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23/11/2012

Henri-Pierre Roché, Don Juan et...

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                                                                 Don Juan et Denise


   Don Juan est assis à côté de Denise dans le grand salon. Auprès d'eux, le Prélat somnole, bien que, là-bas, devant le clavecin, la Duchesse chante un air de bravoure. Denise, ses cheveux sont bien plantés sur sa nuque.

   Ils sont assis, sages, face à la musique. Pourtant leurs épaules convergent un peu. Ils sont enfermés dans une boule de cristal qui les isole — une boule pure, fraîche, sonore, où retentissent les battements de leurs cœurs.

   La Duchesse chante une romance maintenant.

   C'est le vieux duc branlant qui l'a commise. Il y a semé des grandes vagues en carton, et des vertiges en plaine.

   Denise écoute — son oreille est mignonne — écoute, ravie. Son nez gracieux palpite un peu. Son œil candide monte et baisse avec les vagues — et il donne un clin d'œil vers Don Juan, pour voir où il en est.

   Don Juan l'intercepte et retient un fou rire.

   Denise hésite, se penche, elle va parler. Pourvu que non ! car le rire s'échappera hors de Don Juan à travers le salon, et il ne pourra plus le rattraper.

   « Qu'avez-vous ? » dit-elle.

   Il fait à Denise un petit geste de ne pas parler.

   Est-ce douleur du rire supprimé ? Il a fait un petit geste de commandement, au lieu du geste tendre qu'il voulait.

   Denise n'en revient pas. Elle est de profil, piquée. La boule de cristal est fêlée. Au premier regard les morceaux tomberont.

   Qu'elle est longue la romance ! Don Juan sent Denise, le vieux duc, la chanson, la Duchesse, le Prélat, les fauteuils, comme une bande d'ennemis démasqués.

   La romance finit. Il file aux écuries.

   « Je te retrouve, mon cheval ! Que j'ai bien fait de me tromper, dis ? Sans quoi, vois-tu, il m'aurait fallu même danser tout à l'heure. »

   En selle.

 

Henri-Pierre Roché,  Don Juan et..., André Dimanche, 1994 [1920], p. 117-118.

 

22/11/2012

Jean de la Croix, Cantique spirituel, traduction de Jacques Ancet

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Chansons entre l'âme et l'époux

 

Épouse

               [1]

   Mais où t'es-tu caché

me laissant gémissante mon ami ?

   Après m'avoir blessée

   tel le cerf tu as fui

sortant j'ai crié, tu étais parti.

 

               [2]

   Pâtres qui monterez

là-haut sur les collines aux bergeries,

   si par chance voyez

qui j'aime dites-lui

que je languis, je souffre et meurs pour lui.

 

               [3]

   Mes amours poursuivrai,

j'irai par les montagnes et les rivières,

   les fleurs ne cueillerai,

   ne craindrai lions, panthères

et passerai les forts et les frontières.

 

               [4]

Demande aux créatures

 

   Ô forêts et taillis

que mon ami a de sa main plantés,

   verdoyantes prairies

   de fleurs tout émaillées,

dites si parmi vous il est passé.

 

               [5]

Réponse des créatures

 

   Mille grâces versant,

en hâte par ces bois il est passé

   et en les regardant

   son visage a jeté

sur eux le vêtement de la beauté.

 

               *

 

Canciones entre el alma y el esposo

 

               [1]

Esposa

 

   Adónde te escondiste

amado y me dejaste con gemido ?

   Como el ciervo huiste

   habiéndome herido

sali tras ti clamando, y eras ido

 

               [2]

   Pastores los que fuerdes

allá por las majadas al otero

   si por ventura vierdes

   aquel que yo más quiero

decidle que adolezeo, peno u muero.

 

               [3]

   Buscandos mi amores

iré por esos montes y reberas

   ni cogeré las flores

   ni temeré les fieras

y pasaré los fuertes y fronteras.

