03/02/2013
Yves Bonnefoy, Ce qui fut sans lumière
L'agitation du rêve
I
Dans ce rêve le fleuve encore : c'est l'amont,
Une eau serrée, violente, où des troncs d'arbres
S'entrechoquent, dévient ; de toute part
Des rivages stériles m'environnent,
De grands oiseaux m'assaillent, avec un cri
De douleur et d'étonnement, — mais moi, j'avance
À la proue d'une barque, dans une aube.
J'y ai amoncelé des branches, me dit-on,
En tourbillons s'élève la fumée,
Puis le feu prend, d'un coup, deux colonnes torses,
ont un porche de foudre. Je suis heureux
De ce ciel qui crépite, j'aime l'odeur
De la sève qui brûle dans la brume.
Et plus tard je remue des cendres, dans un âtre
De la maison où je viens chaque nuit,
Mais c'est déjà du blé, comme si l'âme
Des choses consumées, à leur dernier souffle,
Se détachait de l'épi de matière
Pour se faire le grain d'un nouvel espoir.
Je prends à pleines mains cette masse sombre
Mais ce sont des étoiles, je déplie
Les draps de ce silence, mais découvre
Très lointain, très proche la forme nue
De deux êtres qui dorment, dans la lumière
Compassionnée de l'aube, qui hésite
À effleurer du doigt leurs paupières closes
Et fait que ce grenier, cette charpente,
Cette odeur du blé d'autrefois, qui se dissipe
C'est encore leur lieu, et leur bonheur.
[...]
Yves Bonnefoy, Ce qui fut sans lumière, Poésie / Gallimard
1995 (1987), p. 85-86.
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02/02/2013
Jean Follain, Usage du temps
Figures du temps
Cet idéal ciel il semble qu'il ne forme
qu'une unique armoirie
un blason solitaire.
En ce temps où Paris était tout un théâtre
et des corps de femme
un sésame
des filles vivaient qui avaient vingt ans
à beautés vivaces
à semblables voix
et parfois dans la chaleur de Rome
par mégarde un pape brisait son verre
et l'eau claire en coulait
la même absente du calvaire.
Sur les objets chaque jour la poussière
était lentement essuyée
avec un morceau déchiré
du corsage étoilé des fêtes
tissé dans la manufactures
que cernaient les prés et les nuages.
Des maisons pleines de lâches,
de forçats, de déserteurs,
montraient des barrières en fleur.
Souvent une main se refermait
comme une prison de chair
sur un insecte à couleur d'or
et féru de silence.
Vers les classes les drapés les champs
descendaient dans leurs plis antiques
et l'écolier cherchait les péninsules.
L'arbre et le bouquet
mendiaient l'existence
feuille par feuille et fleur par fleur.
Le jardinier éclairé par des lueurs
conduisait sa maîtresse à travers les châssis
cependant que lignes et volumes
ne cessaient pas de gouverner un buste exquis.
Jean Follain, Usage du temps, Poésie / Gallimard,
1983 (1943), p. 196-197.
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01/02/2013
Tristan Corbière, Les Amours jaunes
Sonnet posthume
Dors : ce lit est le tien... Tu n'iras plus au nôtre.
— Qui dort dîne. À tes dents viendra tout seul le foin.
Dors : on t'aimera bien. — L'aimé, c'est toujours l'Autre...
Rêve : la plus aimée est toujours la plus loin...
Dors : on t'appellera beau décrocheur d'étoiles !
Chevaucheur de rayons !... quand il fera bien noir ;
Et l'ange du plafond, maigre araignée, au soir,
— Espoir — sur ton front vide ira filer ses toiles.
Museleur de voilette ! un baiser sous le voile
T'attend... on ne sait où : ferme les yeux pour voir.
Ris : Les premiers honneurs t'attendent sous le poêle.
