30/04/2013
Pierre Silvain, Le côté de Balbec
Ce n'était pas un cimetière de barques, comme il arrive qu'on en découvre de baleines ou d'éléphants, préservés, secrets, rituels, il n'en restait que trois ou quatre qui n'en finissaient pas de se démembrer, renversées sur le flanc, à moitié prises dans la vase, l'une dressant l'extrémité rongée de son étrave presque à la verticale, de même que si elle était prête à s'engloutir. Elles avaient été abandonnées dans la partie de l'embouchure qui demeure à découvert en deçà d'une vaste prairie marine que chaque marée submerge. Du chemin en surplomb, j'ai surveillé d'année en année la progression de l'interminable anéantissement, sans rien noter qui me l'aurait laissé espérer, tant je me désolais de cette ruine figée. J'ai cru chaque fois retrouver, perchée à la pointe de la proue, gardienne pétrifiée elle aussi des épaves, la même mouette blanche à l'œil méfiant que j'avais la plus grande peine à chasser en tapant des mains, et qui revenait aussitôt, outragée, lâchant un cri hostile à l'adresse de l'indésirable, du malintentionné, du tourmenteur et délogeur d'oiseau qui s'éloignait enfin. À présent les barques sont toutes absorbées par les boues, d'où n'émerge plus qu'un tronçon de fer tordu évoquant le bras d'un supplicié privé de main.
Pierre Silvain, Le côté de Balbec, L'escampette, 2005, p. 42-43.
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27/09/2012
Paul Claudel, Cinq grande odes
La Muse qui est la grâce
Encore ! encore la mer qui revient me chercher comme une barque,
La mer encore qui retourne vers moi à la marée de syzygie et qui me lève et remue de mon ber comme une galère allégée,
Comme une barque qui ne tient plus qu'à sa corde, et qui danse furieusement, et qui tape, et qui saque, et qui fonce, et qui encense, et qui culbute, le nez à son piquet,
Comme le grand pur sang que l'on tient aux naseaux et qui tangue sous le poids de l'amazone qui bondit sur lui de côté et qui saisit brutalement les rênes avec un rire éclatant !
Encore la nuit qui revient me rechercher,
Comme la mer qui atteint sa plénitude en silence à cette heure qui joint l'Océan les ports humains pleins de navires attendants et qui décolle la porte et le batardeau !
Encore le départ, encore la communication établie, encore la porte qui s'ouvre !
Ah ! je suis las de ce personnage que je fais entre les hommes ! Voici la nuit ! Encore la fenêtre qui s'ouvre !
Et je suis comme la jeune fille à la fenêtre du beau château blanc, dans le clair de lune,
Qui entend, le cœur bondissant, ce bienheureux sifflement sous les arbres et le bruit de deux chevaux qui s'agitent,
Et elle ne regrette point la maison, mais elle est comme un petit tigre qui se ramasse, et tout son cœur est soulevé par l'amour de la vie et par la grande force cosmique !
[...]
Paul Claudel, "Quatrième ode", dans Cinq grandes odes, préface de Jean Grosjean, Poésie / Gallimard, 1966 [1913], p. 73-74.
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02/06/2012
Tristan Corbière, Paris nocturne
Paris nocturne
— C'est la mer : — calme plat — et la grande marée,
Avec un grondement lointaine, s'est retirée.
Le flot va revenir, se roulant dans son bruit —
— Entendez-vous gratter les crabes de la nuit...
— C'est le Styx asséché : Le chiffonnier Diogène,
Sa lanterne à la main, s'en vient errer sans gêne.
Le long du ruisseau noir, les poètes pervers
Pêchent ; leur crâne creux leur sert de boîte à vers.
— C'est le champ : Pour glaner les impures charpies
S'abat le vol tournant des hideuses harpies.
Le lapin de gouttière, à l'affut des rongeurs,
Fuit les fils de Bondy, nocturnes vendangeurs.
— C'est la mort : La police gît — En haut, l'amour
Fait la sieste en tétant la viande d'un bras lourd,
Où le baiser éteint laisse sa plaque rouge...
L'heure est seule — Écoutez : ... pas un rêve ne bouge.