 

               [4]

Pregunta a las criaturas

 

   O bosques y espesuras

plantadas por la mano del amado

   O prado de venduras

   de flores esmaltado

decid si por vosotros ha pasado

 

               [5]

Respuesta de las criaturas

 

   Mil gracias derramando

pasó por estos sotos con presura

   e yéndolos mirando

   con sola su figura

vestido los dejó de hermosura.

 

Jean de la Croix, Cantique spirituel, traduction de Jacques Ancet dans Thérèse d'Avila, Jean de la Croix, Œuvres, édition publiée sous la direction de Jean Canavaggio, Bibliothèque de la Pléiade, 2012, p. 696-699.

 

 

 

21/11/2012

Lorine Niedecker, Louange du lieu et autres poèmes

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Paul

      quand les feuilles

               tombent

 

leurs tiges

      tapissent

               l'allée

 

à la lumière

       de la ronde tenue

                la lune

 

joue

        pour les feuilles

                  quand elles perdent

 

ces petites

         choses ténues

                   Paul

 

Lorine Niedecker, Louange du lieu

et autres poèmes, traduit par Abigail

Lang, Maïtreyi et Nicolas Pesquès,

Corti, 2012, p. 48.

 

Paul

       when the leaves

              fall

 

from their stems

       that lie thick

              on the walk

 

in the light

       of the full note

              the moon

 

playing

       to leaves

              when they leave

 

the little

       thin things

              Paul

 

Lorine Niedecker, Lorine Niedecker,

Collected Works, edited by Jenne

Penberthy, Universityof California

Press, 2002.

 

 

 

20/11/2012

Malcom Lowry, Pour l’amour de mourir

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            Le passé

 

Comme une vieille échelle pourrie

Qu’on a jeté d’une scierie désaffectée

Et qui flotte, émergeant seulement par le haut,

Tandis que, tout imprégné d’eau, le reste baigne,

Rongé par les tarets, encroûté de bernacles

Et de moules accrochées en papillotes bleues ;

Puante, alourdie d’algues et de ces curieux êtres

Qui vivent de la mort et de la marée basse,

Route vermiculée, en proie à l’helminthiase :

Telle est ma conscience.

De temps en temps, je la sèche au soleil,

Je l’appuie (contre rien du tout,

Puisqu’elle ne monte nulle part) ;

Mais je la garde, on ne sait jamais, ça peut servir.

Qui sait si elle n’est pas récupérable,

Si on ne pourrait pas la radouber un peu ?

Et chaque nuit sans raison ma cervelle

Monte et descend les barreaux de l’échelle.

 

 

Malcom Lowry, Pour l’amour de mourir, traduction de

J.-M. Lucchioni, préface de Bernard Noël,

éditions de La Différence, 1976, p. 97.

19/11/2012

Laure (Colette Peignot), Écrits

 

 

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La vie répond – ce n’est pas vain

on peut agir

contre – pour

La vie exige

le mouvement

La vie c’est le cours du sang

le sang ne s’arrête pas de courir dans les veines

je ne peux pas m’arrêter de vivre

d’aimer les êtres humains

comme j’aime les plantes

de voir dans les regards une réponse ou un appel

de sonder les regards comme un scaphandre

mais rester là

entre la vie et la mort

à disséquer des idées

épiloguer sur le désespoir

Non

ou tout de suite : le revolver

 il y a des regards comme le fond de la mer

et je reste là

quelquefois je marche et les regards se croisent

tout en algues et détritus

d’autres fois chaque être est une réponse ou un appel

 

Laure, Écrits de Laures, précédé de Ma mère diagonale,

par Jérôme Peignot, avec une Vie de Laure par Georges

Bataille, Pauvert, 1971, p. 150.

18/11/2012

Samuel Beckett, Peste soit de l'horoscope et autres poèmes

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                         Aboulez !