On cassera ton nez d'un bon coup d'encensoir,
Doux fumet !... pour la trogne en fleur, pleine de moelle
D'un sacristain très bien, avec son éteignoir.
Tristan Corbière, Les Amours jaunes, dans Charles Cros,
Tristan Corbière, Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade,
Gallimard, 1970, p. 849.
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31/01/2013
André Spire, Le secret
Baisers
Vents, qui avez, tant de fois, caressé mon visage,
Quels baisers, aujourd'hui, m'apportez-vous ?
Sur quels temples, sur quels corps vous êtes-vous caressés au
passage ?
Où avez-vous cueilli ces étranges odeurs,
Ou d'amour, ou de mort ?
Quel rayon aspirant quelles eaux ont formé votre souffle
Pour sécher quelles larmes, quelles mares, quelles routes ?
Vents, qui m'avez si souvent caressé le visage,
Qu'emportez-vous de moi, ce soir bleu pâle et gris,
Et vers autre front,
Mes chagrins ou mes rêves ?
Avril 1914
André Spire, Le secret, éditions de la Nouvelel Revue Française,
1914, p. 109.
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29/01/2013
Roland Dubillard, Je dirai que je suis tombé
Donner
I
Donner un arbre est-il possible ?
Cet arbre là, que j'avais sous la main,
Je l'ai donné ou j'ai cru le donner.
J'aurais donné des feuilles de laurier tout aussi bien.
J'ai demandé autour de moi
quelque chose à donner, la première venue.
J'ai vu l'arbre et j'ai dit : l'arbre.
Il résonnait comme un silence où la parole est prête.
L'ai-je coupé ? je ne l'ai pas coupé.
Ai-je parlé de chaque feuille ?
La nuit était di grande ! On aurait dit qu'avec son clair de lune,
elle avait chaque feuille à elle ;
et elle a emporté dans son silence mon silence intact.
Qu'ai-je donné ? Est-ce qu'on donne ?
La moindre pierre ne m'appartient pas.
C'est par la nuit que tu me tiens, ma belle.
C'est par la nuit que je disparaîtrai.
II
Qui ne s'est retourné dans sa nuit
étonné d'être noir aussi ?
J'ai reconnu l'immensité
sans être immense.
J'ai dit : venez puisque le ciel
semble sur moi pour qu'on en vienne !
Trop fort à quelques draps peut-être j'ai tenu ;
trop fort à ma chaleur contre les vents étranges.
Dans la nuit j'ai construit ma nuit,
j'ai couché mon ombre avec l'ombre.
Le plaisir a pris mon plaisir.
Mon souffle m'a donné au vent.
Roland Dubillard, Je dirai que je suis tombé, Gallimard, 1966,
p. 112-113.
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28/01/2013
Jean-Pascal Dubost, Nouveau fatrassier
Œuvre
Une fois posé le mot fatigue des journées pénibles passées dans un corps de métier pénible ouf peut-être clope ou chope (sûr) la table et l'œil au-dehors un autre se met dans le même en place à son travail il retrouve un état continu par là son nécessaire à vivre enchâsse et manouvre et sans relâche sertit mais surtout pas une œuvre, un mot à jeter aux morts —
Plume
Non-da la main ne taille plume dans l'or du temps mais à la pâte elle se met à l'ouvrage à-mot-vat fait sans magie rude huevre et porte tout le poids du corps emplein d'alentour et avec inlassable minutie creuse —
***
Quand un groupe au pied d'un chêne vermille sous les feuilles ou fouge, cherche de quoi se nourrir, l'un d'eux lève le chef, et grogne s'il pressent quelque danger qui n'est autrement que l'homme, et si c'est une fausse alerte, fait comprendre que ce n'est rien, fausse alerte (FAUSSE ALERTE) —
Quand un groupe sur une plage de petite mer vermille ou fouge, cherche pitance, « la forêt reculant, assertent-ils, et nous avons quelques doutes sur le maïs, on ne peut plus glander à notre faim », l'un d'eux lèvera le chef et grognera si quelque danger qui n'est que l'homme, fera entendre son courroux, jouera du casse-noix, puis reprendra ses fouilles dans les rejets d'azote sous forme de nitrate et de phosphore innocents, croix de bois —
Jean-Pascal Dubost, Nouveau fatrassier, Tarabuste, 2013, p. 163 et 164, 72 et 73.
