15/12/2020
Pierre Silvain, Suite allemande
Wannsee
L'été avant de prendre congé mijote de l'orage
Pour la fin de l'après-midi comme il y a longtemps dans la ville thermale
Où tu traînais parmi les curistes une vacance d'âme
Sous l'étagement poum ! poum ! des feuillages énormes
Décrits par Pierre Jean Jouve alors qu'ici au bord du lac
Tu attends l'appareillage du bateau
La grosse femme avec ses trois mouflets derrière
Te poussant jusqu'au pied de la passerelle
Bercée par une corde et toute l'escouade vacancière
Shorts tee-shirts jambes brunes poils blonds
Comme elle poussant pressée d'atteindre la destination
Finale (sans rien de commun avec la solution du même nom
C'est si loin maintenant aussi ténu que la brume de chaleur
Sur le miroitement de strass des vagues)
Qui pour la plupart est la plage et pour les autres
L'île des Paons. Les vers que tu te récitais
Sous les frondaisons Death is so permanent
Drive carefully1 te reviennent tandis que le bateau
Quitte l'appontement avec le léger tangage
Presque berceur
D'un convoi plombé.
Sarrebruck (1958)
Portrait du Hauptsturmfürher de la Waffen SS
Dans son cadre. Installé près du poste monumental
Diffusant du Bach en sourdine sur la commode. La rose
Ne tient pas à cause de la chaleur du poêle
Qui tire à fond. Elle se défeuille sans bruit
Longuement pétale à pétale devant l'absent.
La tasse de vieux saxe que la femme porte à ses lèvres
Est décorée de motifs champêtres
Aux tons passés. Dehors c'est presque la nuit. Neige. Odeur de houille
Dans les rues. Des particules noires sur les congères.
Sait-on à quoi pense la femme. Guten Abend
(Lance le locataire étranger en traversant le couloir)
Auf Vierdersehen
Frau Krabbe.
Pierre Silvain, Allemande (suite), dans Conférence, n° 15, automne 2002, p. 389 et 395.
1 "Death is so permanent. Drive carefully" : signal routier des Forces américaines en Allemagne après la Seconde Guerre mondiale (note de T. H.)
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10/04/2020
Pierre Silvain, Le Jardin des retours
Tout commence donc par un contretemps. Un train passait et je suivais sa progression ralentie, entre les touffes de tamaris qui bordaient la voie ferrée, à l’approche de la petite gare. Le sifflement de la locomotive m’avait alerté. Je levais la tête au-dessus du papier, mais la diversion que je partageais avec les autres élèves ne me distrayait pas de mon désir contrarié par le silence d’une carte de géographie et la disparition dans les sables du fleuve reptilien sorti de la zone brun clair figurant, avant de se dégrader en tons plus clairs jusqu’au jaune pâle du désert, la haute montagne. Le retard a été une des obsessions de mon enfance, le retard des choses de ce monde à répondre à mon appel. Si exigeant et angoissé qu’il a pu être — qu’il demeure. Contrastant avec la lenteur, l’hébétude proche de l’engourdissement que le climat entretenait dans les corps et les têtes.
Pierre Silvain, Le Jardin des retours, Verdier, 2002, p. 32.
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21/01/2020
Pierre Silvain, Le Côté de Malbec
Longtemps, à Combray, l’enfant avait fait ses délices de la crème dans laquelle le père écrasait des fraises jusqu’à obtenir un certain ton de rose qui devait rester plus tard pour le Narrateur la couleur du plaisir, être celle du désir et du tourment amoureux. De Cabourg, où il terminait Du côté de chez Swann, Proust écrivait à Louise de Mornand qu’il avait rencontré sur la digue, « par un soir ravissant et rose », l’actrice Lucy Gérard dont la robe rose, à mesure qu’elle s’éloignait, se confondait avec l’horizon (ajoutant que, pour s’être attardé à la regarder, il était rentré enrhumé). Quand j’allais à la Ferme en fin de journée acheter des cœurs à la crème, ce n’était pas en pensant à l’épisode des fraises écrasées. Comme je n’avais pas lu la Recherche, je ne savais rien non plus du rose que le soleil levant mettait sur la figure de la petite marchande de café au lait, du rose de l’aubépine du jardin de Tansonville, j’ignorais qu’un tissu rose doublait la robe de Fortuny, que le Narrateur avait offerte à Albertine pour la tenir à sa merci.
