20/07/2012
Marc Guyon, Volis agonal
Il y a des roses
sous le givre, et le lilas
bourdonne, le jour s'ouvre
d'une caresse.
Luxe, chasteté, l'année
vient : à sa surface
la nue calme,
le roseau ivre.
*
Saisir le jour
à sa douleur ;
combien l'automne
est doux, grande
l'envolée des oiseaux.
Sommes dignes
d'une joie ?
*
Est-ce l'homme
que je croise, pense-t-il
l'avenir, sans une boucle
tendre, sans regard précieux
un instant ?
Les filles
jadis parfumées ?
Le bienfait
nous ne le voyons pas,
mais par le songe
illuminé.
Marc Guyon, Volis agonal, Gallimard,
1972, p. 18, 37, 75.
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19/07/2012
Lou Raoul, Else avec elle
L'or Else
la campagne parfois ne dit pas un mot
et les voitures, toutes, s'éloignent
les animaux furtivement dans les taillis, tapis
puis le sifflement des rapaces nocturnes tout près, Else, de ton sommeil
parfois la campagne ne dit pas un mot
mais le matin, Else, tu regardes l'arbre du bout du champ, il vieillit aussi
mais tu rassembles des cailloux
des tas très petits c'est pas grand-chose ça ne pèse pas lourd
au même c'est rien
mais toi tu vois, Else, leur or
l'or des cailloux
pour que ta vie te serve un peu
Lou Raoul, Else avec elle, éditions Isabelle Sauvage, 2012, p. 23.
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18/07/2012
Hugo von Hofmannsthal, Lettre du voyageur à son retour
Le 26 mai 1901
Ma vie a été totalement dépourvue de bons moments jusqu'à maintenant, et peut-être ne le sais-je que depuis certaine petite aventure que j'ai eue voici trois jours — mais je veux essayer de raconter les faits dans l'ordre : encore que tu ne puisses pas retirer grand-chose de mon récit. Bref, je devais me rendre à une conférence, la dernière, décisive, d'une suite de discussions qui avaient pour but de rapprocher la société hollandaise pour laquelle je travaille depuis quatre années et une société anglo-germanique déjà existante, et je savais que ce jour serait déterminant — d'une certaine façon aussi pour ma vie à venir — et je n'avis aucune prise sur moi-même, oh! comme je manquais d'emprise sur moi-même ! De l'intérieur je sentais la maladie venir en moi, mais ce n'était pas dans mon corps, je le connais trop bien, mon corps. c'était la crise d'un malaise interne ; ses accès antérieurs, il est vrai, avaient été aussi imperceptibles qu'il est possible ; qu'ils avaient somme toute été réels, qu'ils étaient liés néanmoins à ce vertige présent, je le compris alors en un éclair, car nous comprenons bien davantage en de telles crises que dans les instants ordinaires de la vie. Ces prémices avaient été d'infimes, d'absurdes mouvements de contrariété, tout à fait négligeables, presque des déviations et incertitudes passagères de la pensée ou du sentir, amis à coup sûr quelque chose de tout nouveau pour moi ; et je crois bien, pour insignifiant que soit tout cela, n'avoir jamais rien ressenti de tel, sinon depuis ces quelques mois où je foule à nouveau le sol européen. Quoi, énumérer ces accès occasionnels d'un presque rien ? Il le faut, de toute façon — ou bien je dois déchirer cette lettre et taire le reste à jamais. Il arrivait parfois, le matin, dans ces chambres d'hôtels allemands, que la cruche et la cuvette — ou un coin de la chambre avec la table et le portemanteau — m'apparaissaient si irréels, si totalement dépourvus de réalité, malgré leur indescriptible banalité, presque fantomatiques et en même temps provisoires, en attente, qu'ils se substituaient en quelque sorte, pour un instant, à la cruche réelle, à la cuvette réelle emplie d'eau. Si je ne te connaissais pas comme un homme à qui rien ne semble grand ni petit ni entièrement absurde, je n'irais pas plus loin. D'ailleurs, il me suffirait peut-être de ne pas expédier la lettre. Mais : c'était ainsi.
(...)
Hugo von Hofmannsthal, Lettre du voyageur à son retour, précédé de la Lettre de Lord Chandos, traduit de l'allemand par Jean-Claude Schneider, Mercure de France, 1969, n.p.
