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17/12/2012

Caroline Sagot Duvauroux, Le livre d'El d'où

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Caroline Sagot Duvauroux et Jean-Louis Giovannoni, lecture à la librairie José Corti.


[...]

Ensuite je dirai c'est un poème mais n'en suis pas très sûre. Une conversation peut-être. De chaque chose je me suis servi pour qu'explosent des bulles à mes yeux surpris. Un jour je dirai l'histoire des amours affreuses qui peuplent les belles amours et puis un autre jour je tirerai la langue des langues despotiques. Mon chien parlera, tiens, pour te faire rire et avec toi, tous les anonymes que tu fus et que tu protégeais de moi et des langues mortes d'en savoir trop. Mais si je peux — le pourrai-je — j'écrirai le poème, il te regarde, le poème. Dans la prison de Bapaume les grands escogriffes aux yeux vides empruntent les recueils pour trouver des phrases belles pour leurs chéries. Ils avouent : Nous recopions. Je recopierai les vers qui traînent entre l'arme et la plaie. Si je ne le peux pas, si je ne sais pas, tu diras ce n'est pas très important en caressant mon corps mourant. Tu ne caresseras pas mon corps mourant.

             

                                                     * 

[...]

 

Quelques autistes tranchent leurs mots au tranchant des distances. À ras le monde soudain. C'est là que la distance opère la langue. À ras. La mutile de tout le monde soudain. Mais aucun ne renonce. Le silence soudoie la linéarité de l'expression. Tout est possible soudain. Là gonfle dans mille directions. Le soudain monde.

 

Le silence serait-il l'enjeu de la parole ?

 

Alors la terre rouge naît du vert. La promenade déroule les épisodes du paysage dans le temps de la marche. C'est en couleur. Dans le temps de nos écrits, c'est noir et blanc. À cause du mauvais temps, sans doute, car on tourne en technicolor. On dit Vert dans le temps qui va. On arrache un pied à l'appui d'ensuite et le passé parle, les morts parlent. Ça sort de ligne, ça lève, c'est de l'annonce aussi, de l'ivraie, de l'ongle. Alors les temps tracent l'ébauche d'une langue de foin, de larmes, de poussière ; de jonchée. Des temps tournent bosse la terre se creuse, l'eau coule au front. La poésie ravine un principe linéaire.


                                                    *

 

Les mots du poème cherchent dans l'affinité avec la chose dont ils se séparent, le retour, la conversion dans la propulsion. Que la chose les expulse, soit, les exile, mais aussi les suinte, les épouse, les jouisse... rosée. Un instantané que révèle l'eau jaillissante. Un baptême de rosée ? La phrase cherche à exister quelque chose plus qu'à exister. Un écho rote sous la phrase les quelques mots qui font la phrase. Les sanglots des rouleaux qui n'aborderont pas. Ça remonte d'un mufle extravagant, ça reflue d'abordage, la langue du sanglot.

 

 

Caroline Sagot Duvauroux, La livre d'El d'où, José Corti, 2012, p. 46, 74-75 et 126.

©Photo Tristan Hordé.

 

 

Sur les livres de Caroline Sagot Duvauroux, on peut lire un article du poète Serge Ritman (Serge Martin) à l'adresse:

http://martinritman.blogspot.fr/2011/11/cacophonie-vs-polyphonie-ou-la.html

16/12/2012

Paul Éluard, La vie immédiate

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Maison déserte

               abominables

Maisons

                pauvres

Maisons

Comme des livres vides

 

         *

 

     Le temps d'un éclair

 

Elle n'est pas là.

 

La femme au tablier guette la pluie aux vitres

En spectacle tous les nuages jouent au plus fin

Une fillette de peu de poids

Passée au bleu

Joue sur un canapé crevé

Le silence a des remords.

 

J'ai suivi les murs d'une rue très longue

Des pierres des pavés des verdures

De la terre de la neige du sable

Des ombres du soleil de l'eau

Vie apparente

 

Sans oublier qu'elle était là

À promener un grand jardin

À becqueter un murier blanc

La neige de ses rires stérilisait la boue

Sa démarche était vierge.

 

Paul Éluard,  La vie immédiate [1932], dans Œuvres complètes, I, préface et chronologie de Lucien Scheler, Bibliothèque de la Pléiade, 1968, p. 391 et 396-397.

15/12/2012

Adonis, Chronique des branches

Adonis, Chronique des branches, miroir, chemin, prophétie

Miroir du chemin, Chronique des branches

 

                      I

 

Non pas l'estuaire des miroirs,

non pas la rose des vents.