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27/01/2013
Pascal Quignard, Les Désarçonnés
Des millions de victimes sur des milliers de siècles ont rarement songé à prendre leurs jambes à leur cou faute qu'elles aient eu, quant à elles, le moindre soupçon de ce qui les attendait. Elles hurlent sur place sans finir parce qu'elles sont hypnotisées par l'agressivité qui les martyrise. Cette agressivité est le désir sans inhibition de la mort. S'entretuer est la passion spécifique du genre homo, faisant jaillir son sang noir, son virus, sa virtus, s'opposant aux autres fauves chez qui la prédation est simplement affamée de la proie qui les rassasiera, et aussi immédiatement assouvie qu'elle était précisément affamée. Les centaines de millions d'écrans qui couvrent la planète sont devenus le nouvel organe fascinateur, remplaçant sacrifices et rites, foules pèlerinantes, masses piétinantes. C'est la sédentarisation finale. Si le spectacle n'apaise pas entièrement la jouissance horrifiée qu'il excite, au moins il cloue sur place le spectateur qui examine le sang qui s'écoule. Il fait de ceux qu'il sidère des proies à adresses, à pièces d'identité, à cartes bancaires, des victimes numérotées, des corps assis et pétrifiés susceptibles de tous les rackets et de tous les pillages. La tétanie de chacun s'offre à la prise de tous. La haine, une fois devenue à ce point immobile, se transforme en peur. La peur, cette unique compagne du désir, confinée dans la sédentarité et la propriété foncière, est retraitée en angoisse. Cette angoisse cherche protection auprès de la puissance qu'elle a elle-même déléguée dans l'épouvante pour contrer son effroi, à laquelle elle consent comme si elle n'était pas sienne sous forme d'obéissance, de liberté meurtrie, d'immobilité physique, de veulerie sociale. Ce que les démocraties appellent la politique, depuis le commencement de ce siècle, oubliant l'horreur du siècle qui précéda ce nouveau siècle, est en train de commettre le tort de criminaliser la contestation qui les fonde et qui devrait les agiter jusqu'au tumulte pour les laisser vivantes.
Pascal Quignard, Les Désarçonnés, Grasset, 012, p. 155-156.
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26/01/2013
Mathieu Bénézet, Ode à la poésie (janvier 1984-janvier 1987)
Ode à la poésie
II
et ma solitude fit un pas que j'ai le cœur à chanter
comme un enfant ô tous doivent un jour connaître une ombre
au bord d'un puits au bord d'un chant où est l'ultime dialogue
le premier qui fut fondé de joie et de mort en profondeur paisible
ô coups d'un orage ce n'est pas en vain qu'en toute saison la langue
nous fond en elle comme plomb et nous cache à nous-mêmes
énorme flambée des anciens jours il suffit qu'à nouveau tu l'accueilles
pour qu'à son tour elle n'ordonne plus d'aller à la mort ni dans le fleuve
mais s'apaise si brève dans le tournoiement de l'amour déchirant et
un vent souffle sur les brûlures du passé et invente un jardin
respiration du temps emplie de peines qui nous pousses vers les ombres
tu peux prêter la main à qui l'emplit du chant commun de chaque
jour de l'âme minuscule et commune des hommes de chaque jour
où les enfants jouent ensemble toujours il est un reste de chant que j'ai
cœur à inventer alterné de défaites et de joies anonymes roses
pour mon bien je regarde à vos doigts la trace d'une beauté odorante
dans le bruit de vos jeux si clairs j'entends comme l'oubli de la mort
qui m'attend pauvres silhouettes d'enfants c'est moi bien sûr
[...]