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17/07/2012
Jean Follain, Paris
Cimetières
Le Père-Lachaise, lieu de l'ultime résistance des communards, reste pénétré des odeurs du dernier siècle quand s'agglutinèrent à Paris plusieurs villages de la banlieue. M. Thiers, le nabot à vigoureuse cervelle dont la gravure d'apothéose décore encore de vieilles maisons rurales, y est enterré sous un immense mausolée carré. Quelques-uns, parmi les tombeaux de généraux de Napoléon, sont encore entretenus, beaucoup ne le sont plus : l'amateur d'émotions, le revers du veston recouvert de pellicules, y découvre d'anciennes couronnes fangeuses et circonscrit d'un doigt spatulaire les aigles en relief sur la pierre moussue.
La multitude des cippes, des amphores, des croix, force le cœur dans les beaux jours de végétation abondante, alors que dans des coins pas encore défrichés, se balancent coquelicots et folles avoines, ainsi en est-il non loin du mur sanglant.
Autour du four crématoire, le colombarium forme une grande bibliothèque d'urnes. De petits bourgeois à esprit fort, porteur de leur vivant d'un regard têtu et doux, des ouvriers convaincus et sobres se font incinérer. leurs parents pour rendre les devoirs à leurs cendres doivent si elles sont haut placées le long du mur prendre l'échelle et monter jusqu'à la case numérotée parmi tant d'autres.
On peut visiter le four crématoire. La salle de crémation porte la marque de l'architecture salomonique. Elle comporte un orgue. La bière est introduite dans un simulacre de four en stuc décorée de roses, puis enlevée dans la coulisse et glissée devant deux parents seulement dans le véritable four qui consume à peu près tout car on ne retrouve que quelques débris d'os.
Pour la visite publique, le four fonctionne en veilleuse ; j'ai vu parmi les visiteuses une petite bourgeoise vêtue de noir, la lueur rose éclairant son visage s'écrier en riant : « Eh bien, moi qui aime la chaleur, je serai servie. »
Jean Follain, Paris, éditions R.-A. Corréa, 1935, p. 59-61.
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16/07/2012
Louise Herlin, L'amour exact
Ratiocinations
Si j'avais su, dit-il, que si brève est la vie — à peine en train déjà le terme approche
J'aurais mieux usé de mon temps J'aurais pris le temps d'aimer le proche et le lointain
J'aurais saisi l'aventure au col, la chance au vol
J'aurais sondé le savoir humain
exploré le cosmos et l'atome
si j'avais su que passe comme un sommeil fiévreux comme un été talonné par l'automne
l'existence si lente au départ que l'enfant griffe à coups d'ongle impatient d'en mouvoir la coque multi-millénaire
J'aurais levé plus de voiles ici-bas,
nommé plus d'objets
trouvé la clé d'énigmes plus nombreuses
négligé moins d'affection, de gens
J'aurais nourri plus d'espoirs si j'avais su, dit-il,
si j'avais pu prévoir
qu'à si peu se résume (en arrondissant)
avoir été au monde une vie durant
Louise Herlin, L'amour exact, éditions de La Différence,
1990, p. 96.
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15/07/2012
Paul Éluard, Dignes de vivre
Du dehors
La nuit le froid la solitude
On m'enferma soigneusement
Mais les branches cherchaient leur voie dans la prison
Autour de moi l'herbe trouva me ciel
On verrouilla le ciel
Ma prison s'écroula
Le froid vivant le froid brûlant m'eut bien en main.
Du dedans
Premier commandement du vent
La pluie enveloppe le jour
Premier signal d'avoir à tendre
La voile claire de nos yeux
Au front d'une seule maison
Au flanc de la muraille tendre
Au sein d'une serre endormie
Nous fixons un feu velouté
Dehors la terre se dégrade
Dehors la tanière des morts
S'écroule et glisse dans la boue
Une rose écorchée bleuit.
Paul Éluard, Dignes de vivre, avec vingt bois originaux
de Théo Kerg, chez les éditeurs des Portes de France,
1947, p. 52-55.