Toute chose est une aile

ascendante dans mon sang,

dans les champs,

nageant dans l'orbite des saisons.

 

J'ai fait de mon visage le frère de l'herbe

et mes pas se sont livrés à la nostalgie

des miroirs.

J'ai vu les éléments pleurer, ouvrir

entre nous la blessure fraternelle.

J'ai reconnu le signe attestant

que je suis prélude à l'annonciation,

plante de l'Orient au jardin de la prophétie.

 

Non pas l'estuaire des miroirs,

non pas la rose des vents.

Toute chose est chemin,

les frontières et leurs étendards,

la rencontre et son ascension,

la voix, ma voix dans mes paumes,

les oiseaux qui s'éloignent

et laissent leurs noms parmi les branches,

les branches et leur histoire.

 

Adonis, Chronique des branches, traduit de l'arabe

par Anne Wade Monkowski et présenté par

Jacques Lacarrière, édition bilingue, Orphée /

La Différence, 2012, p. 47 et 49.

13/12/2012

Jean-Claude Pirotte, Cette âme perdue

Jean-Claude Pirotte, Cette âme perdue, la mort, William Cliff, Armand Lubin

la mort s'approche à petits pas

c'est la tortue je suis le lièvre

on voit luire sa carapace

merveilleusement ciselée

 

et ses yeux aux lourdes paupières

simulent une somnolence

de personnage centenaire

dans un refrain de romance

 

gothique ou dans un roman noir

écrit par madame Radcliffe

on garde peut-être en mémoire

une ode de William Cliff

 

on conjure avec les moyens

du bord l'avenir immédiat

on lit deux vers d'Armand Lubin

courir vite ne sert à rien

 

on avance ainsi pas à pas

de borne en borne vers le lieu

où la tortue vous attendra

en ouvrant largement les yeux

 

Jean-Claude Pirotte, Cette âme perdue,

Le Castor Astral, 2911, p. 61.

12/12/2012

Marie de Quatrebarbes, Les pères fouettards me hantent toujours

Marie de Quatrebarbes,  Les pères fouettards me hantent  toujours, des trucs, la vie ordinaire

12

 

On se vêt et dévêt, des matins gris

Il y a des trucs que tu laisses en bas de la page

Tu jettes l'eau de la casserole, mise à sac

 

On ne pourrait pas se comprendre, s'appesantir

On dirait « il y a des trucs qui traînent un peu partout »

Un froid me mange, fait battre mes paupières

Comme dans le vent, coller au bout des doigts

 

Nous sommes dix en un même cœur

 

 

« Il est où l'animal »La fille entraperçue

Elle est passée à l'orange, quand le feu est arti

Et c'est bien ça la vie un long bruit de succion

Trace sur la longueur, votre bouche ovale

Que l'altitude relève les saveurs

 

Les caresses ne laissent jamais de traces

Et si je tourne la page, elles retombent

Du peu de vie au prix des confitures

 

Il a la dent dure et mes nuits sont trop courtes

Je me lève le matin pour tout recommencer

Mon corps s'étiole, les deux morceaux scintillent

Ma poitrine se soulève, une main dans l'été

 

J'allais les bras ballants sans le vouloir

La torsade du temps me rappelle aux ondes noires

 

 

Je ne pensais pas découvrir

Ce que rencontrant, comprenant

À quel point fort lorsqu'immanent

Loin de s'abattre comme un jugement

Il se construit au gré du vent

Comme un tout petit enfant

 

Marie de Quatrebarbes,  Les pères fouettards me hantent

toujours, Lanskine, 2012, p. 48-50.

11/12/2012

Ludovic Degroote, Monologue

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[...]

tout l'amour que ma mort a consolidé entre nos parents n'a pas empêché de les perdre chacun dans une douleur qu'ils ne pouvaient exprimer à l'autre qu'à travers du silence, par pudeur, ou par crainte de l'envahir, d'aviver sa peine, ou de je ne sais quoi qui aurait nécessairement accru cette douleur

 

ma disparition a créé beaucoup de souffrance et ça me fait mal, j'aurais bien évidemment préféré vivre, faire vivre les autres, mais j'ai pris toute la place, ma mort les a plongés dans ce lieu commun où chacun se sépare, prenant appui contre son propre vide, je n'ai jamais rien réclamé

 

nous avançons dans le monde comme des êtres disparus

 

et nous replions dès qu'on s'imagine que notre monde intérieur ne nous expose pas, car nous sommes devenus dans une histoire qui nous dépasse et que je te laisse continuer avec la sincérité trompeuse qui semble nous donner de la profondeur et nous articuler si loin en nous que nous croyons établir un espace où chacun de nous deux ne serait plus seul

 

alors que dans ces vies incluses que leur silence contient il est difficile de s'entendre

[...]

