21/02/2013
André Frénaud, Les Rois mages
Pays perdu
Mon pays d'enfance,
oh ! si loin de moi !
Ô sillon parallèle
quand je te revois, bête
sans croupe ni crinière.
Les jardins maraîchers,
les remblais du canal,
bâtiments ferroviaires,
les vieillards presbytes,
la cloche du presbytères,
le veuf sort de l'épicerie,
s'en va au cimetière,
les garçons et les filles.
Mais où donc est-il ?
Qui me conduira ?
... Il y avait une voiture à cheval
encapuchonnée, certain tintement.
Au détour de la crête, le château disparaît,
en tuiles grise, et le vent de bruine
le vêt, d'osier et des fleurs du sureau.
Le mordu ricane derrière le mur.
Seul je vois l'oiseau dans la mousse,
aux pattes velues... Il faut dormir.
J'ai entendu un cri... Le tonnerre
assombrit la carriole.
En vain j'attends dans la boue noire,
pays de houille et de mamelons niais.
Ici, il n'y a plus d'autrefois.
André Frénaud, Les Rois mages, suivi de L'Étape
dans la clairière, Poésie Gallimard, 1987, p. 52-53.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Frénaud André | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : andré frénaud, les rois mages, pays perdu, enfance, nostalgie | Facebook |
20/02/2013
Yasmina Reza, Nulle part
La petite fille marche en tirant son cartable. Dix fois, elle se retourne, dix fois, elle s'arrête ou ne s'arrête pas avec son cartable, son gros manteau de cosmonaute, pour faire un signe de la main, toujours souriant, toujours gaie, partant toute seule dans le petit matin pour l'école, toute seule tournant le coin de la rue, à demi cachée par les arbres, trouvant encore des feintes pour apercevoir sa mère à travers les grilles du jardin public et souriant gentiment et envoyant encore des baisers et disparaissant avec son cartable, son petit bonnet et son manteau. Et sa mère sur le balcon qui voit cette forme adorée et qui l'inonde de baisers soufflés avec sa main et qui fait de grands signes de gaieté dans sa robe de chambre fine, souriant et embrassant dans le froid, le cœur étreint de voir la petite s'éloigner comme elle s'éloignera dans le temps, comme elle ne voudra plus que je sois là, à la fenêtre à faire tous ces gestes, que je sois là, sa maman perchée et elle maladroite et gentille, boule joyeuse avec son cartable tiré.
Elle part pour le collège, elle tient au mot collège, quand je dis lycée, elle dit collège maman. Elle a des baskets, un blouson bleu clair et un bonnet blanc. Elle marche comme on marche à son âge, un peu sur les talons, un peu vite, son cartable est un sac à dos (je ne veux pas parler de sa lourdeur). Elle longe les grilles du jardin et se retourne pour me dire au revoir. Elle marche encore, se retourne au coin, en hiver je la vois plus longtemps parce qu'il n'y a pas de feuilles aux arbres. Elle fait un dernier signe avant d'être effacée par le mur d'immeuble. Et c'est un soulagement que tu disparaisses, car jamais sinon je quitterais la fenêtre, je serais toujours là, chose restante, à agiter ma main, jusqu'à ce que tu sois un point.
Yasmina Reza, Nulle part, Albin Michel, 2005, p. 11-14.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : yasmina reza, nulle part, enfance, départ, perte, temps | Facebook |
19/02/2013
Eugène Savitzkaya, Bufo bufo bufo
Souillée de lait, comme le loup avide, comme
le cygne, dépouillée, lourde comme l'eau de la mer,
le bras du boucher, la jambe de la salie,
la tête du rat, souillée, comme les pattes du héron,
le frère et la sœur, l'ogre matinal éveillant
ses poussins, pourpre et bleue, masquée, veule,
mêlée aux feuilles, aux baies, aux pépins,
petite morveuse près du limon, sur les braises,
sur les coussins brodés, dans la soie, puante,
dans le linge nouveau, brûlée, décapitée, comme
les tournesols, le frère et la sœur,
le garçon, le souffleur, le palmier,
à la main blanche, paume de la main droite mordue,
ventre peint, pied blessé dans le piège, dans le sac,
petit soleil de ma journée, trou, tréfonds, salie
la morte qui engloutissait, qui lapait, criant
comme œil de mercure, anus rose, au bord du gouffre,
salie de cendre, éclaboussée de plumes, tournée
vers le centre de la terre, distribuant les pestes,
perdue, jetée, déchirée, ouverte, envahie, habitée,
tombée sur les graviers.