Pierre Silvain, Le Côté de Malbec, L’escampette, 2003, p. 92-93. Photo T. H.
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10/03/2017
Pierre Silvain, Les chiens du vent, encres de Jean-Claude Pirotte
Sous la poussière il retrouve
L’ardoise d’enfance fêlée
Avec les griffures intactes
Proclamant sa détresse d’être
Celui qui toujours demeure
Au seuil du monde déchiffrable
Dans l’attente d’une aveuglante
Révélation ou d’un anéantissement
Rien n’a changé
Tout continue de se refuser
Là derrière
Pierre Silvain, Les chiens du vent, encres
de Jean-Claude Pirotte, Cadex, 2002, p. 62.
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15/09/2016
Pierre Sylvain, Assise devant la mer
Photo Marina Poole
L’irregardable
Entre ses murs nus blanchis à la chaux, la petite cour est déserte. L’enfant retient son souffle et quand la mère apparaît sur la scène où va s’accomplir un acte barbare, reste là, bien que saisi d’épouvante, pour tout voir ; la poule effarée qu’elle immobilise contre sa hanche, l’éclair des ciseaux au moment où elle les plonge à l’intérieur du bec que de son autre main elle maintient grand ouvert, la langue un instant dardée, d’un rose humide dans un réflexe de défense, le jet de sang sur sa main après qu’elle a retiré les ciseaux, l’hésitation de la poule qu’en essuyant sa main à son tablier elle a lâché, ses pas hésitants avant la course folle à travers la cour, les chutes, les bonds, les arrêts soudains, les derniers battements d’ailes, le dernier heurt contre le mur, l’éclaboussement écarlate contre la blancheur de la chaux, la mère qui s’est retirée dans une encoignure et attend que finisse la grotesque, pitoyable gigue de mort.
Pierre Silvain, Assise devant la mer, Verdier, 2009, p. 68-69.
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05/12/2015
Pierre Silvain, Assise devant la mer
Maintenant qu’il se soulève au-dessus du lit, il voit sa mère debout devant la table de toilette, en combinaison légère, ses épaules dénudées, et dans le miroir incliné son visage de profil tandis que par petites touches, d’une houppette en cygne, elle se poudre les joues, le front. Quand son regard rencontre soudain le sien qu’un reflet lumineux parmi les piqûres couleur de rouille lui renvoie, elle s’arrête, interdite, honteuse peut-être d’avoir oublié la présence de l’enfant, ou bien troublée par l’interrogation qu’elle découvre dans les yeux sombres qui ne se détournent pas. Elle va prendre aussitôt sur le dos d’une chaise sa robe bleue imprimée de pois blancs qu’elle-même a coupée et cousue, droite, sans plis, décolleté en pointe, la revêt, la lisse doucement du plat de la main sur les hanches, le ventre. Il observe chacun de ses gestes sans un cillement et lorsqu’elle vient s’asseoir au bord du lit, il sent la poudre de riz l’envelopper d’un faible nuage de rose, mais il reste aussi tendu que s’il se défendait de respirer un parfum interdit. Un instant indécise ou désarmée devant l’enfant transi par une crainte puérile, la mère ouvre ses bras, l’attire contre elle, contre ses seins qui s’écartent sous la pression de la tête de plus en plus pesante, abandonnée. Pourtant, il ne dort pas, il est tout entier ce corps sans défense qu’il laisse retourner au corps maternel dont le même mouvement berceur qu’autrefois, quand il ne savait rien du monde autour de lui, rien d’autre que l’effleurement d’un souffle ou le duvet d’un baiser de lèvres sur ses lèvres, l’endort, tandis qu’il entend les paroles d’une chanson — un peu triste — s’éloigner, se brouiller et enfin mourir là-bas où sa mère l’attend.