 

Ludovic Degroote, Monologue, Champ Vallon, 2012, p. 24-25.

10/12/2012

Jean-Paul Michel, Je ne voudrais rien qui mente dans un livre

 

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La vie est une brûlure, pas un calcul

 

    IV

 

Des oliviers plantés avec soin devant nos yeux couvrent

comme une mer la sèche

montagne. Les hommes, ainsi, habitent,

de leur talent l'espace entier du vivable ils

façonnent un visage tenable devant

le chaos des monts : c'est

la torche qu'ils allument leur

poème — devant le tout de l'être, avec modestie,

ferveur. Cette poursuite de travaux salubre est

leur arque. Une cloche soudain taille dans le silence un

ordre On remercie, reconnaissant, de

ce qu'une musique humaine puisse

borner le silence donné — ce don

d'un monde plus grand et

meilleur

 

Ces signes ne sont pas sans portée. Puisses-tu

carillon matinal valoir métaphore pour

un signe vers

le tout de l'être en sa beauté terrible — d'un coup surgi

                   surgi

attisant nos désirs ! Puisses-tu

poème comme un cri scander

à l'égal de ces notes dans l'aube — et, comme elles, d'assez

                    de portée un chant

pur

À cette condition, la parole n'aurait pas été chose vaine

 

Penser est habiter. Il n'y a d'autre mesure que la parole

L'Être n'a pas de plein La vérité est son voile Chaque

possibilité nouvelle de la parole, de ce voile, un pli

nouveau. Chacun de ces plis porte

le chiffre d'un poète.


Jean-Paul Michel, Je ne voudrais rien qui mente dans un livre,

Flammarion, 2010, p. 250-251.

 

09/12/2012

Pierre Reverdy, Chair vive

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                Chair vive

 

Lève-toi carcasse et marche

Rien de neuf sous le soleil jaune

Le der des der des louis d'or

La lumière sui se détache

sous les pellicules du temps

La serrure au cœur qui éclate

Un fil de soie

Un fil de plomb

Un fil de sang

Après ces vagues de silence

Ces signes d'amour au crin noir

Le ciel plus lisse que ton œil

Le cou tordu d'orgueil

Ma vie dans la coulisse

D'où je vois onduler les moissons de la mort

Toutes ces mains avides qui pétrissent des boules de fumée

Plus lourdes que les piliers de l'univers

Têtes vides

Cœurs nus

Mains parfumées

Tentacules des singes qui visent les nuées

Dans les rides de ces grimaces

Une ligne droite se tend

Un nerf se tord

La mer repue

L'amour

L'amer sourire de la mort

 

Pierre Reverdy, Bois vert (1948-1949), dans Œuvres

complètes, II, édition préparée, présentée et annotée

par Étienne-Alain Hubert, 2010, p. 448-449.

08/12/2012

Jean Genet, Le condamné à mort

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                       Le condamné à mort

 [...]

Sur mon cou sans armure et sans haine, mon cou

Que ma main plus légère et plus grave qu'une veuve

Effleure sous mon col, sans que ton cœur s'émeuve,

Laisse tes dents poser ton sourire de loup.

 

Ô viens mon beau soleil ô viens ma nuit d'Espagne,

Arrive dans mes yeux qui seront morts demain.

Arrive, ouvre ma porte, apporte-moi ta main.

Mène-moi loin d'ici battre notre campagne.

 

Le ciel peut s'éveiller, les étoiles fleurir,

Ni les fleurs soupirer, et des prés l'herbe noire

Accueillir la rosée où le matin va boire,

Le clocher peut sonner : moi seul je vais mourir.

 

Ô viens mon ciel de rose, ô ma corbeille blonde !

Visite dans sa nuit ton condamné à mort.

Arrache-toi la chair, tue, escalade, mords,

Mais viens  ! Pose ta joue contre ma tête ronde.

 

Nous n'avion pas fini de nous parler d'amour.

Nous n'avions pas fini de fumer nos gitanes.

On peut se demander pourquoi les Cours condamnent

Un assassin si beau qu'il fait pâlir le jour.

 

Amour viens sur ma bouche ! Amour ouvre tes portes !

Traverse les couloirs, descends, marche léger,

Vole dans l'escalier plus souple qu'un berger,

Plus soutenu par l'air qu'un vol de feuilles mortes.