Eugène Savitzkaya, Bufo bufo bufo, Les éditions de Minuit,
1986, p. 35.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Savitzkaya Eugène | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : eugène savitzkaya, bufo bufo bufo, souillure, le frère la sœur, le corps, l'ogre | Facebook |
18/02/2013
Anise Koltz, Je renaîtrai
Mon ombre
Je m'embrouille
dans mon ombre
comme dans un filet de pêche
Elle me fait trébucher —
m'enlace au soleil
pour qu'avec lui
je quitte la terre
*
Je vis depuis toujours
Mais j'ignore
dans quel corps
j'ai enfoui ma chair
J'ignore quelle mère
m'a légué sa douleur de vivre
sa douleur de mourir
Tandis que sa sève monte en moi
je la porte comme une amulette
qui attire les maléfices
Anise Koltz, Je renaîtrai, Arfuyen, 2011,
p. 146 et 124.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : anise koltz, je renaîtrai, l'ombre, le soleil, le corps, mourir | Facebook |
17/02/2013
James Sacré, Un Paradis de poussières
James Sacré a obtenu le prix Max Jacob pour l'ensemble de son œuvre. Il lui sera remis le 21 février au Centre National du Livre.
Au lieu de m'en tenir à des souvenirs jamais précis
(Des choses, de mes sentiments pour ces choses),
A des photographies de mince intérêt, le plus souvent mal prises,
Est-ce que ça serait pas mieux d'oublier tout le détail
De ma rencontre avec des endroits, des moments de ce pays
Avec des gens,
Et de simplement regarder pour écrire
Les images de tant de beaux livres ? n'ont-elles pas
Dans leurs couleurs, dans ce qu'elles donnent à voir
Tous les mots dont j'ai besoin pour dire ?
Ma si pour dire quoi qui me ramène à mon désir
De reprendre un café cassé ?
Le passé mal photographié, demain rien de précis
Je vais continuer de mal oublier.
*
Il y a toujours quelque chose comme une ruine dans ce que
l'œil regarde :
Mur de maison qui s'en va, terrasse qui tombe
Et tout à côté des constructions pas finies, couleur de brique et de béton.
Au loin de grands feuillages d'arbres bougent
(Je pense à ce village en Vendée
Où l'enfance a connu déjà
Ces formes de feuillages muets).
On est à côté de la vie défaite et qui se continue pourtant :
Des bruits de moteurs et le pas des mules,
Une voix qui n'en finit pas de crier je sais pas quoi.
Je pense
A ces grands gestes d'arbres, à l'enfance à jamais solitude
Ça n'aide guère
A savoir se tenir dans le monde en désordre.
James Sacré, Un Paradis de poussières, André Dimanche, 2007,
p. 108-109.
© Photo Tristan Hordé.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Sacré James | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : james sacré, un paradis de poussières, maroc et vendée, écrire, mémoire, souvenirs, images | Facebook |
16/02/2013
Marina Tsvétaïéva, Le Ciel brûle, suivi de Tentative de jalousie
Les nuits sans celui qu'on aime — et les nuits
Avec celui qu'on n'aime pas, et les grandes étoiles
Au-dessus de la tête en feu et les mains
Qui se tendent vers Celui —
Qui n'est pas — qui ne sera jamais,
Qui ne peut être — et celui qui le doit...
Et l'enfant qui pleure le héros
Et le héros qui pleure l'enfants,
Et les grandes montagnes de pierre
Sur la poitrine de celui qui doit — en bas...