 

Faites en l'offrande bazardez tout

le Golgotha n'était que l'œuf factice

cancer angine poitrine tout nus est bon

crachez-nous votre tuberculose ne soyez pas radin

aucune broutille n'est trop insignifiante pas même une thrombose

toutes maladies vénériennes seront particulièrement les bienvenues

 

cette vieille toge dans la naphtaline

ne soyez pas sentimental vous n'en aurez plus besoin

balayez-la aussi nos la mettrons dans la marmite avec le reste

avec votre amour partagé et non partagé

les choses saisies trop tard les choses saisies trop tôt

l'esprit qui souffre scrotum de taureau châtré

vous ne le guérirez pas vous ne le supporterez pas

c'est vous c'est la somme de votre être le premier imbécile venu est

                  forcé d'avoir pitié de vous ]

 

alors empaquetez cet ensemble purulent et expédiez-nous ça

toute la souffrance diagnostiquée mal diagnostiquée

demandez à vous amis de faire de même nous saurons l'utiliser

nous y attacherons sud sens nous mettrons cela dans la marmite avec

                     le reste ]

tout se réduit alors en sang de l'agneau   

 

                                                                                   (1938)

Samuel Beckett, Peste soit de l'horoscope et autres poèmes, traduit de l'anglais et présenté par Édith Fournier, Les éditions de Minuit, 2012, p. 30-31.

 

                         Ooftish

 

offer it up plank it down

Golgotha was only the potegg

cancer angina it is all one to us

cough up your T.B. don't be stingy

no trifle is too trifling not even a thrombus

anything venereal is especially welcome

the old toga in the mothballs

don't be sentimental you won't be wanting it again

send it along we'll put it in the pot with the rest

with your love requited and unrequited

the things taken too late the things taken too soon

the spirit aching bullock' s scrotum

you won't cute it you won't endure it

it is you it equals you any fool has to pity you

so parcel up the whole issue and send it along

the whole misery diagnosed undiagnosed misdiagnosed

get your friends to do the same we'll make use of it

we'll make sense of it we'll put it in the pot with the rest

it all boils down to blood of lamb

 

                                                                          (1938)

 

Samuel Beckett, dans Collected poems, 1930-1978, Londres, John Calder, 1984, p. 31.

17/11/2012

Francis Ponge, Prose ou poésie

Francis Ponge, Prose ou poésie

Prose ou poésie

 

Bien sûr j'ai lu les Poèmes en prose de Baudelaire et les proses de Mallarmé dans Divagations : sont-ce des poèmes en prose ? Cette antinomie entre poésie et prose est un non-sens. [...] J'aime Connaissance de l'Est de Claudel, mais non pas Les Nourritures terrestres de Gide, un livre que l'on peut appeler de prose poétique. Le fait qu'il n'y a plus de règles fixes de prosodie, proésie, signifie qu'il est impossible de classer intelligemment des proses comme poèmes et d'autres non. Une des premières anthologies de poèmes en prose d'après-guerre s'achève, je pense, sur moi. [...] L'anthologie commençait avec Parny au XVIIIe siècle. Ensuite venaient Aloysius Bertrand, Michaux, moi-même. Mais mes textes critiques, mes textes sur les peintres par exemple, sont tout aussi difficiles, souvent plus difficiles, à écrire que ceux considérés comme poétiques. Je ne fais pas de différence. Mes audaces et mes scrupules sont les mêmes, quelque genre que vous assigniez au texte. Mon premier recueil, publié en 1926, s'intitulait Douze petits écrits et s'ouvre avec trois ou quatre po... choses que l'on peut considérer comme des poèmes, si cela vous plaît.

 

Francis Ponge, "entretien avec Anthony Rudolf", 4 mai 1971, Modern poetry in Translation, n°21, juillet 1974, dans Œuvres complètes, tome II, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 2002, traduction de l'anglais par Bernard Beugnot, p. 1409.

