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04/07/2023

Benoît Casas, Combine : recension

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                 Le copiste/est le seul/véritable/lecteur/du texte (520)

 

Commençons par une description des contenus, celle proposée par l’auteur en quatrième de couverture : « Combine est un livre constitué de 1000 poèmes brefs : autant d’instantanés, détails du monde, éclats de pensée. Combine est un livre de lecture, le lieu d’une poétique en poèmes : on y lit notations, réflexions, amorces narratives, poèmes concrets, poèmes de marche et de regard. Produit d’un assemblage aléatoire, Combine affirme l’imprévisible, l’étoilement (…) Son principe, en vitesse : "faire poème de tout, faire poème de rien" ». Ce descriptif est complété par un mode d’emploi : « Le titre, Combine, est adressé au lecteur, appel à se servir de ce vrac : combine ! » Ce qui n’est pas précisé, c’est l’organisation des poèmes dans le livre : chaque page est partagée en deux, dans la partie haute on lit à raison de deux par page, les 500 premiers poèmes, les 500 suivants occupent la partie basse ; tous les poèmes sont numérotés, ce qui remplace la pagination, et aucun vers ne dépasse trois mots. Pour ne pas obéir à l’injonction de l’auteur, on peut lire en suivant la numérotation, de 1 à 500, puis de 501 à 1000 ; toute combinaison peut inventer un ordre, par exemple lecture de 1 et 501, 2 et 502, etc., ou de 1 à 4, puis 501 à 504, etc., ou lecture de 1, 10, 20, etc. : chacun combine à son gré — on y reviendra.

 

« Livre de lecture » : Benoît Casas donne à la suite des poèmes une liste de cinquante écrivains auxquels il a emprunté des extraits ; hors les écrivains français, prédominants, sont donnés en traduction ceux de langue anglaise, nombreux, italienne, allemande, espagnole, portugaise. On peut grâce à internet tenter de retrouver quelques auteurs des fragments choisis ; ce peut être une forme de lecture mais elle apparaît vite décevante : peu d’extraits d’auteurs contemporains retenus ici sont présents — ni Sollers ni d’Ormesson ne sont dans Combine —, encore moins des traductions — et relever un fragment de Le bruit et la fureur de Faulkner (« Nos ombres/étaient/sur l’herbe/elles arrivèrent/aux arbres/avant nous », ) indique d’abord que la traduction a été mise en ligne ou, plus sérieusement, que Benoît Casas écrit avec la mémoire vivante de ses lectures, ce qu’un des poèmes affirme : « Comme la/Bibliothèque/de Diodore/ou celle/de Photios/voici un livre/composé/d’autres/livres » (632). Un livre serait — est — d’abord construit à partir d’autres livres, matériaux « à démonter ou à remonter » (666), sans qu’on ait eu besoin d’en relever des extraits. Rien n’empêche de faire sien tel fragment et de le transformer ; dans le texte de Faulkner cité, le point-virgule après "herbe" a été omis, dans un autre cité d’Italo Calvino "la lecture du corps des amants" devient simplement "la lecture".

N’oublions pas que Benoît Casas écrit, lui aussi, des notations, réflexions, etc. ; il a bénéficié pour ce livre d’une résidence d’écriture au monastère de Saorges et l’on en trouve la trace à diverses reprises, tant pour le premier jour, « Je suis/arrivé/à Saorges/le village/accroché/au flanc de/la montagne/dessine/un arc de cercle/ouvert/sur le sud. » (507) que pour la situation géographique du lieu (la vallée de la Roya), le silence qui en rappelle la destination première, les fresques de sa cellule, ses occupations (lire, écrire), la fréquence du vent. Ces notations sont dispersées (170, 445, 671, 692, 792) et la combinaison a consisté à les rassembler après une lecture complète ; c’est dire que Combine propose avec ses mille poèmes une image du désordre de la vie, son « imprévisible », son « étoilement ». On ne lira pas de dates : diviser le vécu selon le calendrier relève d’un artifice à propos duquel on s’interroge rarement. Foisonnement, donc, des notations qui touchent l’essentiel de ce qui occupe la vie de Benoît Casas (et le lecteur), sans y introduire autre chose que des moments de la vie.