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14/07/2012
Étienne Faure, Correspondances, dans Théodore Balmoral
Transie je suis sur le quai d'hiver
et tente en vain l'espoir au cœur
d'arriver à temps malgré la neige,
le gel qui tout met à distance
derrière la vitre de ce temps où l'on s'aimait
sans hésiter, prenant la vie
comme si elle venait, à perdre connaissance
puis vie, de nouveau se perdre
depuis le quai où l'on s'est tant quittés
dans les films, yeux mouillés par l'histoire,
à dire adieu d'un geste sec,
de la main, du mouchoir — nous sommes quittes —
tandis qu'on maudit dans la buée de son souffle
le mouvement trop lent qui déplace
les corps, les rapproche, trop tard
pour prendre avec le monde, en sa fusion même
langue — c'était cela sans doute
être éprise
rapprochements
Étienne Faure, Correspondances, dans "Théodore Balmoral",
Printemps-Été 2012, p. 147.
© Photo Tristan Hordé.
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13/07/2012
André du Bouchet, Une lampe dans la lumière aride
La poésie
c'est refuser la vie — partie par partie —
pour l'accepter tout entière —
que l'image se pulvérise et devienne dérisoire.
La banalité poétique se résorbe aussi bien que l'autre, seulement il faut l'avoir éprouvée, jusque dans la trame — ce qui n'est pas facile
*
Le poète est celui qui, dormant et sachant qu'il dort,
ne se réveille pas —
*
le poème sort avec sa lie
hors de sa gangue d'angoisse
et de toute la boue qui le charrie
*
la poésie, c'est cette exaspération des facultés critiques,
de cette faculté critique qui ne mord pas sur la matière
il y a cette révélation de l'insipide
— de cette clarté
qui court en avant d'elle-même
ce qu'il y a de plus éclatant, de plus exotique, est comme la préfiguration de sa banalité
qui n'est suscité que pour être incinéré
l'image n'est que l'indication de sa course, de sa rapidité.
Nous sommes — heureusement — en retard sur cette banalité.
Notre vie, notre poids, notre étonnement, notre lenteur — notre admiration.
on a touché l'essence de la poésie, quand on sent passer ce souffle incolore, ce souffle
le vent dont nous sommes affublés
le feu, c'est cet immense retard sur la banalité —
l'image n'est suscitée que pour être incinérée.
André du Bouchet, Une lampe dans la lumière aride, Le Bruit du temps, 2011, p. 249, 252, 253, 254-55.
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12/07/2012
Frédéric Forte, Re-
L'histoire en contient pas
ce livre la moindre lune
l'histoire en contient pas de verre
trouble la vue ne va ne
mécanise pas
le poème ainsi est une condition
de re- (ou pas) légèrement
dans la dune
passagèrement
la dune en poésie ce n'est pas
rare et en état de prune non ça
n'aidera pas ce livre
la moindre lune
Entre deux pages la même
pluie à la place de rien
entre deux pages la même porte
absente pas de chien, un
écran dessus le thème inexistant
de re- son tiens italique posé
schème de qui s'avance
et combien
ce qui avance
à combien dans la marge, petits nems
empilés des amibiens tombant serrés
clinamen, pluie
à la place de rien
Frédéric Forte, Re-, "Le comptoir des mots"
éditions NOUS, 2012, p. 41 et 43.
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11/07/2012
Sofia Queiros, et puis plus rien de rêves
INT. NUIT
Tellement fatiguée, je m'endors sans éteindre les lumières, ni fermer les volets. Moi qui souvent retarde l'heure du coucher.
La peur de la mort.
Je ne visite pas ma tante moribonde.
Des enfants dans mon rêve « prennent le pli » — c'est ce qu'ils disent — et penchés en avant, se tirent le visage dans tous les sens, juste au-dessus de mon nez.
C'est pour de rire, je devrais rire. Mais je m'agite.
Dehors le vent s'éparpille et se cogne aux vitres de mes fenêtres.
INT. JOUR
Je passe en revue les images empilées.
Ici la maison brûle. Je suis seule et désemparée. Celui que j'aime a foutu le feu, puis le camp.
Ici c'est un jour de petite gloire, un sourire bien mérité. La jupe à volants rose fuchsia que je porte vole et j'ai sur le visage une orchidée.
Puis ici, encore dans la maigreur du chagrin d'amour.
Là les figures en contre-jour se font brouhaha.
Je suis sensible au bruit et à la lumière, aux mots éparpillés dans les rayons du soleil, au petit martèlement qui sort de la fenêtre du voisin.
Sofia Queiros, et puis plus rien de rêves, éditions isabelle sauvage, 2012, p. 22-23.