 

Ô traverse les murs ; s'il le faut marche au bord

Des toits, des océans ; couvre-toi de lumière,

Use de la menace, use de la prière,

Mais viens, ô ma frégate, une heure avant ma mort.

 

Jean Genet, Le condamné à mort, dans Le condamné à mort,

L'enfant criminel, Le funambule, L'Arbalète, 1958, p. 18-19.

07/12/2012

Roberto Juarroz, dixième poésie verticale

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La folie de ne pas être fou,

de repousser le bras tendu

les zones intérieures

où guette le marécage,

fait parfois fouler

les pieds abandonnés.

 

Ne pas être fou

à certains moments,

ressemble trop à la folie.

Excessive, insupportable intensité,

se défendant à la fois des tignasses flottantes

et des cheveux intolérablement lisses.

 

Il est nécessaire, de temps en temps,

de se reposer de ne pas être fou.

 

La locura de no estar loco,

de rechazar con el brazo estirado

las zonas interiores

donde aguarda la ciénaga,

hace pisar a veces

los pies abandonados.

 

No estar loco,

en algunos momentos,

se parece demasiado a la locura.

Excesiva, insoportable ntensidad,

defendiédose a la vez de las greñas flotantes

y del cabello intolerablemente liso.

 

Es precisa, cada tanto,

descabsar de no estar loco.

 

Roberto Juarroz, dixième poésie verticale,

traduction de François-Michel Durazzo,

José Corti, 2012, p. 129 et 128.

06/12/2012

Georges Lambrichs, Pente douce

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                  Une confidence

 

   L'habitude se reconnaît dans un circuit mental rapide et paresseux. Rapide : il est commode, en effet, d'abréger ce qui ne mérite pas de soutenir l'attention au profit d'une disponibilité de l'esprit. Et paresseux : qui peut empêcher d'apercevoir à temps le saugrenu qui menacerait l'ordre du sommeil. D'ailleurs, à quel défaut de sa naissance l'habitude serait-elle prise qui pourait la faire considérer à juste titre comme une nouvelle attendue ?

   Venant de Saint-Malo — où l'on avait retrouvé, en pleine dérive, un ami frappé par le chagrin , lui connaissait-on d'autre lien que celui qu'il venait de rompre ? mais il devait avoir son idée là-dessus — on flânait dans Dinan, débouchant place Du Guesclin qu'on n'avait pas cherchée, quand faussant compagnie sans autre explication, je le vois s'introduire dans la boutique d'un bourrelier.

   Après une attente forcée devant la vitrine où étaient exposés fouets et cravaches, nerfs de bœuf et sachets de sable, tous obets d'autant moins fascinants qu'ils sont montrés à l'état neuf, je l'aperçus qui sortait quelque peu rougissant avec un paquet blanc en fuseau tellement bien ficelé qu'on ne pouvait à première vue soupçonner ce qu'il contenait. Passé le moment de stupeur et de rire mêlés, je me dis qu'il reprenait goût à la vie et qu'il avait probablement l'intention à sa manière de rechercher un contact avec ce qui avait bien failli mourir.

[...]

 

Georges Lambrichs, Pente douce, nouvelles, préface de Jean Roudaut, éditions de la Différence, 1983 [1972], p. 31-33.

05/12/2012

Jean Bollack, une traduction de Sappho

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En hommage à Jean Bollack, philosophe, philologue et critique, décédé le mardi 4 décembre 2012.

On trouvera une biographie et une bibliographie sur le site www. jeanbollack.fr

 

Une traduction de Sappho par Jean Bollack :

 

Aphrodite, sur ton siège chatoyant, immortelle,

Fille de Zeus, tressant des pièges,

Souveraine, je te supplie, ne paralyse pas mon esprit, ni dans la lassitude,

Ni dans la souffrance.


Viens ici. Une autre fois, à un autre moment,

Tu as entendu mes paroles au loin,

Et tu m’as écouté. Tu as quitté la demeure en or

De ton père, et tu es venue.

Tu as attelé ton char ; ils se sont faits beaux, les rapides

Moineaux, qui te conduisaient autour de la terre noire,

Tournant dru ; le tourbillon de leurs ailes est parti du centre

Du ciel, traversant l’éther.

En un instant, ils étaient là. Et toi, la bienheureuse,

Avec tout le sourire d’un visage d’immortelle

Tu m’as demandé ce que je subissais encore, et ce qui

Encore faisait que je t’appelle,

Et ce que c’est que je veux le plus qu’il m’arrive

Dans mon esprit en délire.  « Qui est-ce qu’encore je dois

Persuader de te conduire, toi aussi, dans ton amour ?