Je sais tout ce qui fut, tout ce qui sera,
Je connais ce mystère sourd-muet
Que dans la langue menteuse et noire
Des humains — on appelle la vie.
Marina Tsvétaïéva, Le Ciel brûle, suivi de Tentative de jalousie,
Préface de Zéno Bianu, Traduction de Pierre Léon et
d'Éve Malleret, Poésie / Gallimard, 1999, p. 79.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : marina tsvétaïeva, le ciel brûle, suivi de tentative de jalousie, amour, la vie | Facebook |
15/02/2013
Paul Louis Rossi, Le Voyage de sainte Ursule
Et je marchais dans les rues paisible en apparence
mais tout entier tremblant de cette mémoire
inconnue comme un
alcool
Tourmenté de ce regard plongé à travers moi dans le
temps aveugle et pénétrant cette trame
indéchiffrable d'images fugitives
et de sonneries
Presque illisible où s'inscrivaient des souvenirs qui
ne me laissaient jamais reposer et j'allais
perpétuellement agité de l'auberge
au gibet
Aisni qu'une barque amarrée roulant au fil des eaux
enfermé dans la spirale des rues nouant et
dénouant l'écheveau de cette
Ville ancienne
Paul Louis Rossi, La Voyage de sainte Ursule, Gallimard, 1973, p. 19.
© Photo Chantal Tanet, 2011.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : paul louis rossi, le voyage de sainte ursule, mémoire, temps, souvenirs | Facebook |
14/02/2013
Christian Prigent, La Vie moderne —recension
(à un poète)
C'est quoi mecton ton identité rock et tu
la construis comment ta postérité ? Vu
Vite fait dans les actus ou zig zag zap
Pé partout jusqu'à l'épileptique clap
De fin ? People sur(face)nooké, non ? Plu
Tôt le strip absent Maurice Blanchot du
Paf ? Désaffecté de la nébuleuse Hype ?
No picturale youtubiquité ? Aïe p
As facile assurer face ou pile une i
Mage au choix pur poète incrusté en marge
Ou survoltant overlooké star slam i
Cône à "roupies fan d'effet sexe au sens large.
Christian Prigent, La vie moderne, P. O. L, 2012, p. 137.
Une représentation de la société
La Vie moderne, ce sont dix séquences titrées — la société, la politique, la santé, l'amour, le sport, les sciences, la gastronomie, nature et climat, la mode, la culture —, chacune contenant des poèmes (5 pour la politique, 17 pour la culture) de trois quatrains de onze syllabes. Le livre s'ouvre sur un extrait de la quatrième satire de Juvénal (celle qui rapporte l'anecdote du turbot monstrueux offert à César), qui annonce fermement la véracité de ce qui suivra, annonce reprise dans le poème donné en avant dire : « Calliope, assis ! vazy ! hop ! pas de bel / Canto sur la lyre : ici c'est du réel ». Après la dernière séquence, un "Portrait de fin" est précédé d'une citation de Blaise Cendrars : « Et le soleil t'apporte le beau corps d'aujourd'hui / Dans les coupures de journaux / Ces langes », qui suggèrent ce qu'est le matériau de La Vie moderne, ce que confirme la quatrième de couverture : les thèmes retenus, et le vocabulaire pour une bonne partie, sont empruntés aux rubriques des journaux, « chacune recomposée en vers satiriques (..) pour dire, bouffonnement, une stupéfaction un peu effrayée. »
Comment utiliser ce matériau ? Christian Prigent s'est expliqué autrefois sur sa pratique du "cut up"1 et il y revient dans L'archive e(s)t l'œuvre e(s)t l'archive ; pour ne pas tout citer de cet essai2, je retiens la description des étapes de la construction d'un livre :
Je suis toujours parti de documents (écrits ou images). Ensuite : extraction des documents de leur contexte [ici, journaux] ; insertion dans un autre contexte (le texte en cours) ; articulation à une composition d'ensemble ; et, la plupart du temps, transformation par diverses manipulations rhétoriques, descriptions décalées, commentaires méta-techniques, déplacements homophoniques, etc.