 

Dans la discontinuité voulue, le lecteur fera en effet apparaître le personnage de l’auteur, dont on lit le prénom (340) et, dans un poème, un résumé des activités qui reprend le contenu de la quatrième de couverture, « L’été/le livre/la poésie/lire/écrire/traduire/éditer » (318). On lit même une indication sur son âge, en accord avec l’ensemble du livre « Un/demi-siècle/que je vis/il me semble/que je/commence/à peine. » (917). L’exaltation devant ce qui est à vivre est une des constantes du livre : « Une/avidité/plurielle :/ la vie/et les/livres/la rue/et/la chambre » (153), "avidité" dans tous les domaines, de l’écriture (écrire chaque jour, 9, 608), à la lecture, la musique, la peinture et l’engagement dans le monde.

On relève des dizaines de fragments relatifs à l’écriture et à la poésie qui dessinent un "art poétique" dont les principes sont mis en œuvre dans ces mille poèmes, comme celui-ci : « Concentration/et découpe ;/de la prose/est devenue/poème. » (949) ou cet autre, plus général « La poésie récuse le temps. » (597) Benoît Casas est aussi attentif aux choses du monde, à ces « choses vues », comme les notait Victor Hugo, et que personne ne voit plus, dans les villes ou à leur périphérie, « Détritus/briques/planches/tessons de/vaisselle/herbes folles. » (501). Il est tout autant sensible aux variations météorologiques — plaisir du soleil mais qui n’empêche pas les notations sur le vent et, nombreuses, sur la neige et la pluie, « Le printemps/je me tiendrai/à la fenêtre/je regarderai/tomber/la pluie/sur la terre/du jardin. » (733)  Il regarde aussi le vivant, les animaux, et l’on rencontre ou l’on écoute libellule, salamandre, merle, oiseaux variés, lézard truite, fourmi, martin-pêcheur, papillon, pieuvre, animaux sacrifiés par le collectionneur (« coléoptères épinglés »).

 

Ce n’est que plume à la main que l’on reconstruit un ordre, que l’on range dans des cases ce qui était un « assemblage aléatoire ». On introduit ainsi une visée absente du livre — vivre aurait un but, il y aurait un destin —, alors que Benoît Casas écrit, « Pourquoi/mille ?/pour/ne pas/ en/finir. » (456). On ne peut en effet en finir, les livres lus s’accumulent, les mots entendus se recouvrent, chaque jour est un commencement, toute vie s’invente à chaque moment, le dernier poème (1000) de Combine le rappelle, « Qui/peut dire/que le/monde/ est déjà/découvert ? »

Benoît Casas, Combine, éditions NOUS, 2023,np, 20 €. Cette recension été publiée dans Sitaudis le13 mai 2023.

15/04/2023

Benoît Casas, Combine

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571

Nous

partageons

le monde

à nous deux

d’une manière

bizarre

peut-être est-ce

nous-mêmes

que nous

partageons

en deux.

 

580

Seuls

nous ne

sommes pas

nous ne sommes 

jamais

sinon

vertige

et vide.

 

598

Alors

nous en

étions là

et que fallait-il

faire

continuer

bien sûr

continuer

alors j’ai

continué.

 

604

Maintenant

il faut

ne plus

être seuls

ne plus

attendre

ne plus

avoir peur.

 

Benoît Casas, Combine,

NOUS, 2023, np.

14/04/2023

Benoît Casas, Combine

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81 

Vous êtes

l’objet

de la lecture

de l’autre

chacun lit

en l’autre

son histoire

non écrite.

 

92

S’il ne

Lisait

pas

il ne voyait

pas

le jour

dans le

jour.

 

96

Concerné

j’accepte

le temps

comme

j’accepte

les nuages.

 

98

Elle

m’a fait

découvrir

de quoi

 

il était

question

dans ma vie

dans

mon livre.

 

Benoît Casas, Combine,

NOUS, 2023, np.

 

12/04/2023

Benoît Casas, Combine

 

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16

La poésie

est expérience

qui subtilise

est apparence

qui varie

la poésie

est l’une des

expansions

de la vie.

 

19

Ce

travail

mettre

des mots

ensemble.

 

25

La poésie

crée

un rapport

de un

à un `

entre

le lecteur

et l’auteur.

 

42

Les poèmes

à chaque prise

à chaque

frappe

dispensent

le temps

et le monde

en surfaces.

 

Benoît Casas, Combine, NOUS, 2023, np.

29/04/2022

Benoît Casas, Venise toute

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I

 

La réalité de Venise et de son histoire est péremptoire et immédiate, circonscrite.

 

Quand on la voit, on s’écrie : c’est inimaginable ! cette ville réelle triomphe de l’idée que l’on avait pu s’en faire.