Pierre Silvain, Assise devant la mer, Verdier, 2009, p. 37-38. © Photo Marina Poole.
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30/04/2013
Pierre Silvain, Le côté de Balbec
Ce n'était pas un cimetière de barques, comme il arrive qu'on en découvre de baleines ou d'éléphants, préservés, secrets, rituels, il n'en restait que trois ou quatre qui n'en finissaient pas de se démembrer, renversées sur le flanc, à moitié prises dans la vase, l'une dressant l'extrémité rongée de son étrave presque à la verticale, de même que si elle était prête à s'engloutir. Elles avaient été abandonnées dans la partie de l'embouchure qui demeure à découvert en deçà d'une vaste prairie marine que chaque marée submerge. Du chemin en surplomb, j'ai surveillé d'année en année la progression de l'interminable anéantissement, sans rien noter qui me l'aurait laissé espérer, tant je me désolais de cette ruine figée. J'ai cru chaque fois retrouver, perchée à la pointe de la proue, gardienne pétrifiée elle aussi des épaves, la même mouette blanche à l'œil méfiant que j'avais la plus grande peine à chasser en tapant des mains, et qui revenait aussitôt, outragée, lâchant un cri hostile à l'adresse de l'indésirable, du malintentionné, du tourmenteur et délogeur d'oiseau qui s'éloignait enfin. À présent les barques sont toutes absorbées par les boues, d'où n'émerge plus qu'un tronçon de fer tordu évoquant le bras d'un supplicié privé de main.
Pierre Silvain, Le côté de Balbec, L'escampette, 2005, p. 42-43.
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20/09/2012
Pierre Silvain, Julien Letrouvé colporteur : recension
On oublie que la large diffusion du livre est récente au regard de l’histoire de l’écrit. Un grand succès de libraire au milieu du XVIIIe siècle était vendu à 1500 exemplaires et l’immense majorité de la population n’y avait pas accès. La lecture n’avait pas les mêmes formes qu’aujourd’hui ; peu savaient lire et seule la pratique de la lecture à voix haute permettait une large diffusion de certains textes, ceux surtout de la Bibliothèque bleue, ainsi nommés parce que les livrets, brochés, portaient une couverture bleue1. Il s’agissait de petits recueils, méprisés alors des élites, qui abordaient les thèmes les plus divers : miracles, prophéties, recettes de cuisine, économie domestique, histoire sainte, etc. ; ils proposaient aussi des choix de contes et des romans de chevalerie abrégés. C’est cette dernière catégorie de titres que transporte dans sa boîte, de villages en hameaux, le jeune Julien Letrouvé.
Le récit de Pierre Silvain rappelle dans une belle fiction cette histoire de la lecture. Julien Letrouvé, abandonné à sa naissance comme son patronyme l’indique, devenu très jeune gardien d’un troupeau de cochons, a passé la petite enfance au milieu de fileuses qui travaillaient dans une écreigne – une habitation souterraine. L’une des femmes, qui avait failli devenir religieuse, lit pour ses compagnes : « tous écoutaient la liseuse tenant son petit livre à la lueur d’un falot posé sur une hotte renversée, les esprits vagabondaient vers des horizons toujours bleus, des lointains tout de douceur et de promesses ». Le jeune Julien, après la puberté, quitte ce refuge et devient colporteur, mais il laisse la mercerie à ses confrères et se voue à la seule diffusion du livre. Le lecteur le suit quand il quitte le libraire chez qui il remplit sa boîte avec L’Histoire de Fortunatus, Mélusine, La Complainte du Juif errant, Till l’espiègle et des fabliaux.