C'est ce qui est mis en œuvre dans La Vie moderne, qui présente un tableau sombre de la société d'aujourd'hui, attachée à des riens, auto-destructrice, ouverte à la sottise, satisfaite d'elle-même ; entendons ce qui est écrit : la société n'est pas que cela, mais l'infantilisme s'étale et c'est ce que Prigent saisit : au lecteur de réfléchir sur des causes. Son propos n'est pas d'un sociologue et il utilise d'autres techniques, comme je l'ai rappelé en le citant. Ses matériaux, ce sont les articles de journaux dont il extrait en particulier le vocabulaire : il est impossible de lire la presse sans y trouver quantité de mots anglais ; rien de nouveau depuis le Parlez-vous franglais d'Étiemble paru en 1964, si ce n'est que tous les domaines sont touchés et, surtout, que la distinction exige l'emploi de l'anglais pour parler d'actes communs de la vie quotidienne et de ce qui concerne le corps et ses gestes. Il y a, souvent, drôlerie par l'accumulation — ainsi, titré (pour vos étrennes) : « For Booz : amazing increase in thickness / of his penis (pin) up to 30 with our / Miracle pills [etc] »—, mais en même temps mise en scène avec une portée politique de ce qu'est un mode de vie ; cet aspect est d'autant plus net que l'emprunt à l'anglais renvoie aussi à des pratiques qui se répandent depuis peu, par exemple celle qui fait l'objet d'un poème titré (bedazzle your vagina) — pratique décrite sur internet.
Les seuls relevés du vocabulaire (qu'il ne s'agit pas de multiplier, comme l'avait fait Étiemble pour "défendre" le français) ne suffiraient pas pour faire entendre la bouffonnerie des discours dominants dans la presse. L'essentiel est à mes yeux dans le travail du vers : on y reconnaît vite une « virtuosité pince-sans-rire »3, analogue à celle des Grands Rhétoriqueurs. Les vers sont des hendécasyllabes, mais cela n'empêche pas que deux, dans un poème, soient des décasyllabes et, clin d'œil, quand un vers d'un quatrain est un alexandrin, un autre, qui rime ou non avec lui, n'a que dix syllabes : le compte est bon. Relevons encore que les possibilités d'alternance de rimes dans les trois quatrains de chaque poème sont systématiquement explorées ; par exemple, aabb-abba-abab (p. 55), aabb-abab-aabb (p. 56), aaaa-abba-abba (p. 57), abab-abba-abab (p. 58), etc. À partir de ce cadre strict, appartenant à la poésie classique (que Prigent n'a jamais rejeté) — même les majuscules en début de vers, signe du poétique, sont respectées —, le vers est réinventé.
Compter les syllabes, pratique rigoureuse, n'exclut pas les jeux possibles (comme on parle du jeu de deux pièces) : "etc" vaut pour une syllabe, le signe "=" pour deux, "ADN" pour une, mais "Pvc" pour trois et "50%" pour cinq — et "Li/1" se lit bien "lien" et "Q" "cul". Si cela est nécessaire une diérèse, indiquée par un tiret au lecteur, est introduite dans un mot pour gagner une syllabe ("la pertubati—on") ou une des anciennes licences permet de ne pas dépasser le nombre de 11 ("Ô pro de l'excellence excite encor moi"), de même que l'élision ("en-dsous). Se lisent des rimes riches "vidéoscope a / télescopa"), d'autres cocasses ("aux zones / ozone"), des quatrains monorimes ("va / déplora / à pas sa / desiderata" ) et des rimes avec inversion phonétique ("or" rimant avec "pro"). Dans beaucoup de quatrains, le mot à la rime enjambe sur le vers suivant, ce qui ne nuit pas à l'autonomie du vers, même si certaines coupes rendent — ce qui est évidemment volontaire — la prononciation ardue :
ou / Trageusement épurée quasi même u
Niverselle. Et si mère allaiteuse ou né
E génétiquement [...]
