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15/02/2021

Italo Calvino, Si par une nuit d'hiver un voyageur

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Écouter quelqu’un qui lit à haute voix, ce n’est pas la même chose que lire en silence. Quand tu lis, tu peux t’arrêter, ou survoler les phrases : c’est toi qui décides du rythme. Quand c’est un autre qui lit, il est difficile de faire coïncider ton attention avec le tempo de sa lecture : sa voix va ou trop vite ou trop lentement.

Si, en plus, le lecteur traduit, il s’ensuit une zone de flottement, d’hésitation autour des mots, une marge d’incertitude et d’improvisation éphémère. Le texte qui, lorsque tu le lis toi-même, est un objet bien présent, qu’il te faut affronter, devient, quand on te le traduit à haute voix, une chose que tu n’arrives pas à toucher.

 

Italo Calvino, Si par une nuit d’hiver un voyageur, Seuil, 1981, p. 75.

05/11/2018

Frédérique Germanaud, Intérieur nuit

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L’aiguille de la pendule gonfle l’espace ou le rétrécit

Le début du jour manque

De précision

 

J’attends

Le changement de rythme

Le premier chant d’oiseau

La première ombre

 

À l’heure prévue rien ne se passe

 

J’ai raclé la nuit jusqu’à ces mots mal écrits

 

Il faut savoir rompre

Éteindre la lampe

 

Lever le camp

Mettre la nuit

Dehors

 

À quoi se décide le jour

 

Frédérique Germanaud, Intérieur nuit, le phare du cousseix, 2018, p. 14.

07/02/2018

Leslie Harrison, Pantoum pour une marche dans les bois

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PANTOUM POUR UNE MARCHE DANS LES BOIS

La rime désigne toute répétition accompagnée de différence :
auditive, grammaticale, rhétorique…
Allen Grossman

Tout rime. Prenez une forêt peuplée d’arbres –
des milliers (tous différents, et pourtant confondus
en une foule), des rochers innombrables, une multitude d’abeilles
dans le chicot d’un arbre mort. Je marche, je passe devant eux

par milliers. Toutes les différences sont confondues :
si nombreuses, si semblables. Elles riment, et pourtant
tiennent ensemble, chicot planté dans le sens, le laissant
se répéter, sans fin. Les différences, si minimes,

sont semblables. Le rythme de la marche
suit les contours de la montée, et le cœur
répète – sans fin. Timide, son petit
bégaiement se fixe sur un rythme calme. Ce motif

 suit la cadence de la montée. Le cœur
s’accorde avec le souffle. Les yeux refusent toute différence,
se fixent, en rythme avec le calme bégaiement
des pierres sous le pied. Et les kilomètres défilent,

s’accordent avec le corps pour refuser toutes les distances.
Je me souviens de la foule innombrable et désordonnée
des pierres sous le pied. Et les kilomètres défilent
comme des géants – autoréférentiels, dénués de sens.

Je me souviens de la foule désordonnée des bois,
De la lourde grâce de cet autre mystérieux,
Comme de géants, autoréférentiels, tout leur sens
Caché dans la différence. Nous traversons la vie

dans la foule, innombrables, un millier d’abeilles
se cachant, cachées. Dans nos vies,
rien ne rime. Et nous confondons les arbres
entre eux, avec du bois, avec des bancs.

 

 Leslie Harrison, “Pantoum for a Walk in the Woods”,

in Poetry, juin 2002, traduit de l’anglais (USA) par

Guillaume Condello, dans Catastrophes, n° 2, novembre 2017.

 

 

 

10/01/2017

James Sacré, Cappuccino brioche au Belvedere Bar à Montalcino

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Si j’étais peintre et doué pour le dessin

En quelques traits et taches de couleur

J’aurais là sur le papier ce qu’on voit de la campagne par le fond vitré du café :

Au pied des dernières maisons avant la chute en presque falaise

Toits de tuiles qui se distinguent mal de la pierre et briques des murs…

J’aurais là sur mon papier le silence ou l’esprit de Montalcino.

 

Paysage toscan sans trop de cyprès (il n’y en a pas

Dans les fresques de Lorenzetti à Sienne,

Ou de Signorelli Monte Olivero Maggiore) :

La très large étendue de campagne s’ouvre au loin

Jusqu’à sa remontée vers des Crêtes perdues dans le gris d’aujourd’hui

Taches de verts, et d’autres couleurs de terre

À peine soulignées d’arbres et de buissons.

 

Je dessine quoi avec des mots ? Et quel rapport

Entre le rythme de mes vers et celui des lignes

Qui tiennent le paysage et l’ouvrent dans l’infini ?

 

James Sacré, Cappuccino brioche au Belvedere Bar à Montalcino, Faï fioc, 2016.

08/02/2015

Philippe Beck, Contre un Boileau, un art poétique

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(Ouverture du livre)

 

   L’art poétique est un manuel. Il manie les idées pratiques qu’il suggère. Il fournit des idées pratiques à manier. Il pense pour le poème. Mais c’est un fournisseur paradoxal : il manie des idées théoriques en vue d’une pratique (une poétique), et pratique sa théorie en affinité, éclaire son chemin, élabore son tracé au mieux, en avançant, dans l’horizon du poème. Il a un intellect rythmique. Des mains du siècle, horizontales, le suscitent d’abord : elles ont perfectionné la force rythmique du discours, ses balancements, créé des poèmes dehors, des poèmes exprès d’après des idées pratiques originales, glissantes, intéressantes, étoiles d’une reconstitution intimée. La théorie (l’optique reconstitutionnelle) est antérieure (enveloppée en puissance, impliquée), contemporaine et postérieure à la création intentionnelle d’une utopie du discours appelée poème ; elle s’égale en droit à l’intense procédure à accomplir, comme son projet dépendant et assignable. Le projet est dedans, c’est-à-dire dans la nasse, lié. Comme théorie à manier, dépendante, l’art poétique se déclare intime de l’objet qu’il manie avec cœur en affinité ; il peut s’ordonner à l’objet huilé dont il double la puissance, par intellection sensible, et le captiver. En avril 1842, Thoreau note : « L’expérience est dans les doigts et dans la tête. Le cœur n’a pas d’expérience. » Il faut donc imaginer un cœur sur la main, une générosité reconstituante, dans la réflexion, « quand le doigt du poète y fait passer son phosphore » (Joubert, « De la poésie », XLVIII). C’est-à-dire un cœur de procédure (un thumos, un Gemüt, une force d’élan versée), un foyer processuel pensé par la main ou dans la main qui avance(1).

 

Philippe Beck, Contre un Boileau, un art poétique, Fayard, 2015, p. 13.

 

(1) Contre Benn, qui dit : « Un Gemüt ? Je n’en ai aucun. » « Gemüt ? Gemüt habe ich keines. » Dans Die Struktur der modernen Lyrik, Hugo Friedrich reprend à son compte le thème des Probleme der Lyrik de Benn (1951). Ainsi se renforce une doctrine sans cœur de la poésie, doublée d’une doctrine de la poésie sans cœur, c’est-à-dire sans foyer problématique, sans intellect rythmique, « instinct logique » ou instinct formateur, immanent et reconstituable. Car c’est exactement ce que désigne, quoi qu’il en soit, le mot cœur : Empédocle dit que le cœur est le lieu des pensées, pensées qui se pensent ou pensées impuissantes à se penser.

 

 

Philippe Beck, Contre un Boileau, un art poétique, Fayard, 2015, p. 13.