Mathieu Bénézet, Ode à la poésie (janvier 1984-janvier 1987),
William Blake & CO, 1992, p. 39-40.
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25/01/2013
Georges Bataille, L'expérience intérieure
Le dernier poème connu de Rimbaud n'est pas l'extrême. Si Rimbaud atteignit l'extrême, il n'en atteignit la communication que par le moyen de son désespoir : il supprima la communication possible, il n'écrivit plus de poèmes.
Le refus de communiquer est un moyen de communiquer plus hostile, mais le plus puissant ; s'il fut possible, c'est que Rimbaud se détourna. Pour ne plus communiquer, il renonça. Sinon c'est pour avoir renoncé qu'il cessa de communiquer. Personne ne saura si l'horreur (la faiblesse) ou la pudeur commanda le renoncement de Rimbaud. Il se peut que les bornes de l'horreur aient reculé (plus de Dieu). En tout cas, parler de faiblesse a peu de sens : Rimbaud maintint sa volonté d'extrême sur d'autres plans (celui surtout du renoncement). Il se peut qu'il ait renoncé faute d'avoir atteint — (l'extrême n'est pas désordre ou luxuriance), trop exigeant pour supporter, trop lucide pour ne pas voir. Il se peut qu'après avoir atteint, mais doutant que cela ait un sens ou même que cela ait eu lieu — comme l'état de celui qui atteint ne dure pas — il n'ait pu supporter le doute. Une recherche plus longue serait vaine, quand la volonté d'extrême ne s'arrête à rien (nous ne pouvons atteindre réellement).
Le moi n'importe en rien. Pour un lecteur, je suis l'être quelconque : nom, identité, historique n'y changent rien. Il (lecteur) est quelconque et je (auteur) le suis. Il et je sommes sans nom sortis du ... sans nom, pour ce ... sans nom comme sont pour le désert deux grains de sable, ou plutôt pour une mer deux vagues se perdant dans les vagues voisines. Le ... sans nom auquel appartient la « personnalité connue » du monde du etc., auquel elle appartient si totalement qu'elle l'ignore.
Georges Bataille, L'expérience intérieure, Gallimard, 1943, puis 1954, p. 69-70, et dans Œuvres complètes, V, Gallimard, 1973, p. 64-65.
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24/01/2013
Valérie Rouzeau, Quand je me deux
Répétition
On ne connaît pas le cœur des gens
Il est tant mal visible que parfois
On cogne dedans
Quelle misère de prendre le train
Quand au bout il n'y a personne rien
On ne sait pas l'avis des anges
Non plus que des moulins à eau
On se sert un grand verre de vent
De source de pluie des yeux
On ignore comment vivre comme eux
On se sert un grand verre de vin
Dans une maison avec enfants avenir chien
Le quai fait des bruits de chaussures
Le quai fait des bruits de valises à roulettes et des
bruits d'avant
Le quai est vide vide vide on bute dans l'air
Pardon messieurs dames j'ai cru à un nuage
Vous êtes innombrables qui ne m'êtes personne
Je suis innombrable et comme vous presque rien
Prenons donc un pot amical au lieu d'un pot au noir
d'un mauvais coup
On ne connaît pas d'autre cœur dans le noir que le
nôtre et encore
Ni dans le jour non plus alors à la bonne vôtre
Et nous débarquerons sous le soleil battant.
Valérie Rouzeau, Quand je me deux, Le temps qu'il fait,
2009, p. 45-46.
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23/01/2013
Franz Kafka, Récits et fragments narratifs
En rentrant chez soi
Quel pouvoir de conviction n'y a-t-il pas dans l'air, après l'orage ! Mes mérites m'apparaissent et s'imposent à moi ; il est vrai que je ne cherche pas à leur résister.