Beaucoup ont une fonction critique ; un exemple : dans le premier poème "(on mange quoi demain ?)" de la séquence "la gastronomie", la rime "ca / ca" exprime nettement ce qu'il en est de la cuisine proposée — on en relèvera quantité d'analogues. Le mot coupé à la rime, en écho à un mot du vers, exprime un jugement sur ce qui vient d'être dit ; ainsi dans "(journée des femmes)" :
« Aux femmes faudrait leur lâcher la grappe » ou
« Lui couper les choses à ce con » c'est con
Tradictoire au plan physiologique non ?
L'action critique s'exerce par la néologie (cf l'ironique "hormon mâle"), par formation de mots valises comme "emberlifricotées", "gesticulaction", "youtubiquité", etc. ; elle passe aussi très souvent par le caractère jubilatoire des répétitions sonores ; parmi d'autres, ce vers avec une allusion à La Fontaine, "Dans ces moments maman heureux amants vous", ou cette première strophe de "(une fille pop)" dans la séquence "l'amour" :
Flic floc c'est tip top la fille pop en botte
Qui flippe hic & nunc en spot splash sous la flotte
Mais va surtout pas t'y flotcher les crocs ! stop !
C'est pas ton lopin ! Pas d'galop ! Gare au flop !
D'autres procédés sont mis en œuvre, les poèmes accueillant aussi bien le verlan ("à donf") et l'anglicisme familier ("dope") que le moyen français ("emmi", "ire"), des formes graphiques chères à Queneau ("xa", "steu") ou qui évoquent des prononciations dites "populaires" avec accentuation du e en fin de mot ("ça dou / Bleu"), des formules propres à la ballade ("Prince si...."), etc. Bref, c'est toute la langue qui est en émoi, et pour que les emprunts à l'anglais apparaissent dans leur pauvreté, Prigent introduit dans La Vie moderne des fragments de latin — souvent ; reprenant même pour titre du premier poème, dans la séquence "la santé", la formule de Descartes, "larvatus prodeo" —, d'allemand, d'italien, d'espagnol — citant alors Thérèse d'Avila.
Le discours critique se construit aussi à partir d'un prélèvement de matériaux qui, sortis de leur contexte (la petite annonce) et légèrement modifiés, deviennent une charge : comment entendre ce qu'est l'amour quand on lit ceci :
Moi debout costume anthracite vous as
Sise et féline oh ce sourire si as
Sassin sans retenue sur 3 w
Vudans le métro point com on se télé
Phone ?
Dans certains cas, la satire passe simplement par le descriptif de ce qu'annonce le titre du poème ; ainsi pour (Auschwitz Tour), dans la séquence consacrée à la culture, les quelques éléments retenus suffisent pour dire ce qu'est la marchandisation de l'horreur4. C'est encore « le monde vrai » que celui de « wiki cul / Ture » ou celui de la proposition d'élevage dans chaque foyer d'un porc — « et chacun son azote ». On lira dans la même séquence sur la gastronomie, sous le titre ironique (hippisme, histoire & gastronomie), un rappel de ce qu'est Poutine :
ça / Vous ravigote l'idéologie : mords
Poutine en treillis torse à poil sur roncin
Sibérien car c'est du steak de russe mort
Sous sa selle ou hachis tchétchène au cumin.
Ces quelques exemples pour montrer que Christian Prigent, comme dans ses précédents livres, appelle un chat un chat et poursuit le lent travail pour transformer les représentations qui nous sont proposées, ici dans la presse. On pourra trouver que ses vers se rapprochent souvent des vers de mirliton : on a reproché la même chose à Queneau... Ils sont d'une grande efficacité pour dire dans la parodie quelque chose des ruines d'une société dominée par "le marché".
Christian Prigent, La Vie moderne, P.O.L, 2012 ; L'archive e(s)t l'œuvre e(s)t l'archive, "Le lieu de l'archive", Supplément à la Lettre de l'IMEC, 2012.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Prigent Christian, RECENSIONS | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : christian prigent, la vie moderne, le vers, à un poète | Facebook |
13/02/2013
William Shakespeare, Les Poèmes, traduction Yves Bonnefoy
Vénus et Adonis
Le soleil au visage pourpre vient de se séparer de l'aube en pleurs, et Adonis aux joues de rose se hâte d'aller chasser. Il aime la chasse mais il se ri avec mépris de l'amour. Vénus, dont il obsède la pensée, se jette au-devant de lui et, en hardie amoureuse, elle se met à le courtiser.