16/11/2012

Andrea Zanzotto, Idiome

 

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                Écoutant depuis le pré

 

Sur la touche, le doigt anéanti insiste

sur une note toujours ratée

et pourtant inhumainement juste

       au-delà de tout exemple réussie

Une note, jusqu’à ce que sang soit le doigt,

puis, il s’estropie, en un mouvement

       de trille raté

au-delà de tout exemple

néanmoins reréussi

Rayonnant depuis toute chose, une offre infinie

parvient sur cette note, sur ce doigt

énervé, et d’ailleurs depuis longtemps anéanti,

qui veut la prendre en charge, donner crédit

       à une partition universelle possible,

déverser d’une bande enregistrée

dans une autre

non moins mythique instrument

une adresse ou une déclaration d'expéditeur

insistante comme bec de pic-vert,

c’est sur ce doigt que tape l’offre,

       sienne-unique, de rien-du-tout, qui n’allèche rien,

       et, toujours creusant sur cette touche,

       et toujours la ratant, dans la déserte

réalité, qui par ailleurs s’affine comme matin,

son obstination contre tout pourquoi,

son inépuisable ni existible pour qui, pour quoi,

       ajuste, devine

 

 

Andrea Zanzotto, Idiome, traduction de l’italien, du dialecte haut-trévisan

(Vénétie)  et préface par Philippe Di Meo, José Corti, 2006, p. 36 et 37.

 

 

15/11/2012

Emily Dickinson, Le vent se mit à bercer l'herbe, traduction Pierre Leyris

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                  Le vent se mit à bercer l’Herbe

 

Le Vent se mit  à bercer l’Herbe

Avec des Airs de Basse grondeuse —

Lançant une Menace à la Terre —

Une Menace au Ciel.

 

Les Feuilles se décrochèrent des Arbres —

Et s’égaillèrent de toutes parts

La Poussière se creusa elle-même comme des Mains

Et dispersa la Route.

 

Les Chars se hâtèrent dans les Rues

Le Tonnerre se rua lentement —

L’Éclair exhiba un Bec Jaune

Et puis une Griffe livide.

 

Les Oiseaux verrouillèrent leurs Nids —

Le Bétail s’enfuit vers les Granges —

Vint une goutte de Pluie Géante

Et puis ce fut comme si les Mains

 

Qui tenaient les Barrages avaient lâché prise

Les Eaux Dévastèrent le Ciel,

Mais négligèrent la Maison de mon Père —

N’écartelant qu’un Arbre —


                  The Wind begun to rock the Grass

 

The Wind begun to rock the Grass

With threatening Tunes and low —

He threw a Menace at the Earth —

A Menace at the Sky.

 

The Leaves unbooked themselves from Trees —

And started all abroad

The Dust did scoop itself like Hands

And threw away the Road.

 

The Wagons quickened on the Streets

The Thunder hurried slow —

The Lightning showed a Yellow Beak

And then alivid Claw.

 

The Birds put up the Bars to Nets —

Ther came one drop of Giant Rain

And then as il the Hands

 

That held the Dams had parted hold

The Waters Wrecked the Sky,

But overlooked my Fathers’s House —

Just quartering a Tree —

 

Emily Dickinson, traduction Pierre Leyris dans son Anthologie

de la poésie américaine du XIXe siècle, édition bilingue, Gallimard,

1995, p. 332-333.

14/11/2012

Christiane Veschambre, Après chaque page

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   On n'écrit pas pour se bâtir un "soi" — je n'écris pas pour devenir "moi".

   On n'écrit pas plus pour "s'emparer du monde", ainsi que le dit un article rendant compte du roman "événement de la rentrée" (septembre est aussi le mois de la rentrée dite littéraire en France). Le journaliste se félicite de cette détermination de l'auteur, et de ce que, en même temps, son livre "invite à rester soi".

 

   C'est d'abord désemparé, dessaisi qu'on vient à écrire. Dessaisi de tout contenu préalable, de toute forme reconnue. Dessaisi du rassurant partage forme / contenu. Aussi y a-t-il peu de chances pour que le livre qui naîtra peut-être de cet "espace vide", comme le nommait Peter Brook en parlant des conditions nécessaires du travail théâtral, fasse partie des "romans de la rentrée".