 

On pourrait croire d’abord qu’il s’agit d’une inondation, que l’eau va se retirer, qu’elle n’est pas permanente, que c’est un état de choses temporaire.

 

Celui qui pénètre à l’intérieur de la ville ne sait pas ce qu’il va voir l’instant suivant, ni de qui il va être vu : à peine quelqu’un entre-t-il en scène qu’il en sort déjà par une autre issue.

 

Benoît Casas, Venise toute, Arléa, 2022, p. 51.

 

23/01/2019

Edoardo Sanguinetti, Corollaire

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1.

acrobate (n.m.) est celui qui marche tout en pointe (des pieds) : (tel, du   moins,

pour l'étymon): mais ensuite il procède, naturellement, tout en pointe de doigts, aussi,

de mains (et en pointe de fourchette) : et sur sa tête : (et sur les clous,

en fakirant et funambulant) : (et sur les fils tendus entre deux maisons, par les rues

et les places : dans un trapèze, un cirque, un cercle, sur un ciel) :

il voltige sur deux cannes, flexiblement, enfilées dasn deux verres, deux chaussures,

deux gants : (dans la fumée, dans l'air) : pneumatique et somatique, dans le vide

pneumatique : (dans de pneumatiques plastiques, dans des fûts et bouteilles) : et il saute mortellement :

et mortellement (et moralement) il tourne :

                                            (ainsi je tourne et saute, moi, dans ton cœur) :

 

 

1.

acrobata (s.m.) è chi cammina tutto in punta (di piedi) : (tale, almeno,

è per l'etimo) : poi procede, però, naturalmente, tutto in punta di dita, anche,

di mani (e in punta di forchetta) : e sopra la sua testa : (e sopra i chiodi,

fachireggiando e funamboleggiando): (e sopra i fili tra due case, per le strade

e le piazze: dentro un trapezio, in un circo, in un cerchio, sopra un cielo):

volteggi su due canne, flessibilmente, infilzate in due bicchieri, in due scarpe,

in due guanti: (dentro il fumo, nell'aria): pneumatico e somatico, dentro il vuoto

pneumatico (dentro pneumatici plastici, dentro botti e bottiglie) : e salta mortalmente:

e mortalmente (e moralmente) ruota:

                                           (cosi mi ruoto e salto, io nel tuo cuore):

 

 Edoardo Sanguinetti, Corollaire, traduit de l'italien par Patrizia Atzei et Benoît Casas, Préface de Jacques Roubaud, NOUS, 2013, p. 13 et 71.

18/04/2018

Benoît Casas, L'agenda de l'écrit : recension

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C’est seulement dans la seconde moitié du xviie siècle (1662) que l’agenda est défini comme un petit carnet où l’on note ce que l’on a à faire ; l’agenda proposé par Benoît Casas a d’autres fonctions, la première étant de donner à lire 366 textes de 140 signes — c’est une année bissextile qui est retenue, Félix Fénéon, anarchiste jusqu’au bout, ayant eu le bon goût de mourir le 29 février 1944. Les règles de construction sont données : si l’indication de date correspond au jour de la naissance d’un écrivain, le texte est écrit à partir de mots tirés des deux premières pages d’un de ses livres, s’il s’agit de la date de sa mort, ce sera à partir des deux dernières pages. Aucune division du blanc sous le texte ; l’agenda est d’abord un recueil d’écrits (mais laisse beaucoup de place au lecteur s’il veut, lui, commenter). Le choix des auteurs n’a rien d’innocent, pas plus que celui des citations ; le lecteur actif (mais comment lire autrement ?) peut construire à partir de cet ensemble ouvert une esquisse de pratique et de théorie de la lecture, de manière de se situer dans la société.

Il n’est pas indifférent d’examiner ce qui ouvre et ce qui ferme un livre. Pour le premier jour de l’année, le lecteur attend une naissance ; le nom retenu est celui d’Édouard Levé, et l’on pense aussitôt à son livre, Œuvres, formé de cinq cent trois « œuvres dont l’auteur a eu l’idée, mais qu’il n’a pas réalisées ». Le premier extrait qui débute l’agenda, « un livre de mémoire », définit en partie le projet de Benoît Casas : conserver, au moins dans l’idéal, ce qui constitue une bibliothèque. Le texte du 2 janvier, date de la mort d’Edmond Jabès, complèterait le projet ; une collection de livres n’est pas chose morte, la mémoire n’a de sens que si elle permet d’agir, « l’insistant futur est dans les mots du livre seul ». Ce lien entre le livre et l’action, le lecteur peut à son gré le reconstruire en associant des montages/collages, et d’abord ceux qui se rapportent au contenu des livres.