« Ô trois fois plus beau que moi-même, dit-elle pour commencer, ô de ces prés la fleur suzeraine, douceur incomparable, éclipse de toute nymphe, plus beau qu'un homme, plus blanc et plus vermeil que ne sont les roses ou les colombes, la nature qui t'a fait en cherchant à se dépasser elle-même dit que le monde avec ta vie finira.
Daigne, ô merveille, descendre de ton coursier et, sa tête orgueilleuse, rapproche-la par le frein de l'arçon de ta selle. Si tu veux bien m'accorder cette faveur, pour récompense tu connaîtras mille secrets de miel. Viens t'asseoir ici, où jamais le serpent ne siffle et je t'étoufferai de baisers.
Et pourtant je ne rassasierai pas tes lèvres de la satiété écœurante, plutôt je les affamerai en pleine abondance, les faisant rougir et pâlir par mes inventions très nombreuses : dix baisers aussi courts qu'un seul, un seul aussi long que vingt. Un jour ne nous semblera qu'une heure, dépensé en ces jeux qui trompent si bien le temps. »
Disant cela, elle saisit cette main dont la sueur atteste la vigueur et la fougue. Et toute tremblante de passion, elle appelle cette sueur le baume, l'onguent suprême que la terre réserve pour l'apaisement des déesses. Elle est si bouleversée que son désir lui donne la force et le courage d'arracher Adonis de son cheval.
[...]
William Shakespeare, Les Poèmes, traduction et préface Yves Bonnefoy, Mercure de France, 1963, p. 13-14.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Bonnefoy Yves | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : william shakespeare, les poèmes, yves bonnefoy, vénus et adonis, passion, baiser | Facebook |
12/02/2013
Umberto Saba, Trente poèmes, traduction Georges Mounin
Printemps
Printemps que je n'aime pas, je veux
raconter que tournant au coin
d'une rue, le présage de ta venue me blessait
comme un coup de couteau. L'ombre mince encore
des rameaux, sur la terre encore
nue, me trouble aujourd'hui comme si je pouvais,
comme si je devais
renaître. La tombe elle-même
semble mal sûre à ton retour, antique
printemps, qui, plus que nulle autre saison,
cruellement, ressuscites et tues.
Paroles
Paroles
où le cœur de l'homme, aux origines,
se regardait surpris et nu ; je cherche
un coin dans le monde, une oasis
propice où, par toutes mes larmes, vous laver
du mensonge qui vous aveugle. Du même coup
l'entassement des souvenirs épouvantables
fondrait comme neige au soleil.
Umberto Saba, Trente poèmes, traduction Georges Mounin,
L'apprentypographe, 1986, p. 17 et 26.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : umberto saba, trente poèmes, traduction georges mounin, printemps, parole, souvenir | Facebook |
11/02/2013
Lionel Ray, Comme un château défait
De toi que reste-t-il ? les mots et les chemins
de partout tombent
comme les cartes du jeu ancien.
Tu appelles du fond de la gorge
toutes les paroles du monde.
Ces mots qui ne sont à personne,
pour la grande moisson nocturne,
la messe noire du souvenir.
*
Le termps ne vieillit pas,
il tourne la page du jour,
préserve la nuit dans son poing de pierre.
Le temps est un pays immobile
en deça d etoi-même.
Il éloigne toute fin, la dissipe,
verger aux fruits obscurs
et familiers.
Lionel Ray, Comme un château défait, Gallimard,
1993, p. 94 et 95.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : lionel ray, comme un château défait, les mots, le temps | Facebook |
10/02/2013
Aragon, Henri Matisse, roman
Matisse et Baudelaire
J'ai raconté ce drame ailleurs : cette longue et rapide rêverie d'Henri Matisse autour de Baudelaire détruite par un accident technique, trente lithographies perdues dont ne restait que le témoignage de la photographie, et comment le peintre songea à les refaire d'après la photographie, et comment il renonça à ces dessins refaits, parce que si beaux qu'ils fussent l'élan n'y était plus, l'esprit de Baudelaire.