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10/07/2012
Thomas Bernhard, Sur la terre comme en enfer
Ma mort viendra bientôt
par le champ, fatiguée,
quand les ombres
des corbeaux noirs
se précipitent sur l'herbe
et, derrière la maison, l'arbre
ferme les paupières
dans la neige
et quand soufflent
les mots
de l'hiver qui approche
L'âme malade, regardant
autour d'elle,
ne glisse plus vers le village.
Mein Tod kommt bald
über den Acker, müd,
wenn in das Gras
die Schatten stürzen
schwarzer Raben
und hintern Haus der Baum
die Lider schließt
im Schnee
und mahen Winters
Worte wehn...
Die kranke Seele huscht
umblickend nicht mehr
auf das Dorf
hinüber.
Thomas Bernhard, Sur la terre comme en enfer, traduit de l'allemand
et présenté par Suzanne Hommel, "Orphée", La Différence, 2012, p. 97 et 96.
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09/07/2012
Louise Labé, Sonnet XIIII
Sonnet XIIII
Tant que mes yeux pourront larmes espandre,
A l'heur passé avec toy regretter,
Et qu'aux sanglots & soupirs resister
Pourra ma voix, & un peu faire entendre :
Tant que ma main pourra les cordes tendre
Du mignart Lut, pour tes graces chanter :
Tant que l'esprit se voudra contenter
De ne vouloir rien fors que toy comprendre :
Ie ne souhaitte encore point mourir.
Mais quand mes yeux ie sentiray tarir,
Ma voix cassee, & ma main impuissante,
Et mon esprit en ce mortel seiour
Ne pouvant plus montrer signe d'amante :
Prirey la Mort noircir mon plus cler jour.
Louise Labé, Œuvres, Lyon, chez Jean de Tournes,
1555, p. 118, dans Gallica, Bibliothèque numérique de la BNF.
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08/07/2012
Louis Aragon, Les Poètes
La Tragédie des poètes
La chambre de Don Quichotte
Comme un cheval d'os de poil et de feu sera toujours au cavalier préférable à toute monture fictive
De même à celui qui ne se soucie aucunement de cavalcade et que n'émeut ni la sueur de la robe ni le hennissement
Un cheval de pierre est plus grand là debout sur son socle à tout jamais qui se cabre
Plus enivrant dans cette inutilité de la crinière qui bouge avec la lenteur du soleil
Et cette couleur blafarde aux ombres variables
Que la bête chaude et glacée entre les cuisses de l'homme qui s'envole
La bête à qui le poignet fait mal où la main le retient
Ainsi les mots dans ma bouche sont le cheval de pierre
Et ils sonnent de tous ces grelots mis aux harnais imaginaires
Ils sont le cuir férocement qui arrête l'élan de la pensée
Ils entrent dans la chair de ce que je dis
Et c'est moi qui souffre où la raison me blesse déjà dépassant ce qu'elle permet d'entendre
Déjà mis en sang par la bride et chaque parole n'est plus
Ce qu'elle était mise en branle Elle dit autre chose que ce qu'elle dit
Que ce qu'elle disait Je m'enivre
De l'emploi que je fais des vocables humains et tremble
Je ne sais trop moi-même de quelle profanation commise de quel forfait
Que je signe de quelle dénonciation du langage
Et pourtant quand le caillou roule et m'échappe et tombe et rebondit
Ce n'est point le sens qui meurt mais autre chose qu'il devient
Qu'un autre que moi ne lui aurait point donné licence d'être
Autre chose que ce galop suivant les règles du pavé que cette course
D'ici à là et pas plus loin
Autre chose qu'une liaison de poste avec son horaire et la ville à chaque bout nommée
Autre chose que le cheminement de la pensée autre chose
Que midi forcément à la fin de la matinée
Autre chose autre chose n'en fût-il point d'autre et je m'entends
Moi-même avec étonnement moi-même dans l'écho redoublé des syllabes
Comme celui dans la montagne qui avance le pied sur l'éboulis
Et sent fuir à peine posé toute la terre sous sa semelle en vain prudente
Les mots l'un l'autre qui s'entraînent dans la chute et on ne peut plus rien arrêter
Ni le bond des blocs et leur presse et le déclenchement du vertige
Ni l'énorme suintement de poussière fuyante fine affolée
Ni l'écho sauvage qui répond de falaise en falaise comme une image de miroir en miroir
Et plus rien ne se borne à soi désormais mais tout vocable porte
Au-delà de soi-même une signification de chute une force révélatrice
Où ce que je ne dis pas perce en ce que je dis
Où plus fort est l'entraînement des paroles que le rêve qui les précède
Où je suis emporté comme un fétu de paille sur une mer démontée
Où je suis le jouet qui ne se peut retenir d'une nécessité nouvelle
Nouvellement dans sa marche inventée
Et je n'ai plus maîtrise de ma langue à la fois torrent et ce qu'il roule
Je n'ai plus le choix de ne point proférer ces sons chargés d'ivresse comme le grain d'un raisin noir
Je ne puis faire que je ne les ai point prononcés
Avec toute la violence de l'élocution surhumaine qui me roule me tourne me renverse
Et que vous expliquez bien mal avec ce pauvre mot de poésie
Auquel on en fait voir de toutes les couleurs
[...]