La littérature ne peut être séparée de la vie quotidienne, de ce que les hommes éprouvent, souffrances et joies, et l’un de ses propos est de rapporter ce qui forme le tissu des jours. Virginia Woolf confiait « Commencer un cahier où je noterai mes impressions » ; Schoenberg entendait dépasser ce cadre et relater toute « expérience (…) en ses moindres détails », tout comme Chateaubriand qui affirmait « J’écris pour rendre compte de la vie ». Cette volonté de dire la totalité du vécu qui animait aussi Saint-Simon, « Écrire (…), c’est se rappeler vif l’ici-bas », n’est-elle pas un leurre ? Plusieurs fragments assemblés par Benoît Casas vont contre l’idée que la notation scrupuleuse du vécu puisse aboutir à la compréhension des choses, parce que « la vie ici-bas, [est] étrange, obscure » (H. G. Wells), qu’ « Écrire la vie est impossible » (Herman Melville), que « l’énigme demeure, sans solution » (Ingmar Bergman). Noter dans un Journal n’est guère suffisant, même si l’on imagine « saisir le meilleur de ce temps », comme le pensait V. Woolf : toujours on demeure « dans la nuit de la parole » (Novarina)

Ce qui importe ne serait pas de relater ce que l’on voit ou vit, avec l’illusion peut-être de rendre compte de cette manière des événements ; on risquerait de n’avoir qu’une vue myope, au mieux on accumule des éléments, mais dans quel but ? Sartre donne une réponse : « Écrire les événements au jour le jour : pour y voir clair » ; cependant cette écriture doit être définie, elle ne peut être neutre : que signifie ici « écrire » ? La réponse de Pasolini est sans ambiguïté, il faut « Transcrire ce parcours terrestre (…) de la façon la plus directe, violente » — et vient à l’esprit pour ce qui est de la violence, un de ses textes, La rage. Cette violence seule aboutirait à dire le vrai d’une société, proposition soutenue par des écrivains de culture et d’époque bien différentes ; pour Goldoni, on écrit pour « ne dire que la vérité » et William Carlos Williams lui fait écho : « La vérité, la lumière — violente — est notre seul recours ». C’est une position militante, que le philosophe adopte, sans concession ; « Programme : il faut lire en vérité », « Je me propose d’éclairer », précise Jean-Claude Milner. La vérité passe par le « déchiffrement » (Jean Bollack) et elle est au centre de la réflexion de qui ne s’arrête pas au seul enregistrement de ce qui se passe — qui n’est jamais neutre ; « Quelque chose est à dire, à dire malgré tout, peut se dire, nécessaire nouveau, quelque chose de vrai : la vie ordinaire révolutionnaire » (Bernard Aspe) — on se souvient que La vie ordinaire est le titre d’un livre de poèmes de Georges Perros. Dire le vrai est la première condition pour changer le cours des choses, ce qui n’entraîne pas ipso facto le changement, comme le rêvait Rimbaud : « au revoir l’exploitation, ce monde cynique a sombré ». Ce monde, on ne le sait que trop, est encore là. Et sa transformation est encore à rêver, en précisant comme le faisait Tristan Tzara ce que sont les données et le but : « Combattre l’ordre économique, la misère morale : c’est l’homme et sa libération qui reste l’enjeu ; la volonté radicale de changer le monde. »

Les montages de Benoît Casas en suscitent d’autres, et c’est là un des aspects intéressants du livre… Le lecteur, crayon en main, pourra composer son recueil autour de l’amour en associant des extraits de Borges, Djuna Barnes, Aragon, Corneille, etc., ou s’attacher à l’ensemble important des textes autour de la nuit ; il trouvera aussi de brefs récits (Desnos, 4 juillet), une manière d’autoportrait (15 décembre) ou s’attardera à l’idée du livre comme énigme (Proust, 10 juillet), etc. Les reconstructions du lecteur peuvent aller dans maintes directions ; si se dessine une figure, celle de Benoit Casas, elle ne peut être que protéiforme, à l’image de la variété des auteurs qu’il a retenus. Une vingtaine sont toujours vivants, écrivains (Emmanuelle Pagano, Anne Portugal, Dominique Meens, Novarina, etc.), philosophes et penseurs de la société, comme Alain Badiou, Michel Foucault, Bernard Aspe, ou de l’art comme Jean-Louis Schefer ; d’autres philosophes sont présents, comme notamment Castoriadis, Marx, Lacoue-Labarthe, Wittgenstein, Spinoza, Kierkegaard. On pourra relever le nom des classiques : si les Français sont majoritaires, les écrivains de langue anglaise sont largement plus nombreux que ceux de langue allemande ou italienne ; on ne fera pas la même remarque si l’on compte les noms cités deux fois dans l’agenda (date de naissance et de décès), la langue italienne étant presque à égalité avec l’anglaise — Benoît Casas la traduit. 