Qui est-ce

dis, ô Sappho, qui te maltraite ?

 

C’est sûr : si elle évite, vite elle courra après

Et si elle refusait les cadeaux, elle en donnera.

Et si elle n’aime pas, vite elle aimera,

Serait-ce contre sa volonté ».

 

Viens à moi, maintenant aussi, et libère-moi de mes atroces

Soucis, et tout ce dont mon esprit

Désire l’achèvement, achève-le. Et toi, en personne,

Sois mon alliée.

(Sappho, fragment 1 Lobel- Page)

© Photo Tristan Hordé. Jean Bollack en avril 2010.

 

 

04/12/2012

Florence Pazzottu, L’Inadéquat (la langue crée le dé)

 

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à ma mère

 

alors poème

– enfant en moi de sept mois n’était pas  un

non-parlant mais ce

tout-oreille

qu’effondra en lui-même

aussi bien commença

l’extrême silence d’une

(bien que revenue) disparue-mère

l’indispensable qui (don de langue)

fait sol

et

sens – a

lors poème

(persiste

ce mouvement tiers cette absence

– réel l’impossible retour n’efface

pas le manque fracturant et fondant

aujourd’hui)

ce tout multiple – poème – possiblement

disjoncte

 

Florence Pazzottu, L’Inadéquat (la  langue crée le dé),

Flammarion, 2005, p. 87.

03/12/2012

Philippe Jaccottet, À la lumière d’hiver

Philippe Jaccottet, À la lumière d’hiver, neige, visa

Sur tout cela maintenant je voudrais

que descende la neige, lentement,

qu’elle se pose sur les choses tout au long du jour

    elle qui parle toujours à voix basse —

et qu’elle fasse le sommeil des graines,

d’être ainsi protégé, plus patient.

 

Et nous saurions que le soleil encore,

cependant, passe au-delà,

que, si elle se lasse, il redeviendra même un moment

visible, comme la bougie derrière son écran jauni.

 

Alors, je me ressouviendrais de ce visage

qui demeure, lui aussi, derrière

la lente chute des cristaux humides,

qui change, avec ses yeux limpides ou en larmes,

impatiemment fidèles...

Et, caché par la neige,

de nouveau, j’oserais louer leur clarté bleue.

 

 

Fidèles yeux de plus en plus faibles jusqu’à

ce que les miens se ferment, et après eux, l’espace

comme un éventail peint dont il ne resterait plus

qu’un frêle manche d’os, une trace glacée

pour les seuls yeux sans paupières d’autres astres.

 

Philippe Jaccottet, À la lumière d’hiver précédé de

Leçons et de Chants d’en bas, Gallimard, 1977, p. 96-97.

02/12/2012

Aragon, La Valse des adieux

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   « Depuis des mois et des mois, je savais à quoi m'en tenir, je connaissais le fond de l'abîme... »

   Qui parle ? Mais qui vous voudrez J'ai l'habitude de parler à la première personne. Pas vous ? De toute façon, dire je, dire moi, est le plus simple : le lecteur, ensuite, en dispose.

   Laissons là les guillemets : depuis des mois, je connaissais... Une amie à moi me disait ces jours-ci au téléphone : Ah quelle invention la solitude... Oui. Mais encore on peut la tenir pour un progrès sur ce silence qu'on promène avec soi parmi les gens bruyants et bavards. Ou pire : dans leur compagnie, la nécessité des propos comme de feuillages à cacher le fond noir du puits. Il y a diverses façons de se taire. Il y a diverses façons d'être seul.

  Ces dernières semaines, j'étais isolé du monde. Par le mal qui se niche ici ou là dans l'homme, et en devient la grande affaire, si bien que le temps n'a plus de poids, que les jours passent, et les nuits. Tout prend le caractère équivoque des rêves. Des rêves ? Il n'est même pas si sûr qu'il s'agisse des rêves. Cela ressemble à la vie. Une longue histoire. Et puis pas seulement : à la vie en général. À la mienne. À ma vie, cette vie dont je sais si bien le goût amer qu'elle m'a laissé, cette vie à la fin des fins qu'on ne m'en casse plus les oreilles, qu'on ne me raconte plus combien elle a été magnifique, qu'on ne me bassine plus de ma légende. Cette vie comme un jeu terrible où j'ai perdu Que j'ai gâchée de fond en comble.

 

Aragon, La Valse des adieux, dans Œuvres romanesques complètes V, préface de Jean Ristat, édition publiée sous la direction de Daniel Bougnoux, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 2012.