Le récit se déroule pendant une période bien troublée, à la veille de la bataille de Valmy en septembre 1792, et c’est dans la direction du champ de bataille que se dirige Julien sans le savoir. Il avance sous la pluie et dans le vent, et au cours de sa marche apparaissent des personnages contemporains — l’astronome Laplace arrête son cocher qui monte le colporteur à ses côtés, la lourde voiture du roi en fuite le dépasse. S’ajoutent, comme dans un livre, la confusion des temps, et surgissent dans le récit Fabrice del Dongo à Waterloo et Chateaubriand enrôlé dans l’armée des Princes, mais aussi les jours de la Terreur de 1793 et l’image de poupées, qui sont d’ailleurs mis en scène dans un autre livre de Pierre Silvain2 … Julien marche et, presque un siècle plus tard, « eût pu croiser un autre marcheur » dans cette région, Rimbaud. Gœthe est également convoqué, racontant la bataille de Valmy et, dans l’histoire de Julien, au début de la retraite, un soldat prussien, Voss, déserte. Après une longue errance, il se lie avec l’adolescent. Ce soldat à la vie romanesque parle et lit le français. Julien lui ouvre vite la boîte aux merveilles, celle des livres, et Voss s’enfuit dans la lecture – au point que Julien craint de ne pas le retrouver : « J’ai eu peur, tu étais parti si loin dans les mots, mais tu es revenu ». Le soldat lit ensuite, cette fois à voix haute, et Julien, qui suit les mots lus, « retrouvait le besoin inapaisable de comprendre ce que lui refusait son ignorance ». L’histoire qu’il écoute, c’est la dernière qu’il a entendue dans l’écreigne.
Il s’agit bien d’un récit d’initiation, de formation, et tout apprentissage est difficile. La soldatesque abattra le déserteur et brûlera les livres, ces livres au milieu desquels Julien vivait « caché, protégé » : « Le Paradis perdu, l’Âne d’or, Les Voyages de Gulliver, Une vie et Salammbô, Du Côté de chez Swann , Là-bas, Le Bruit et la fureur, L’Odyssée. » Construction onirique ? Oui, comme la fin du parcours de Julien. Lui, l’enfant venu de nulle part (sans père ni mère), reprend sa route vers nulle part. Il marche tout un hiver, dans la neige et le gel, s’arrête au printemps dans une ferme et, quand il assure qu’il va continuer sa route vers « là-bas », la femme qui l’a accueilli : « Il n’y a pas de là-bas, ici on est au bout du monde […] Et qui pourrait vous attendre, là où vous allez, plus loin que le bout du monde ?». Alors ? Réponse bouleversante : « Celle qui lit les livres ». C’est la fin du parcours, et cette femme qui, comme lui, ne sait pas lire peut se substituer à la liseuse de l’écreigne qui déchiffrait le mystère des mots, devenir la lectrice du monde.
Je n’ai retenu que des bribes, rapporté sommairement une intrigue sans assez dire la force des évocations qui font croire aux temps mêlés, à la fusion d’une certaine réalité avec l’univers des livres, sans dire aussi le charme d’une langue déliée, précise, maîtrisée, inspirée : impossible de ne pas lire d’une traite ce bref "roman", superbe manière d’honorer la lecture, le livre.
Pierre Silvain, Julien Letrouvé colporteur, Verdier, 2007, 11 €.
©Photo Tristan Hordé
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06/07/2012
Pierre Silvain, Du côté de Balbec
Longtemps, à Combray, l'enfant avait fait ses délices de la crème dans laquelle le père écrasait des fraises jusqu'à obtenir une certain ton de rose qui devait rester plus tard pour le Narrateur la couleur du plaisir, être celle du désir et du tourment amoureux. De Cabourg où il terminait Du côté de chez Swann, Proust écrivait à Louise de Mornand qu'il avait rencontré sur la digue, « par un soir ravissant et rose », l'actrice Lucy Gérard dont la robe rose, à mesure qu'elle s'éloignait, se confondait avec l'horizon (ajoutant que, pour s'être attardé à la regarder, il était rentré enrhumé). Quand j'allais à la Ferme en fin de journée acheter des cœurs à la crème, ce n'était pas en pensant à l'épisode des fraises écrasées. Comme je n'avais pas lu la Recherche, je ne savais rien non plus du rose que le soleil levant mettait sur la figure de la petite marchande de café au lait, du rose de l'aubépine dans le jardin de Tansonville, j'ignorais qu'un tissu rose doublait la robe de Fortuny que le Narrateur avait offerte à Albertine pour la tenir à sa merci.