Ce qui paraît plus marquant que ces relevés, dont je ne suis pas sûr qu’ils puissent suggérer un commentaire, c’est la place de personnes communément perçues comme éloignées de l’écriture ; peintres (Fromentin, Corot, Cézanne, Bernard Collin), historiens de l’art (Focillon, Baltrusaïtis), cinéastes (Jean Eustache, Ingmar Bergman, Chris Marker), homme de théâtre (Vitez), compositeurs (Schoenberg, Stravinsky, Cage), interprète (Miklos Szenthelyi), psychanalyste non freudien (Groddeck). Il n’y a pas ici de frontière étanche entre différents domaines de la création et il est bon de le rappeler. Il est bon aussi de s’apercevoir que beaucoup d’écrivains sollicités ne sont probablement pas connus des lecteurs, soit parce qu’ils sont trop peu traduits, comme Alfred Kolleritsch, ou un peu oubliés, comme Jean-Paul de Dadelsen ou Carl Sandburg. Bonne occasion d’aller les découvrir. 

Certains lecteurs s’étonneront peut-être de lire Honoré d’Urfé et Senancour, Grazia Deledda et Samuel Pepys, alors que Shakespeare et Cervantes, Racine et André Breton sont absents ; c’est oublier que L’agenda de l’écrit n’est pas un recueil visant à donner une vue encyclopédique de la littérature. Qu’il reflète des choix ne fait pas de doute, et c’est heureux : aucun hasard des dates si le livre s’achève avec Lorine Niedeker, morte le 31 décembre 1970 (et pas avec Miguel de Unanumo, mort le 31 décembre 1936), c’est-à-dire avec une des figures majeures de la poésie américaine, largement représentée. On sera plus attentif aux présents qu’aux absents — rien n’empêche d’en faire une liste et de construire à son tour un agenda — et, surtout, à l’abondance des voies ouvertes grâce aux montages, ce qui donne un rôle actif à la lecture. Un extrait, également d’un poète américain, pourrait sans doute servir de règle de conduite, pas seulement à Benoît Casas, « Lutter, chercher, trouver, et ne jamais céder » (Charles Reznikoff).

 

 Benoît Casas, L’agenda de l’écrit, Cambourakis, 2017, 374 p., 14 €.Cette recension a été publiée sur Sitaudisle 25 mars 2018. 

 

14/09/2017

Benoît Casas, L'agenda de l'écrit

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14 septembre

Naissance de Dante Alighieri

 

Le dire est faible : ma parole sera courte

j’ai mémoire, vue nouvelle, d’un enfant, langue au sein.

Je voulais voir la lumière, je voyais.

 

Benoît Casas, L’agenda de l’écrit,

Editions Cambourakis, 2017, np.

 

08/10/2013

Edoardo Sanguineti, Corollaire : recension

 

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   Corollaire réunit la traduction de 53 poèmes, suivie du texte original, dans un format carré (20x20) qui permet de publier les vers d'un seul tenant. Spécialiste de Dante, lié au compositeur Luciano Berio, au peintre Enrico Baj, fondateur du "gruppo 63" avec Nanni Balestrini, Giorgio Manganelli, Umberto Eco, etc., Sanguineti est encore peu connu en France(1). On lira avant d'entrer dans le livre la courte préface de Jacques Roubaud situant précisément l'activité d'écriture du poète et Corollaire dans un ensemble dont on espère maintenant la traduction.

   Stendhal écrivait dans son Journal qu'il faut « tirer les corollaires [d'un] fait », et c'est bien un des aspects du livre. Chaque poème rapporte un souvenir de voyage, relate une soirée ou part d'une anecdote, toujours introduits avec précisons sur le moment (« le dimanche 28 au soir ») et le lieu (« dans une salle du Café Diglas »)[à Vienne] ; un récit est construit, qui se déroule grâce à une succession de détails et de commentaires entre parenthèses. Cette succession est articulée par une ponctuation particulière, deux points, pour introduire une explication, presque toujours une relation de conséquence (un corollaire) entre deux énoncés. On remarque que ces deux points terminent chaque poème qui, donc, pourrait être continué ou est lié au suivant, d'autant plus aisément qu'aucune majuscule n'est présente. On s'attardera sur deux exceptions. La première concerne un poème écrit à la suite d'un voyage à Jérusalem ; après avoir constaté le « puzzle si fou » de la ville et les oppositions religieuses, Sanguineti conclut « je peux comprendre même Moïse et Mahomet : (je peux même leur pardonner, tu vois) : mais de là à nous dire chrétiens, quelle honte ! » — impossible de poursuivre ensuite, pas de corollaire possible...