Aragon, Les Poètes, dans Œuvres poétiques complètes, II, édition sous la direction d'Olivier Barbarant, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 2007, p. 357-359.
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07/07/2012
Jacques Dupin, La mèche
La mèche
Éteinte dans sa tombée
une phrase épanouie
frissonne dans l'aléa
des copeaux qui se dispersent
L'armature du tonneau
se tend à crever la panse
du gueux assoiffé de mots
l'intérieur du vin ouvert
comme un théâtre de consonnes
tangue dans les vertèbres
le hoquet est sublimé
par la secousse de l'air
sous la voûte du cellier
il reste à jeter au feu
les douelles du tonneau
et la griffe du poème
N'ayant rien à dire
étant sous le charme
je partage
l'accablement du murier
couvert de mouches qui parlent
l'idiome
des lointains carbonisés
étant sous le charme
de la vibration d'un peuple
de guêpes
avant de tomber de l'assiette en l'air
sur une lèvre éclatée
Je suis revenu
par le sentier des falaises
tordant le mouchoir heurtant
le caillou
riant sous le manteau pour éparpiller
la parole
avant d'être à la fin le mort dans la lettre
et la lettre dans la mort
[...]
Jacques Dupin, La mèche, dans Europe, "Jacques Dupin", n° 998-999, juin-juillet 2012, p. 22-23.
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06/07/2012
Pierre Silvain, Du côté de Balbec
Longtemps, à Combray, l'enfant avait fait ses délices de la crème dans laquelle le père écrasait des fraises jusqu'à obtenir une certain ton de rose qui devait rester plus tard pour le Narrateur la couleur du plaisir, être celle du désir et du tourment amoureux. De Cabourg où il terminait Du côté de chez Swann, Proust écrivait à Louise de Mornand qu'il avait rencontré sur la digue, « par un soir ravissant et rose », l'actrice Lucy Gérard dont la robe rose, à mesure qu'elle s'éloignait, se confondait avec l'horizon (ajoutant que, pour s'être attardé à la regarder, il était rentré enrhumé). Quand j'allais à la Ferme en fin de journée acheter des cœurs à la crème, ce n'était pas en pensant à l'épisode des fraises écrasées. Comme je n'avais pas lu la Recherche, je ne savais rien non plus du rose que le soleil levant mettait sur la figure de la petite marchande de café au lait, du rose de l'aubépine dans le jardin de Tansonville, j'ignorais qu'un tissu rose doublait la robe de Fortuny que le Narrateur avait offerte à Albertine pour la tenir à sa merci.
La Ferme était une laiterie au rez-de-chaussée d'une bâtisse où de l'enseigne peinte sur sa façade subsistait seulement le contour de grandes lettres que les intempéries et le soleil avaient effacées. On poussait une porte basse, on entrait de plain-pied dans une pièce qui sentait le fade et l'aigri, le linge humide et la cendre. Dans la demi-obscurité, on s'attendait toujours à déranger une poule ou à se cogner contre un baquet. La femme retirait les cœurs de leur moule en zinc, les empaquetait, glissait l'argent dans la poche de son tablier. Personne n'avait gardé le souvenir qu'elle ait jamais engagé la conversation, salué et encore moins reconduit l'acheteur jusqu'au seuil de son antre. Elle pouvait se montrer méfiante, malgracieuse, mais nullement obligée à l'égard de ce dernier, puisqu'il reviendrait.
Pierre Silvain, Du côté de Balbec, L'escampette, 2005, p. 92-93.
©Photo Tristan Hordé.
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