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27/04/2013

Étienne Faure, Légèrement frôlée — Horizon du sol

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Où est l'exil

en sueur, en train jadis accompli

si les avions, presque

à la vitesse du mensonge, nous déposent

en des lieux prémédités de loin,

transmis par la parole, des papiers

traduits ou rédigés dans la langue des mères,

où est l'exil, un écart temporel

réduit à rien — espace crânien

où l'on revient sur ses pas pour retrouver

l'idée perdue en route —

histoire de seconde main aujourd'hui effacée

devant l'entrée des morts, sur le seuil,

par politesse ultime de la mémoire

ici trahie, en creux, quand l'avion atterrit

qui ne comblera donc rien, jamais

l'amplitude infinie de la perte

 

il revient les mains vides

 

Étienne Faure, Légèrement frôlée, Champ Vallon, 2007, p. 90.

 

Comme on sort de la ville,

d'un quartier loin du cœur,

l'été longeant les rues ombragées, il arrive

la frôlant — la mort et ses fragrances —

qu'on en garde ombre et parfum mêlés,

de ces jardins le sombre pressentiment

d'un jour d'été, noir à l'idée de mourir tout à l'heure

bien avant les fleurs grillagées,

en plein contraste ayant senti,

belle ironie du nez, le mort venir

dans le mélange des parfums de fleurs

qui font desséchées à cette heure

une espèce de pot-pourri

— vite évanoui, car le jaune agressif au nez

d'un champ de moutarde inhalée

bientôt l'efface, campagne

où la route est tracée,

éperdument ne laissant qu'un lacet dans la tête.

 

frôlée

 

Étienne Faure, Horizon du sol, Champ Vallon, 2011, p. 25.

 

 

 

 

 

22/09/2012

Pascal Quignard, Abîmes, Dernier Royaume III

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                                      Amaritudo

 

   Dans la volupté se perd le désir d'être heureux. Plus on s'abandonne tout entier au désir, plus le bonheur est presque là. On le guette et toute l'erreur consiste dans ce point. On s'attend à sa rencontre. On le pressent. On le voit soudain ; on l'attend encore plus ; il s'approche ; il arrive. En arrivant il se détruit.

   Cet argument permet de comprendre les décisions de la chasteté.

   Le désir est lié au perdu sans limites.

   De deux façons. 1. Le désir est plus proche du perdu que la joie génitale, plus récente, qui croit mettre la main dessus. 2. On perd le désir en jouissant. Cette perte très désagréable dans ses conséquences est même la définition de la volupté.

 

Pascal Quignard, Abîmes, Dernier Royaume III, Folio -Gallimard, 2004 [2002], p. 57.

03/06/2011

Etienne Faure, entretien (suite)

 (suite de l'entretien commencé le 2 juin)

 

 

La mort est présente, cela est sûr, mais il s’agit plus souvent dansEtienne, 2, 27:5:11.jpg tes poèmes d’une disparition continue ?

 

 

 

     Le pendant de cela, dans Vues prenables, c’est la citation d’Henri Thomas, donnée avant un poème, « rien vécu » :   J’ai compris que l’écriture remplace la vie, enfin quelle essaie, que nous essayons de vivre deux fois.

 

    C’est cette écriture en boucle que l’on a dans "Venise en creux", ou que constituent les répétitions dans le théâtre avec « Bonté des planches », ou la répétition des nuits. On est en effet dans un système en boucle qui se nourrit avec ses morts, ses disparitions, ses oublis, et on les revit en permanence. Sur la disparition, je dirais que l’on écrit dans la nostalgie de ce qui est, bien sûr, passé, et aussi dans la nostalgie de ce qui bientôt va disparaître, – nostalgie au futur antérieur, les dés sont déjà jetés. On a donc une espèce de répétition inlassable, jusqu’à la vraie.

 

 

 

De là l’importance de toute la littérature.