   On repère la seconde exception dans un court récit où le narrateur descend une rue comme « un revenant vivant », ce qui conduit à la conclusion « quelle étrange extravagance, une survivance ! » Le fait lui-même ne peut susciter de suite, le temps vécu pleinement occupant la plus grande place dans la poésie de Sanguineti. Une partie des poèmes se termine par un vers détaché, corollaire à propos de la vie ; ainsi, ce qui peut rester, puisque tout est infiniment petit et sans mystère vis-à-vis du néant, c'est une leçon épicurienne : « c'est vraiment vrai, que j'ai aimé ma vie : (la vie) », « j'en ai joui, moi, de ma vie ». Et il s'agit de la jouissance amoureuse. Le poème d'ouverture part d'une définition de l'acrobate, développée pour explorer toutes ses manières de faire, plus ou moins périlleuses, et se conclut par l'analogie entre l'artiste du cirque et le poète : « (ainsi je me tourne et saute, moi, dans ton cœur) » ; on peut bien lire dans ce vers un art poétique — la phrase de Sanguineti sans cesse bifurque, se reprend, se repent — mais autant un hommage à l'aimée.

   Il y a, jusqu'au poème final, un défilé vertigineux de femmes à séduire, et ce qui semble faire vivre le narrateur tient en quelques mots, notés par son père sur un petit morceau de papier conservé précieusement, « copulo ergo sum », formule reprise dans un autre poème. Mais à côté d'anecdotes de drague, l'aimée — « toi », sans nécessité du prénom tant elle est présence — est celle à qui le narrateur écrit, l'unique dont l'absence est inimaginable, celle avec qui on rêve de fusionner : « m'engloutir tout entier, dans ton doux enfer vaginal ». Le thème de l'amante élue opposé aux amours non accomplies, de passage, pour être un lieu commun permet néanmoins à Sanguineti de s'en prendre à une morale hypocrite, en multipliant les esquisses de séduction de toutes les jolies femmes qu'il rencontre et, à l'opposé, en écrivant ce qui est réputé intime, ainsi : « que tu as de longs doigts, chérie, toi, housse poilue de ma pine, si ferme, [...] », puis « nous sommes sur le point de nous accoupler (de nous assassiner, peut-on même / soupçonner), [...]».

   Refuser un lyrisme éculé et fonder un tout autre lien amoureux est un parti-pris politique, autant que la critique du commerce capitaliste qui annule, par exemple, ce que pourrait être la découverte de l'autre par le voyage : le narrateur croise à Paris « une armée de japonaises saoules, répugnantes indécentes ». Quant à ceux qui gouvernent l'Italie, Sanguineti appelle à se protéger     « contre les noirs recours des seconds barbares de retour, de salon et de Salò », rageant contre      « notre pays bordelisé berlusconisé, cette serve Italie forzitaliénée »(2). Il constate aussi la perte de la conscience de classe des prolétaires et ne désespère pas de relever « les vieux drapeaux ».

   Dans Corollaire, Sanguineti mêle d'autres langues à l'italien, mais cette introduction n'est pas faite au hasard. Si les mots anglais appartiennent le plus souvent au globish, le latin est présent souvent pour évoquer la tradition classique (y compris dans son usage pour masquer le vocabulaire considéré socialement interdit), le français dans un contexte parisien et les formes colombiennes et mexicaines de l'espagnol lors de voyages en Amérique. Comme le jeu complexe des allitérations, l'emploi de mots valises et de rébus(3), d'allusions à déchiffrerou d'une ponctuation inhabituelle, cette jubilatoire exhibition de la mosaïque des langues, freine la lecture : il s'agit bien de tenir éveillé le « cher lecteur coélecteur », manière de poser aussi, dans notre société, la question de la lecture. Un autre motif parfois s'ajoute : ainsi, l'emploi de l'espagnol permet de mettre en retrait (ou en évidence ?) la question du temps qui passe : après avoir évoqué l'enfance (« muchacho, no partas ahora »), le narrateur ajoute : « entonces [cependant] c'est vrai que je ne peux pas le rêver, vieillard, el regreso [le retour] ». C'est revenir au problème du temps et à la manière dont le "je" se situe dans le livre : un composé incernable, sans cesse occupé par l'odor di femina et se définissant à la fois comme « œnomane érotomane » et « vieux sot et fatigué ». Sanguineti, encore une fois, propose une poésie qui défait l'ordre du vers pour donner aussi à voir le désordre du monde, ce qui se dit : « tout avan[ce] dans le sens dont tourn[e] mon discours, au hasard, en boucle, au point mort, à vide ».

