.

Vers le nord un incendie lointain rougeoie dans la nuit.

J’entends passer des avions au-dessus de la  ville.

 

Je suis le veilleur du Point du Jour.

La Seine se love dans l’ombre, derrière le viaduc d’Auteuil,

Sous vingt-trois ponts à travers Paris.

Vers l’ouest, j’entends des explosions.

 

Je suis le veilleur de la Porte Dorée.

Autour du donjon le bois de Vincennes épaissit ses ténèbres.

J’ai entendu des cris dans la direction de Créteil

Et des trains roulent vers l’est avec un sillage de chants de révolte.

 

Je suis le veilleur de la Poterne des Peupliers.

Le vent du sud m’apporte une fumée âcre,

Des rumeurs incertaines et des râles

Qui se dissolvent quelque part, entre Plaisance et Vaugirard.

 

Au sud, au nord, à l’est, à l’ouest,

Ce ne sont que fracas de guerre convergeant vers Paris.

Je suis le veilleur du Pont-au-Change

Veillant au cœur de Paris, dans la rumeur grandissante

Où je reconnais les cauchemars paniques de l’ennemi,

Les cris de victoire de nos amis et ceux des Français,

Les cris de souffrance de nos frères torturés par les Allemands d’Hitler.

 

Je suis le veilleur du Pont-au-Change

Ne veillant pas seulement cette nuit sur Paris ,

Cette nuit de tempête sur Paris seulement dans sa fièvre et sa fatigue,

Mais sur le monde entier qui nous environne et nous presse.

Dans l’air froid tous les fracas de la guerre

Cheminent jusqu’à ce lieu où, depuis si longtemps, vivent les hommes.

 (...)

 

Robert Desnos, Choix de poèmes, collection L’Honneur des Poètes (dirigée par Paul Éluard, éditions de Minuit, 1946, p. 103-104.

19/09/2020

Vélimir Khlebnikov, Choix de poèmes

 

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             Sombre

 

Quand j’en aurai assez de moi

je me jetterai dans le soleil doré,

l’aile bruissante je revêtirai,

je mêlerai le vice et le sacré.

Je suis mort, je suis mort et le sang a coulé

sur l’armure en large torrent.

Je reviens à moi, différent, vous toisant

à nouveau du regard de guerrier.

 

Vélimir Khlebnikov, Choix de poèmes,

Traduction Luda Schnitzer, édition

Pierre Jean Oswald, 1967, p. 61.

24/03/2014

Ossip Mandelstam, Simple promesse, choix de poèmes 1908-1937

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Je ne suis pas encore mort, encore seul,

Tant qu'avec ma compagne mendiante

Je profite de la majesté des plaines,

De la brume, des tempêtes de neige, de la faim.

 

Dans la beauté, dans le faste de la misère,

Je vis seul, tranquille et consolé,

Ces jours et ces nuits sont bénis

Et le travail mélodieux est sans péché.

 

Malheureux celui qu'un aboiement effraie

Comme son ombre et que le vent fauche,

Et misérable celui qi, à demi-mort,

Demande à son ombre l'aumône.

 

Janvier 1937, Voronèje

 

Ossip Mandelstam, Simple promesse, choix de poèmes 1908-1937, traduction Philippe Jaccottet de ce poème, postface de Florian Rodari, La Dogana, 2011 [1994], p. 121.

04/05/2013

Vélimir Khlebnikov, Choix de poèmes

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Des caresses

de seins parmi l'herbe,

vous, tout entière, souffle de chaudes sécheresses,

vous étiez debout, près de l'arbre

et les tresses

tordaient la torsade des torts atroces en toron.

Et les heures bleues

vous enlaçaient de tresses de cuivre.

Leur coulée cuivrée se tord, torride.

Et ton regard — c'est une chaumière

où tournent le rouet deux marâtres — fileuses.

Je vous ai bue à plein verre

durant les heures bleues

lorsque vous regardiez le lointain de fer.

Les pins frappent le bouclier

de leurs aiguilles murmurantes,

clos, les yeux des vieilles ;

et maintenant

m'enserrent, me brûlent les tresses de cuivre.

 

Vélimir Khlebnikov, Choix de poèmes, traduit du russe et présenté par Luda Schnitzer, Pierre Jean Oswald, 1967, p. 83.