— C'est la vie : Écoutez : la source vive chante
L'éternelle chanson, sur la tête gluante
D'un dieu marin tirant ses membres nus et verts
Sur le lit de la morgue... Et les yeux grand'ouverts !
Tristan Corbière, Poèmes retrouvés, dans Charles Cros, Tristan Corbière, Œuvres complètes ; Tristan Corbière, édition établie par Pierre-Olivier Walzer, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1979, p. 888.
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13/03/2012
Ernst Meister, Espace sans paroi
Là-bas sur les récifs
un murmure, te semble-t-il,
de non et de rien.
À proximité de toi
la vague déferle.
Là ! hors
de la mer élargie
bondit dans l'air un dauphin.
Dort auf den Klippen
ein Gemurmel, scheint dir,
vom Nicht und Nichts.
In deiner Nähe
die Welle schlägt an.
Da ! aus
gebreitetem Meer
spring hoch auf
ein Delphin.
*
Les éloignements
nous font vivre.
La mort
nous apparaît
aussi lointaine que la plus haute
étoile.
L'empressement de la nature
met en nous la mesure.
Wir leben
von den Entfernungen.
Der Tod
kommt uns vor
so weit wie der höchste
Stern.
Ein Geschäftiges der Natur
setzt Maße in uns.
Ernst Meister, Espace sans paroi, traduit de l'allemand
par Jean-Claude Schneider, Atelier La Feugraie, 1992, n. p.
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08/03/2012
Guillevic, Ensemble
Ensemble
I
Il fallait que le jour,
En se levant de table,
Laisse achever la nuit
Son repas de bitume.
Il fallait que le jour,
En se levant de table,
Vienne toucher la cour
Tout engluée de fable.
Et qu'il laisse la nuit,
Engluée dans ses plumes,
Achever dans le froid
Son repas de bitume.
II
Si la voile bat au vent,
C'est que tout n'est pas perdu.
— Au levant l'eau de mer batifole dans le sel.
Au levant le soleil,
Cœur nettoyé de sang.
III
Tu te réveilles...
Tu vois encore de grands trous d'ombre,
Des gueules ouvertes, des dents de roches,
Un grand feu
Léchant le métal.
Tu as vu, retiré de la mer incendiée,
Le sol bouchant le noir des longs couloirs brûlés,
Le mouvement des grandes masses d'eau, tu te souviens
De la clameur de leur défaite.
Tu glissais parmi le chaos,
Poussant les roches au rire,
Cherchant l'amitié du feu.
Tes flancs, ta bouche accouchaient les végétaux,
Les animaux criant d'espoir et s'en allant
Attendre la poussée de leur chair exigeante.
Tu faisais claquer la lagune sur ta langue,
Tes doigts montaient dans les écorces,
Tu collais à ta peau
Toute l'argile.
[...]
Guillevic, Ensemble, "Cahiers de l'École de Rochefort", René Debresse éditeur, 1942, p. 3.
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05/03/2012
Nathalie Riera, Clairvision
Ralentir. La mer étale du matin. Pas un souffle dans l’air. Jusqu’au moindre bruit qui aussitôt fait trêve : me complaire à cette suspension brutale. C’est là que je me dis qu’il n’y a rien à élucider, à combler, juste vaciller sur des hauts talons. S’asseoir un moment, savoir qu’il suffit d’une route pour que ça étincelle et t’emporte, au temps des ronces où tous les crimes sont permis.
Le fond de l’eau. Ce qui fut éclair et azur, sans revirement possible, d’un vénérable bleu marine.
Accélérer. Les premières vagues, l’iode et le ressac. Une route qui t’emporte, la houle sauvage où je revois de mes yeux enfant sur le papier une larme d’encre qui n’est pas une rature. Les algues ne rompent pas leurs liens. Les mots me choisissent, herbe et terre sous les talons.
La transparence de l’eau : sous un arbre, je dessine les bruits des sabots.
Parmi des esquisses de poussière soulevée par le passage des chevaux, un tapage de mots. Quelques feuilles d’arbres agitées, quelques pages d’un livre sans histoire, sans personnage, rectos versos muets.
Nathalie Riera, Clairvision, Publie.net, 142 pages en pdf, illustrations de Lambert Savigneux, p. 17.
Nathalie Riera publie en ligne la revue de littérature Les carnets d'eucharis.
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