Edoardo Sanguineti, Corollaire, traduit de l'italien par Patrizia Atzei et Benoît Casas, préface de Jacques Roubaud, éditions NOUS, 2013.

 



1 Ont été traduits pour les romans : Capriccio italiano (collection "Tel Quel", Seuil,1964 ; Le noble jeu de l'oye (id., 1969) ; et pour la poésie : Renga, avec Octavio Paz, Jacques Roubaud et Charles Tomlison (Gallimard, 1971), Postkarten (L'Âge d'Homme, 1985), dont on peut écouter un extrait lu par Sanguineti sur le site Centre international de poésie / Marseille : (http://www.cipmarseille.com/auteur_fiche.php?id=337).

Sur le gruppo 63, voir Nanni Balestrini : www.nannibalestrini.it/gruppo63/prefazione.htm            

2 tiré de forza italia, parti de Berlusconi fondé en 1994.

3 On pense aux rébus sans solution en français, comme le signalent les traducteurs, mais aussi aux nombreux noms géographiques ou aux noms de personnes, comme celui du docteur Spensley à qui l'Italie doit le développement du football.

 

03/07/2013

Benoît Casas, L'ordre du jour (recension)

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   En 2012, Benoît Casas et Luc Bénazet avaient réuni dans Envoi des poèmes échangés par courriel, l'un répondant à l'autre1 ; L'ordre du jour est un livre aussi singulier. Il s'agit d'un journal, tenu scrupuleusement du 1er janvier au 31 décembre, ce qui laisserait le lecteur perplexe (qui a tenu un journal avec cette régularité ?)  s'il ne lisait pas la quatrième de couverture : Casas y donne le mode d'emploi : ce journal « imaginaire et synthétique » est construit à partir de fragments tirés de lectures. Recopier une remarque du Journal de Jules Renard du 9 octobre 1893 permet de la réutiliser (en la modifiant un peu) pour la journée du 9 octobre ; la construction littéraire se nourrit également de correspondances variées — les familiers de celle de Flaubert, par exemple, reconnaîtront des passages devenus célèbres (« je dors comme / un caillou / je mange comme / un ogre / et je bois comme / une éponge. ») — de recueils de poèmes ou de réflexions philosophiques, de Michaux ou d'Adorno.

   C'est bien toute une bibliothèque qui est traversée dans ce journal écrit en vers libres ; Casas, comme beaucoup de lecteurs, relève ce qui peut susciter sa réflexion, l'inciter à écrire (« lire un paragraphe / de Wittgenstein par jour / pour y méditer et écrire / ou un passage de Benjamin », 241) et ce qui s'accorde avec ses choix. On pourrait, ici et là, repérer une source, parce qu'une formulation éveille un souvenir (Flaubert, ci-dessus), qu'une œuvre citée est un livre de chevet (le Journal de Jules Renard) ou qu'une phrase, par hasard, a été relue récemment (« la poubelle de Babel », dans Rangements de Daniel Oster). Mais c'est là un jeu qui, outre qu'il serait vite décevant, ne conduirait qu'à rassembler une liste de noms, à ajouter à ceux que donne Casas, trace de ses lectures (Marx, Perec, Lorca, Zorn, Proust, Mathiez, Spinoza) et de projets (« démolir / Heidegger »), de ses choix en peinture (Picasso, Fragonard, Goya, Giotto, Rembrandt, Caravage, Bosch) et en musique (Bach, Bartok, Monteverdi, Schumann).