   Quelque chose du "moi" et du "monde" s'effrite, s'écroule, se dissout. La lumière de septembre (m') ouvre l'espace intérieur et extérieur, au-dedans et au-devant de moi, qui délivre des confrontations dialectiques, quelque chose veut, comme un animal caché sous la terre, sous l'eau ou dans la grotte, surgir et le traverser, cet espace, et c'est avec des mots qu'il me faut le laisser venir. Lui qui vient d'un monde sans mots, sans catégories, sans intentions.

   Et il disparaîtra. Ce qui surgit, toujours disparaît. Ça s'appelle la Vie. Ça ne se capture pas, ça ne se construit pas, ça ne se crée pas. Ça peut nous traverser, ça peut redonner vie, imprévisible, inassignable, à nos mots. Ça nous échappe, nous la perdons. Mais de la même façon que nous voulons vivre, encore vivre, jusqu'à la mort, contre la mort, nous l'espérons, la Vie, avec nos mots, après chaque page, nous la perdons, nous l'attendons, la prochaine fois peut-être, elle nous adviendra, et nous disparaissons.

 

Christiane Veschambre, Après chaque page, Le Préau des collines, 2010, p. 32-33.

13/11/2012

e. e. cummings, 95 poèmes, traduit par Jacques Demarcq

e. e. cummings, 95 poèmes, Jacques Demarcq, vivre

              60

 

plonge au fond du rêve

qu'un slogan ne te submerge

(l'arbre est ses racines

et le vent du vent)

 

fie-toi à ton cœur

quand s'embrasent les mers

(et ne vis que d'amour

même si le ciel tourne à l'envers)

 

honore le passé

mais fête le futur

(et danse ta mort

absente à cette noce)

 

ne t'occupe d'un monde

où l'on est héros ou traître

(car dieu aime les fille

et demain et la terre)

 

e. e. cummings, 95 poèmes, traduit et

présenté par Jacques Demarcq, Points /

Seuil, 2006, p. 93.

 

 

12/11/2012

Claude Dourguin, Laponia

 

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   Sans que l'on sache pourquoi, imprévu, offert que l'on découvre voici un jour de rémission. Le matin fleurant la glace a tendu une ciel d'azur pâle dont le cœur s'émeut, fragile, insolite. Froissé de blanc au lever, les heures une à une l'ont lissé, purifié, et il règne désormais impeccable, dépositaire de l'élégance arctique faite de dépouillement, de subtilité, de vigueur à la fois. Impressionné, saisi comme par la déférence instinctive au seuil de lieux saints, on avance plus grave qu'à l'ordinaire, mais c'est une gravité pleine, heureuse.

   Le chemin forestier coupe à travers les pins, vient longer un lac modeste, figure blanche sur fond blanc combien plus vivante et suggestive que celle de Malevitch, sur quelques kilomètres l'esprit se propose une petite énigme esthétique à résoudre. Les pins reviennent, clairsemés, avec leurs branches irrégulières, mal fournies, leur port un peu bancal qui témoigne assez de ce qu'ils endurent. Nul tragique, pourtant, ne marque le paysage, entre conte et épopée plutôt la singularité des lieux soumis à des lois moins communes que les nôtres, obligés à un autre ordre. Chaque arbre tient à son pied, qui s'allonge démesurée et filiforme son ombre claire, grise sur la neige. Ces grands peuplements muets et fragiles d'ombres légères comme des esprits, le voyageur septentrional les connaît bien, une affection le lie à eux. Il traverse sans bruit leur lignes immatérielles dans le souvenir vague, qui les fait éprouver importunes, grossières, de la densité, de la fraîcheur, de l'odeur terrestre ailleurs, sur quelque planète perdue.

 Claude Dourguin, Laponia, éditions Isolato, 2008, p. 37-38.