Les voici pourtant, dont, cinq ou six, nous allons garder jalousement le souvenir. Comme une leçon que nous donne Matisse, un exemple : le renoncement de sa créature par le créateur, Éve de son dieu refusée pour n'être pas celle qui au serpent cèdera. Plus tard les peintres viendront comparer à ces photographies par Matisse préférées et qui vont illustrer Les Fleurs du Mal, ces redites de sa première pensée, et qu'il aura délibérément écartées. Ils apprendront le choix, cette auto-chirurgie de l'artiste. Ils verront Matisse brisant le miroir où seul se regarde Matisse, et ne transparaît plus Baudelaire. Et peut-être prendront-ils peur devant eux-mêmes, leur facile satisfaction d'eux-mêmes. Il y a de quoi vaciller.
Comment avec des mots parler le langage à ces dessins répondant, ce langage d'absence, où chaque flexion de la syntaxe impliquerait l'effacement de la chose exprimée, la disparition de Baudelaire ? L'étrange de cette aventure est que, Baudelaire évanoui, demeurent les interprètes de Baudelaire ; Matisse, si l'on veut, mais enfin Matisse que nous voyons dans les yeux des acteurs, tout à l'heure récitant L'Invitation au Voyage ou La Chute d'un Icare, Matisse dans l'absence de Baudelaire, la présence de Matisse dans l'absence de Baudelaire, ; et par là de lui-même différent (je cherche avec impatience le vocabulaire de cette nuit éclairée).
Aragon, Henri Matisse, roman, Quarto Gallimard, 1998 [1971], p. 457 et 459.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Aragon Louis, ESSAIS CRITIQUES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : aragon, henri matisse, roman, baudelaire, lithographie | Facebook |
09/02/2013
Marie NDiaye, La Naufragée, J. M. W. Turner
Quai de la Seine
Au petit matin je m'éveille dans la désolation, ne sachant ni où je me trouve ni ce qui m'a amenée là. J'ouvre les yeux puis les referme bien vite, les rouvre, les ferme de nouveau. Il faut prendre une décision, mais de quelle nature et tendant vers quoi ? Je sais simplement que je ne pourrai demeurer longtemps sur ce sol inégal et douloureux à ma chair de poisson. Ma chair de femme est peu sensible aux menues attaques, tandis que le bas de mon corps, nerveux, élastique mais également tendre et d'un consistance délicate (chair peu serrée comme celle du cabillaud), souffre du moindre caillou sur lequel il repose.
Mais où aller, et de quelle façon ?
Ainsi je suis échouée, misérable, dans la vaste ville inconnue. Puis, un instant d'oubli, et mes yeux s'ouvrent malgré moi : la lueur de l'aube à peine voilée d'une brume d'émail, déjà la promesse rouge du soleil d'été loin là-bas sur l'eau grise (pas la mer, non, me dis-je avec détresse, pas la mer d'où je viens mais quelque fleuve à l'eau douce et sale, douce, écœurante et huileuse, et tantôt grise, tantôt brune, pas la mer, ni l'odeur de la mer, mais quoi ?), seul point distinct parmi les ombres, les vapeurs claires. Et tout le reste envahi d'incertitude, baignant dans une clarté trouble, une lumière de zinc : la péniche qui passe lentement, que je devine tout près à la rumeur de l'eau fendue (pareil est le bruit de l'eau quand je glisse de la surface jusqu'au fond de la mer en gardant tendu bien droit le bas de mon corps, la queue seule ondoyant au rythme lent que je donne à la descente, ouverte largement, largement déployée, translucide), les maisons ou les immeubles qui bordent l'autre rive, comme soulevés de terre et fabriqués d'évanescence.
C'est ainsi que sur terre, hors de l'eau, m'apparaît toute chose.