   L'essentiel n'est pas dans la reconstruction de listes, ce qui importe est la réflexion que l'on peut engager à propos de ce type de journal, et les notes de Casas à ce sujet sont nombreuses. Il indique la manière dont il a construit le livre : « ce qui me surprend : /que ce que j'ai écrit / soit fait presque entièrement / de citations. de syncopes. / la plus folle mosaïque / qui se puisse imaginer. (p. 248) ». Cette mosaïque met à la fois en évidence la dispersion dans les notations et l'unité d'une vie. Si un ordre du jour est une liste de sujets qui sont classés dans un certain ordre, il est certain que le livre ne remplit pas le programme, sauf si l'on considère que les notations parfois se suivent avec une absence de continuité reflétant ce qui se passe dans la vie ; ainsi : « beau soleil après pluie. / j'aime la blancheur de la lotte. (p. 164) ». On multiplierait les exemples de ces rencontres, mais elles répondent à  un souhait de Casas : « cette juxtaposition se voudrait / cubiste mise en forme. (p. 151) » Et il faut alors entendre "ordre du jour" autrement : « passons à l'ordre du jour. / programme d'une vie libre. (p. 12) » 

   L'unité se construit par la reprise régulière de quelques motifs. Deux sont dominants dans le Journal, bien délimités, « travailler et aimer. (p. 41) ». De là découle toute une série de thèmes qui charpentent L'ordre du jour, accroissant le plaisir à se repérer dans cet « emmêlement [...] de petits riens tressés. (p. 207) ». "Travail" et "travailler" sont deux mots clés ; de quoi s'agit-il ? lire, sans cesse, pour apprendre et se transformer, et de là rejeter tout ce qui néglige la formation de l'esprit ou s'y oppose — on ne s'étonnera pas que soient soulignées « la bêtise la crasse ignorance / des bourgeois. (p. 227) » Écrire aussi, activité qui n'est pas séparée de la lecture, et peut-être L'ordre du jour est-il le livre qui se construit dans la « petite usine d'écriture. (p. 87) », comme certains passages le laissent imaginer : « j'ai l'impression de ne faire qu'accumuler / des notes pour un livre sans savoir /si je trouverai jamais / le courage de l'écrire. (p. 232) » À ce travail sont liées de nombreuses questions relatives à la langue et à la poésie, dont beaucoup sont d'ailleurs au cœur des textes de Casas.

   La relation à l'autre dans l'amour est complexe, on s'en doute. Elle apparaît, souvent, seulement sexuelle — « seule compte l'étreinte des corps (p. 40) » — et Casas emprunte à Flaubert l'expression sans détour de la sexualité : « fouteur sentant / le sperme qui monte / et la décharge qui s'apprête. (p. 40) ». Il y a des histoires de séduction, de désir violent et, parallèlement, les bribes d'un récit plutôt romantique où la femme aimée est d'ailleurs liée à ce qui absorbe en partie la vie de l'auteur : « il n'y a que l'amour réciproque. / elle assise sur le lit / lisant un livre.(p. 164) ».

   Ni le monde extérieur, le politique mais aussi fleurs et couleurs du ciel, ni les rêves, ni les notations sur l'Italie, de Turin à la Sicile, ne sont absents de ce journal partiellement inventé — mais, note Casas, « quoi que j'écrive / cela raconte mon histoire / sans que je le sache. (p. 229) ».


Benoît Casas, L'ordre du jour, Seuil, 2013.

Cette recension a été publiée en juin sur Sitaudis



  

 

 

 

 

 

 

 



1 Voir Sitaudis, 12 décembre 2012.

09/05/2013

Benoît Casas, L'ordre du jour

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[...]

1er juin

il est quatre heures

et l'aube luit.

le rêve a toute la valeur

d'une déclaration.

j'étais devenu quelqu'un

de nulle part.

séparé de ses amours

et de ses paysages.

fusain de Sakhaline

virgilier à bois jaune.

ce que nous gardons

de l'expérience d'apprendre :

idée sur la façon d'enseigner.

l'élucidation parlée

est le ressort du progrès.

moments de l'évaporation.

la violence le désarroi des gestes

carambolage.

temps perdu.

ne pouvait pas

s'abandonner

à de l'absence

intégrale.

 

2 juin

si vite nous

nous sommes dit

tant de choses.

je reste dehors

le plus longtemps possible.

le monde ici

ne semble pas disposé à

se réduire à un seul

mot.

 

3 juin

au matin soleil déjà vif

jour d'été précoce.

paysages destructifs.

renoncement.

regards remontent sa jupe.

et de suite,

chaque terme

est à sa place logique.

les grandes villes

spécialisent les plaisirs.

lieu de conflit entre

hasard et coup.

 

Benoît Casas, L'ordre du jour, "Fiction & Cie", Seuil, 2013, p. 116-117.