©Photo Claude Dourguin.

11/11/2012

Pascal Quignard, La Haine de la musique

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   La musique multipliée à l'infini comme la peinture reproduite dans les livres, les cartes postales, les films, les CD-ROM, se sont arrachées à leur unicité. Ayant été arrachées à leur unicité, elles ont été arrachées à leur réalité. Ce faisant, elles se sont dépouillées de leur vérité. Leur multiplication les a ôtées à leur apparition. Les ôtant à leur apparition, elle les a ôtées à la fascination originaire, à la beauté.

   Ces anciens arts sont devenus des scintillations éblouissantes de miroirs, un chuchotement d'échos sans source.

   Des copies ­ et non des instruments magiques, des fétiches, des temples, des grottes, des îles.

   Le roi Louis XIV n'écoutait qu'une seule fois les œuvres que Couperin ou que Charpentier proposaient à son attention dans sa chapelle ou dans sa chambre. Le lendemain, d'autres œuvres étaient prêtes à sonner pour le première et la dernière fois.

   Comme ce roi appréciait la musique écrite, l lui arrivait de demander à entendre deux fois une œuvre qu'il avait particulièrement appréciée. La cour s'étonnait de sa demande et la commentait. Les mémorialistes en portaient mention dans leurs livres comme d'une singularité.

 

                                                   *

 

   L'occasion de la musique, pendant des millénaires, fut aussi singulière, intransportable, exceptionnelle, solennelle, ritualisée que pouvaient l'être une assemblée de masques, une grotte souterraine, un sanctuaire, un palais princier ou royal, des funérailles, un mariage.

 

Pascal Quignard, La Haine de la musique, Calmann-Lévy, 1996, p. 280-281.

10/11/2012

Antoine Emaz, Soirs

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30.01.98

 

accorder la langue

sur peu de choses

 

là ce soir

seul

avec

le jour en vrac

 

tout est passé

 

 

restent l'herbe

quelques feuilles tordues sèches

le froid clair encore le mur

 

entre l'herbe et le mur

la lumière glace

à chaque fois renvoie

une paroi de froid

 

à la fin le crépi

craque gris

dans le soleil qui baisse

 

voilà

 

peu de choses

dans un temps bref où passent

beaucoup de morts trop

vite

 

la vie dure

 

poser le peu comme simple

autant que possible

l'œil ras

dans l'herbe courte

 

les mots

on ne sait pas trop

 

ils tracent comme des bouclettes

des mèches de sens sans

tête

 

même hors vent ils frisent

quand sur la table

une bouteille tient nette

sa forme

 

pour bien faire il faudrait

des mots cendriers lourds

des pavés de verre clair quand

dehors brûle

 

[...]

 

Antoine Emaz, Soirs, Tarabuste,

1999, p. 74-77. 

09/11/2012

Pascal Commère, Des laines qui éclairent, Une anthologie 1979-2009

 

D'une lettre déchirée en septembre (1996)

 

               Vers l'eau noire

 

Au mur d'une chambre une lampe allumée

près d'une image — ses yeux bleus, l'éclusière

poussait de son ventre le levier des vannes.

Derrières, les prés ­ bêtes un peu blanches, et

tout près un canal. Un bateau dans septembre

remontant vers l'eau noire.

 

 

               Des îles

 

Aujourd'hui vous suivez le cortège — une amie

se marie. Je vous demande comment sont les îles,

vous ne répondez pas, ou tout bas. Les îles

sont souvent si petites, on les cherche

du doigt le soir sur un atlas.

                                              Vous revenez

un jour de pluie — salut à Perros pour ce carré

de bleu là-bas... Rien ne change, le temps

joue avec les essuie-glaces, un pare-brise

éclaire. Le soir vient, une route en croise une autre,

une autre quelque part, toujours. Une route perdue.

 

Pascal Commère, Des laines qui éclairent, Une anthologie

1979-2009, Le temps qu'il fait, 2012.