Marie NDiaye, La Naufragée, J. M. W. Turner, "Musées secrets", Flohic éditions, 1999, p. 7, 9, 11.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, MARGINALIA | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : marie ndiaye, la naufragée, j. m. w. turner, sirène, mythologie | Facebook |
08/02/2013
Cesare Pavese, Travailler fatigue [Lavorare stanca]
Nocturne
La colline est nocturne, dans le ciel transparent.
Ta tête s'y enchâsse, elle se meut à peine,
compagne de ce ciel. Tu es comme un nuage
entrevu dans les branches. Dans tes yeux rit
l'étrangeté d'un ciel qui ne t'appartient pas.
La colline de terre et de feuillage enferme
de sa masse noire ton vivant regard,
ta bouche a le pli d'une cavité douce au milieu
des collines lointaines. Tu as l'air de jouer
à la grande colline et à la clarté du ciel :
pour me plaire tu répètes le paysage ancien
et tu le rends plus pur.
Mais ta vie est ailleurs.
Ton tendre sang s'est formé ailleurs.
Les mots que tu dis ne trouvent pas d'écho
dans l'âpre tristesse de ce ciel.
Tu n'est rien qu'un nuage très doux, blanc
qui s'est pris une nuit dans les branches anciennes.
Notturno
La collina è notturno, nel cielo chiaro.
Vi s'inquadra il tuo capo, che muove appena
e accompagna quel cielo. Sei come una nube
intravista fra i rami. Ti ride negli occhi
la stranezza di un cielo che non è il tuo.
La collina di terra e di foglie chiude
con li massa nera il tuo vivo guardare,
la tua bocca ha la piega di un dolce incavo
tra le coste lontane. Sembri giocare
alla grande collna e al chiarore del cielo :
per piacermi ripeti lo sfondo antico
e lo rendi piú puro.
Ma vivi altrove.
Il tuo tenero sangue si è fatto altrove.
La parole che dici non hanno riscontro
con la scabra tristezza di questo cielo,
Tu non sei che una nube dolcissima, bianca
impigliata una notte fra i rami antichi.
Cesare Pavese, Travailler fatigue [Lavorare stanca],
traduction de l'italien et préfacé par Gilles de Van,
Poésie du Monde entier, Gallimard, 1969, p. 85 et 84.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Pavese Cesare | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : cesare pavese, travailler fatigue [lavorare stanca], nocturne, nuage, regard | Facebook |
07/02/2013
Alexis Pelletier, Comment ça s'appelle
Revenir aux oiseaux
Des mois sans oiseaux
je veux dire le mot oiseau
Et d'y revenir c'est comme un grand dépaysement
Je me suis souvent demandé pourquoi les oiseaux
et la question est aussi bête que
pourquoi le bleu ou pourquoi peindre
le même motif et pourtant la question
reste même si la réponse la modifie progressivement
Ce n'est pas vraiment le mot oiseau qui m'arrête
ni l'oiseau en général mais un oiseau particulier
ou un vol d'oiseaux particulier en ville surtout
des étourneaux mais pourquoi pas
en bord de Seine des bernaches cravants
avec les changements irréguliers de leur troupe ou
bruit grondant
Cela fonctionne par glissements
le mot oiseau porte en lui l'appel d'une précision
plus grande et alors de prendre dans
le réservoir percé de la mémoire
Et les souvenirs mobilisent un espace
un corps fluctuant je me souviens très bien
d'un eider observé à la jumelle
en plaine d'Alsace je ne sais sur quel lac
et photographié et de l'immense
bonheur intérieur au télescopage du
canard plongeur et de l'édredon de mon enfance
celui d'un marron foncé et que je n'ai jamais
oser déchirer pour voir comment les plumes à l'intérieur
j'en voyais un enfin ce n'était pas des blagues
l'histoire des plumes
[...]
Alexis Pelletier, Comment ça s'appelle, Tarabuste, 2012, p. 76-77.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : alexis pelletier, comment ça s'appelle, oiseaux, mémoire, eider | Facebook |