La Ferme était une laiterie au rez-de-chaussée d'une bâtisse où de l'enseigne peinte sur sa façade subsistait seulement le contour de grandes lettres que les intempéries et le soleil avaient effacées. On poussait une porte basse, on entrait de plain-pied dans une pièce qui sentait le fade et l'aigri, le linge humide et la cendre. Dans la demi-obscurité, on s'attendait toujours à déranger une poule ou à se cogner contre un baquet. La femme retirait les cœurs de leur moule en zinc, les empaquetait, glissait l'argent dans la poche de son tablier. Personne n'avait gardé le souvenir qu'elle ait jamais engagé la conversation, salué et encore moins reconduit l'acheteur jusqu'au seuil de son antre. Elle pouvait se montrer méfiante, malgracieuse, mais nullement obligée à l'égard de ce dernier, puisqu'il reviendrait.
Pierre Silvain, Du côté de Balbec, L'escampette, 2005, p. 92-93.
©Photo Tristan Hordé.
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24/11/2011
Pierre Silvain & Jean-Claude Pirotte, Les chiens du vent
Sous la poussière il retrouve
L'ardoise d'enfance fêlée
Avec les griffures intactes
Proclamant sa détresse d'être
Celui qui toujours demeure
Au seuil du monde déchiffrable
Dans l'attente d'une aveuglante
Révélation ou d'un anéantissement
Rien n'a changé
Tout continue de se refuser
Là derrière
Lueur tremblante et louche
Au fond de la nuit d'encre
C'est la fenêtre du logis
De l'ogre perdu dans les bois
Vers quoi conduisant la fratrie
Résolu même sans
Les cailloux en poche
Poucet avance
Pierre Silvain, Les chiens du vent, encres et pastels de Jean-Claude Pirotte, Cadex éditions, 2002, p. 62, 40.
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01/08/2011
Pierre Silvain, Assise devant la mer (recension par Chantal Tanet)
Après Julien Letrouvé colporteur, publié chez le même éditeur, Assise devant la mer se lit d’un seul souffle comme un long poème en prose. Récit par le découpage en chapitres titrés et séquencés, par le recours à la matière autobiographique qui semble nous conduire d’un point à un autre d’ « une vie antérieure » — une enfance de colons au Maroc. Mais le travail de l’écriture, le phrasé musical de Pierre Silvain détournent le lecteur de toute construction romanesque, de toute linéarité, lui laissant l’illusion de reconstituer une complexe ordonnance du temps, de saisir par touches successives une série de « scènes primitives ».
La première de ces scènes, fondatrice, ouvre et clôt un livre bâti autour de deux personnages sans nom, « la mère » et « l’enfant ». Saisie par le regard — la mémoire — aigu de l’enfant, la mère se tient assise face à l’infini de la mer, fixée à son insu et à jamais par l’enfant tapi, loin en retrait, dans un creux de sable. La distance physique entre eux deux, exacerbée par le détournement (le ravissement) de la mère, est source d’angoisse dès lors qu’une vague plus forte pourrait soustraire la mère au regard de l’enfant dont le cri est alors recouvert par le bruit de la mer. « C’est ce que l’enfant peut-être s’imagine, croit tout près de s’accomplir, il voit se dresser une masse d’eau d’un bleu laiteux à sa crête, qui se recourbe aussitôt en avant et déferle dans un écroulement d’écume plein d’éclats de soleil, glisse sur le sable dont la rapide inclinaison amortit l’élan, l’épuise jusqu’à ce qu’elle ne soit plus qu’une onde inoffensive, la pointe baveuse d’une langue d’animal dompté venant lécher l’orteil de la mère. » Dans l’acte final, cette scène inscrite depuis bien longtemps dans le catalogue des rêves, ou plutôt des cauchemars de l’enfant, est livrée par l’adulte depuis longtemps séparé de sa mère.