Je marche d'un pas ferme et mon rythme est le rythme de tout ce côté de la rue, le rythme de la rue entière, le rythme de tout le quartier. Je suis à juste titre responsable de tous les coups frappés aux portes ou sur les tables, de tous les toasts que l'on porte, de tous les couples d'amoureux réunis dans les lits, sous les échafaudages des maisons en construction, pressés au bord des murs dans les ruelles sombres, sur les canapés des bordels. Je pèse mon passé et suppute mon avenir, je les trouve excellents tous les deux sans pouvoir donner la préférence à l'un ou à l'autre ; je ne peux incriminer que l'injustice de la Providence, qui m'a favorisé de la sorte.
Ce n'est qu'en entrant dans ma chambre que je me sens un peu pensif, alors que je n'avais rien trouvé, en montant l'escalier, qui fût digne d'occuper mes pensées. Je ne trouve pas beaucoup de réconfort à ouvrir grand la fenêtre, et à écouter encore un peu de musique au fond d'un jardin.
Franz Kafka, Récits et fragments narratifs, traduction Claude David, dans Œuvres complètes II, édition présentée et annotée par Claude David, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1980, p. 108.
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22/01/2013
Pierre Reverdy, La Lucarne ovale, dans Œuvres complètes, I
Rides du temps
Plus je crie plus le vent est fort
La porte se ferme
Emporte la fourrure et les plumes
Et le papier qui vole
Je cours sur la route après les feuilles
Qui s'envolent
Le toit se soulève
Il fait chaud
Le soleil est un aimant
Qui nous soutient
À des kilomètres
J'aime le bruit que tu fais
Avec tes pieds
On m'a dit que tu cours
Mais tu n'arriveras jamais
Le vieil amateur d'art a un sourire idiot
Faussaire et cambrioleur
Animal nouveau
Tout lui fait peur
Il se dessèche dans u musée
Et participe aux expositions
Je l'ai mis dans un volume au dernier rayon
La pluie ne tombe plus
Ferme ton parapluie
Que je voie tes jambes
S'épanouir au soleil
Pierre Reverdy, La Lucarne ovale, dans Œuvres
complètes, I, édition, préparée, présentée et annotée
par Étienne-Alain Hubert, Flammarion, 2010,
p. 110-111.
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21/01/2013
Véronique Pittolo, Toute résurrection commence par les pieds
Les Époux Arnolfini, Jan Van Eyck, 1434, National Gallery, Londres
Le couple
Il est difficile de montrer l'amour en peinture.
Deux mannequins face à face ? (Non.)
L'art explique certains phénomènes comme la création du monde, une nymphe accompagnant un satyre dans une clairière, c'est tout.
Dans la vie, on ne passe pas son temps dans les sous-bois à déclamer les beautés de la nature, si on veut représenter le couple.
Il faut des exemples dans la vie.
Dire que ce bleu est unique parce que le couple est beau sous le ciel.
Comment comprendre le mécanisme de l'amour dans l'art ?
La Ronde de Matisse entre dans la catégorie des amoureux amortis, le peintre ne montre pas les sentiments, il propose une ambiance, une chose teintée...
On se dit Quel beau tableau ! et on aime le plus beau sujet du monde.
À l'origine brillait une chambre double réservée à un couple libre, éblouissant, un rêve de paléontologue : l'homme et la femme dans une chambre où tout est parfait, complet, suspendu, le lit, les chaussons, la respiration.
On peut toucher les tissus, regarder le miroir légèrement déformant mais valorisant, la chambre devient une vitrine où s'expose un sang spécial.
Si Madame Arnolfini n'est pas finie, ce n'est pas grave, son ventre suffira à laisser une trace dans le monde.
Si vous le prenez en photo, il bouge.
Aujourd'hui, le couple est mis en scène dans de multiples situations, dans les relais et châteaux, les magazines people, sur la plage, en forêt.