 

    Les citations, les présences, les noms sont importants. Sans doute y a-t-il le sentiment d’appartenance à une chaine, c’est-à-dire d’écrire de concert, en quelque sorte, dans l’esprit d’une recherche de synthèse avec ceux qui nous ont précédés, et ceux qui nous entourent. Cette idée de synthèse est par exemple dans le poème "toutes les nuits" et c’est ce qu’aborde littéralement "les poètes" :

 

Puis le tréma chutant les poëtes
jadis présumés la tête dans les nues
sans ailes, en bas laissés pour compte  à la rue
sans couvre-chef et sans rien qui parât
à leur propre folie,
endossaient des peaux d’hommes, allaient à pied
mandatés par les morts pour vivre
avec le même corps ou peu s’en faut, même peau
bâtie d’après d’anciens patrons, usant
leur poids de ciel endossés, vieux paletots,
tissus d’hier que la pluie alourdit
à ne savoir jusqu’où la porter, cette peau, pelisse
de fils élimés aux manches
pour déambuler à leur tour par la plaine
et finir dans la peau d’un ours, d’un singe
pareillement conspués, applaudis, aux prises
avec la chaîne.

les poètes

 



    Par ailleurs, tous les poètes sont autodidactes, j’ai mis du temps à le comprendre, c’est-à-dire qu’il n’y a pas d’école de la poésie, il faut être un peu ignorant pour écrire en poésie – pas complètement, un peu... L’école est double, c’est celle de la vie, avec l’apprentissage de la mort, de l’ivresse, de la beauté, de l’amour, etc., donc être homme avant d’être homme-poète comme disait Max Jacob ; mais c’est aussi l’école de la lecture des anciens, des contemporains, lecture que l’on intègre comme des incrustations, des collages dans le texte parce qu’on écrit avec, et parfois contre, ceux qui nous ont précédé et ceux avec qui nous vivons. Cette présence de la littérature, c’est cette aspiration à revendiquer une espèce de synthèse, une aspiration symphonique.

 

 

Tu n’as publié jusqu’ici que des recueils de poèmes : tu te qualifierais donc de « poète » ?

 

    Il y a souvent une coquetterie à ne pas s’annoncer comme tel, mais aussi  des scrupules, tant le mot peut recouvrir des réalités  différentes et se teinte même parfois de ridicule dans cette manie quasi professionnelle d’affubler toute personne qui  écrit d’un « statut » : nouvelliste, romancier, poète…

 

    Quand j’étais étudiant et que j’allais écouter les poètes lire dans des lieux de cérémonie ad hoc (des cryptes qui garantissaient le souterrain de cette activité….) l’entrée était payante avec tarif réduit pour les étudiants et les « poètes ». Un jour, n’ayant pas ma carte d’étudiant, je payais le prix fort (prix fort pour un chiche étudiant) renonçant à revendiquer lestatut de « poète »  et son tarif réduit. Car à partir de quand est-on « poète » : un livre, une plaquette, une revue, un texte, une intime conviction ?

 

 

 

      Pour revenir à la langue, le goût, l’emploi de mots « rares » ou archaïques est-il lié à cette nécessité pour toi de sauver quelque chose du passé, de refuser la perte ?

 

 

        Très certainement. Non pas pour je ne sais quel goût passéiste, non… mais le fait est qu’il ne reste, après certaines disparitions, que la possibilité d’en parler, de nommer.
Le mot « musette », par exemple, qui apparaît dans un texte de Vues prenables que tu cites dans ta note de lecture (la mémoire déménage) est presque aussi désuet que l’objet. Or cette disparition, de l’un et de l’autre, ne date pas de si longtemps à échelle d’homme. Elle est encore dans les mémoires :

 

 

ainsi disant musette, un sac en vert-de-gris

 

toujours ressurgira en bandoulière,

 

  porté par un aïeul en allé au combat

 

 

     Pour la « rareté » peut-être y a-t-il un risque de préciosité. Par exemple, Guy Goffette me demandait pourquoi je parlais de « cutine » des feuilles dans Légèrement frôlée quand j’aurais pu dire « vernis » pour ces mêmes feuilles rendues brillantes par cette substance. Évidemment. Mais le fait est qu’il y a toujours cette tentation de maintenir ces mots un peu inusités et qui cependant existent et restent employés dans de nombreux domaines techniques. On serait tenté de dire que tous les mots sont possibles (techniques, anciens, rares, etc.) dès lors qu’ils sont « habités », « endossés », « portés » depuis un temps par leur utilisateur. Différent serait sans doute le cas où les mots seraient simplement importés, fraîchement sortis du dictionnaire pour un emploi immédiat…

 

   Avoir plusieurs formations peut être de ce point de vue bénéfique. La fréquentation de plusieurs répertoires ou lexiques selon les filières dans lesquelles on se trouve projeté (par les études, la profession..) favorise l’ouverture effective de l’éventail des mots. On les côtoie pour de bon, c’est-à-dire qu’on les emploie assez pour en être familier et songer à les insérer un beau matin dans un poème, avec ce qui paraît alors être à leur place. C’est également une grande préoccupation des traducteurs, j’imagine, qui doivent connaître assez le sens, mais aussi la portée d’un mot, son halo.