Entre ces deux séquences se déploie un souple maillage de regards en abyme. Regards de l’enfant sur la mère — vers la mer — en miroir ; sur le sexe et la mort apprivoisés, sur l’autre soi rattrapé par le temps. La scène initiale, qui donne son titre au récit, a son propre miroir dans celle de la mort de la mère, survenue devant une fenêtre découpée sur le temps suspendu, comme si la mort était l’instant où cesse l’attente, où le regard de l’un se heurte au vide de l’autre.
Au bout du compte, la phrase longue et cadencée de Pierre Silvain fait émerger de ce jeu de regards, du bleu intense de la mer, des murs blancs de la maison d’enfance, une étrange figure. Duelle, fusionnelle, mère-enfant dont le narrateur – « l’enfant » devenu « je » dans les toutes dernières pages – ne sait plus si c’est d’elle ou de lui en elle dont il parle. D’une manière comparable aux Vagues de Virginia Woolf, où l’agencement rythmé des monologues intérieurs évoque le flux et le reflux de la mer, Assise devant la mer est traversé d’une vision récurrente, légère et grave à la fois. Le grand corps maternel, l’océan primordial, agrippé du regard par l’enfant, résiste et cède tour à tour à la séparation, à l’enfouissement dans « l’étendue dormante de l’océan, la plage vide, l’éclat du ciel ».
Pierre Silvain, Assise devant la mer, Verdier, 2009, 14 €.
©Photo Tristan Hordé, 2007.
Une version ce cette recension a été publiée en septembre 2009.
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02/04/2011
Pierre Silvain, Le Passage de la morte
Vous pensez à cette confession livrée au fond d’un cabinet capitonné, dans la douleur, la honte et la révolte, devant la vitrine du magasin de poupées, à l’angle de la rue de Vaugirard et de la rue Servandoni où l’imprévu d’une promenade vous a conduit. Mais le trouble et le vague effroi que vous ressentez tiennent à un spectacle qui ne doit rien à l’illusion, il est bien réel derrière la vitre dont vous vous rapprochez encore et que vous touchez maintenant du front.
À première vue, elles semblent normalement attachées au corps, les petites têtes de porcelaine rose et blanche des poupées anciennes disposées sur des étagères, dans leurs robes de soie aux tons fanés. En les regardant avec plus d’attention, il s’avère que toutes portent la marque d’une décollation, comme un très fin sillon entourant la base du cou juste au dessus du froncé des collerettes de dentelles, une coupure nette qui aurait été pratiquée par le fer tranchant de quelque exécuteur des hautes œuvres. Il ne s’en épanche aucun sang. Les yeux gardent leur éclat de pierre gemme, fixement braqués sur le passant terrifié, trente regards aveugles convergeant sur vous, tel le feu nourri d’un peloton.
Si vous vous attardez jusqu’à l’heure de la fermeture, sans égard pour votre présence une main tire un rideau rouge au fond de la vitrine qui, ainsi privée des figurines insomnieuses, fait penser à une avant-scène de théâtre où se donne un divertissement tandis qu’on change le décor. Dans l’éclairage de la rue, car la boutique a éteint le sien pour la nuit, la vue n’est plus sollicitée que par un « sujet » insolite dont elle avait été distraite jusqu’alors par le spectacle des poupées. La pièce maîtresse — comment avez-vous pu ne pas la remarquer d’emblée ? — est l’une de celles-ci, mais d’une taille impressionnante en comparaison des autres, étroitement corsetée de noir, debout, dressée entre les ridelles d’une charrette peinte en vert tendre, tenant dans sa main gantée la bride inexistante d’un poney à roulettes, lui aussi disparu, de l’autre brandissant un fouet vers vous qui, à cause des cheveux blonds et frisottés de la sévère créature, vous prenez à évoquer Lou Andreas-Salomé dans la même posture, Paule de Ré et Nietzsche, le mari et l’amant, sommés — mais déjà consentants — de tirer la voiture.
Pierre Silvain, Le Passage de la morte [sur Pierre Jean Jouve],éditions L’Escampette, 2007, p. 18-19.
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