Il suffit de l'observer pour comprendre la difficulté à le peindre.
Le coule moderne a quitté la dentelle pour s'en tenir à des mœurs libres avec égale responsabilité des sexes.
On ignore si les Grands Époux appartiennent à la nature ou à la culture parce que le couple est un sujet inépuisable, pas seulement pour les historiens d'art. S'il gaspille les forces de l'humanité,
on ignore qui est responsable de ce gaspillage.
Sans peaux de bête, juste un peu d'ombre pour se reposer, il fut innocent un jour.
Petit à petit, il s'embourgeoise dans la version flamande, l'homme tient la main de sa femme tout en fourrure et cornes de dentelle. À la sortie de l'église les mariés seront photographiés de cette manière, en noir et blanc.
Ainsi le couple est un sujet banal qu'il faut savoir évoquer comme personne, ne pas dire seulement que Monsieur est un peu plus grand ou qu'il va féconder sa partenaire. L'exubérance du principe mâle est remise en question à chaque époque.
Un couple qui se sépare n'aime pas être fixé, il prend des témoins, un avocat, et quand les témoins disparaîtront, on ne saura plus rien de Monsieur et Madame, les moments esthétiques et les plus nostalgiques... rien.
Véronique Pittolo, Toute résurrection commence par les pieds, éditions de l'Atente, 2012, p. 77-78.
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20/01/2013
Pierre Bergounioux, Lettre de réclamation à la régie du temps
C'est pour dériver avec nous, changer et s'altérer comme nous faisons, que le monde nous semble identique. L'universelle métamorphose confère une apparence permanente à nos existences. Mais qu'une chose demeure inchangée, à l'écart, resurgisse, et la perte consubstantielle à l'épreuve du temps nous transperce et nous fait chanceler. Pareille expérience est de tous les âges. on s'étonne, dès l'enfance, de n'être plus le même, ni plus rien, lorsqu'une idée, un objet importants, à quelques mois de là, ont pâli. Qu'étions-nous donc, qu'ils aient pu nous tenir sous leur charme, régenter nos actes et nos pensées ? Mais la portée de l'affaire, alors, est limitée par l'exigence, encore, de nos embrassements, l'absence de recul, notre peu de durée. Le délai requis, pour qu'elle devienne opératoire, dangereuse, est celui d'une vie, quand, des trois générations qui sont l'éternité ici-bas, selon un mot de Keynes, la nôtre, seule, demeure et s'apprête au départ. Elle a eu son jour. L'espace qui s'ouvrait, devant elle, elle l'a traversé. Le futur a migré dans le passé. On est devenu tout ce qu'on pouvait. Ce qu'il était permis d'escompter, on l'a obtenu, ou non. L'heure est venue de renoncer, d'un coup — ce sont les disparitions brutales qui éclaircissent nos rangs — ou morceau par morceau, quand le corps multiplie les signes d'usure et de délabrement, que les tâches auxquelles on se sentait voué, perdent leur nécessité sentie, l'âpre intérêt qu'on y trouvait.
Pierre Bergounioux, Lettre de réclamation à la régie du temps, lavis de Jean-Baptiste Sécheret, Circa 24, 2012, np.
© Photo Chantal Tanet.
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19/01/2013
Paul Celan, Enclos du temps
Mon
âme incline vers toi
t'entend orager,
dans le creux de ton cou mon étoile
apprend comment on sobre
et devient vrai,
des doigts, je la tire au dehors —
viens, entends-toi avec elle,
encore aujourd'hui.
Meine
dir zugewinkelte Seele
hört dich
gewittern,
in deiner Halsgrube lernt
mein Stern, wie man wegsackt
und wahr wird,
ich fingre ihn wieder heraus —
komm, besprich dich mmit ihm,
noch heute.
Paul Celan, Enclos du temps [Zeitgehöft],
Clivages, 1985, np.
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