 

 

 

Tu vis si fort avec la littérature que parfois l’on retrouve des mots de tel ou tel dans tes poèmes. Dans l’un, dédié à Réda, on découvre même ses mots et le vers de 14 syllabes, avec le e, dit « muet », qu’il nomme « pneumatique » et qu’il affectionne.

     Il y a sans doute toujours un effet de mimétisme avec ceux que l’on aime…Pour le poème dédié à Réda, le vers de 14 syllabes était mon cadeau, ma façon de lui faire signe. L’élément de mimétisme est certainement très accentué quand on commence à écrire ; on commence par imiter pour d’autant mieux savoir ce que l’on écarte et trouver sa voie. Ensuite il peut rester ce plaisir de faire appel à nos amis, à ceux qui nous ont accompagnés dans les lectures.
     J’ai cité Max Jacob, qui n’est pas dans mes deux livres. Le calendrier des repères évolue, certains reviennent, c’est le vécu qui gouverne la nécessité de certains retours. Des citations, des écrits, des auteurs nous parlent à nouveau après certaines expériences. Les chemins que l’on suit pour arriver à des rencontres sont parfois curieux. Par exemple, Jude Stéfan est un des auteurs que j’ai découverts assez tardivement un peu après des auteurs anciens comme Catulle et Properce. La leçon principale que je retire de cette lecture, très assidue, c’est l’énergie.

  

L’énergie te caractérise aussi. Et la jubilation à être dans la langue ; un poème, par exemple, s’étend sur une seule phrase de 25 vers...

    La phrase est sans doute une tentation lointaine de la prose, mais avec aussi la recherche du blanc. Guillevic, dans son introduction de vingt poèmes de Georg Trakl, parle de la phrase de Proust, qu’il aime, et qui a selon lui volontairement « défait la phrase en  l’éternisant ». «  Au lieu d’employer le système de rupture par le blanc, cher aux poètes, il allonge la phrase d’une façon telle que le silence se met alors à l’intérieur même de la phrase. » Dans mes textes, c’est une espèce de mi-chemin puisque, à la fois, il y a des phrases entières qui constituent un poème, mais avec le souci de faire silence, de couper le souffle à un moment donné à la prose, de la casser avec des vers qui sont déhanchés ou de guingois, avec des vers parfois très longs, d’autres très petits. D’arrêter la fuite en avant de la prose, sa linéarité. Et cependant il faut que la phrase arrive à se dérouler jusqu’au bout, tout en pariant sur une minuscule autonomie de chacun des vers. C’est donc la volonté de concilier une phrase et un vers qui veut s’affirmer comme tel ; j’essaie de conserver le poids du vers mais à l’intérieur — souvent — d’une seule phrase.

 

D’où un certain souci de la métrique ? On relève sans peine des régularités, et il y a même chez toi des rimes intérieures dans un alexandrin (déchets artisanaux, cadavres d’animaux) et des alexandrins cachés, avec rimes :

     dans l’encoignure d’un bouquin, jusqu’au soir quand
     la chaleur retombant soudain,

 

     Oui, la rime est cachée dans l’encoignure d’un bouquin... C’est là une sorte de troisième degré, comme un taillis à l’intérieur du bois, une petite surprise mais pas trop appuyée — pour rester léger.

   Je pense aux crispations qu’il y a eu à propos de l’alexandrin ; l’oreille est peut-être un peu fatiguée du vieil alexandrin, mais l’interdire complètement est ridicule, rien n’empêche de l’intégrer de temps en temps. Nous sommes peut-être à un moment de synthèse, et l’on trouvera du 14 syllabes, du 11, etc., chacun a sa boutique sur le sujet. J’essaie que l’alexandrin ne soit pas trop dominant, parce que c’est une musique que l’on connaît.

 

 

 

 (à suivre)

© Photo Chantal Tanet, 27 mai 2011.