Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

25/10/2014

Paul Auster, Dans la tourmente, dans Disparitions

           imgres.jpg

En mémoire de moi

 

Simplement m'être arrêté.

 

Comme si je pouvais commencer

là où ma voix s'est arrêtée, moi-même

le son d'un mot

 

que je ne peux prononcer.

 

Tant de silence

à faire naître

dans cette chair pensive, battement

de tambour des mots

au-dedans, tant de mots

 

perdus dans le vaste monde

au-dedans de moi, et de ce fait avoir compris

que malgré moi

 

je suis là.

 

Comme si c'était le monde.

 

Paul Auster, Dans la tourmente, dans Disparitions, traduit

par Danièle Robert, Babel, 2008 (éditions Unes/ActesSud, 1994), p. 158.

23/10/2014

Ambrose Bierce, Épigrammes, traduit par Thierry Gillybœuf

                         images.jpg

"Immoral" : tel est le jugement du bœuf dans son étable devant l'agneau qui gambade.

 

C'est vrai que l'homme ne connaît pas la femme. Mais la femme non plus.

 

Si vous voulez passer pour grand auprès de vos contemporains, ne le soyez pas beaucoup plus qu'eux.

 

Le premier homme que vous croiserez est un imbécile. Si vous pensez le contraire, interrogez-le et il vous le prouvera.

 

Une patte de lapin peut vous porter chance, mais elle ne l'a pas portée au lapin.

 

Laissons celui qui voudrait redoubler chacune de ses expériences jacasser sur la valeur de la vie.

 

Un auteur populaire est quelqu'un qui écrit ce que pense le peuple. Le génie les invite à penser autre chose.

 

 

Ambrose Bierce, Épigrammes, traduit par Thierry Gillybœuf, éditions Allia, 2014, p. 7, 7, 11, 13, 14, 20,

22/10/2014

Norma Cole, Avis de faits et de méfaits, traduction Jean Daive

imgres.jpg

Méfaits

 

1

Quatre oiseaux bruns

voltigent dans le faux

poivrier

 

conscient de

la brume moi et

dehors     quand

 

commence

le passé ?

 

2

La nuit

imaginer ne pas

 

résoudre cela puis

son propre lit surveillé

le second état

 

même l'espace ne

se répète

 

More facts

 

1

Four brown birds

fly up into the false

pepper tree

 

conscious of

mist myself and

outside—when

 

does the past

begin?

 

2

The night's

to imagine not

 

salve it then

home bed checks

second state

 

even space does

not repeat

 

Norma Cole, Avis de faits et de méfaits,

présenté et traduit par Jean Daive,

Corti, 2014, p. 100-103.

21/10/2014

Bartolo Cattafi, Mars et ses ides

Bartolo Cattafi, Mars et ses ides, pierre, mouvement, gris, mélancolie

Une pierre

 

Un geste de courage

lancé dans le vent

une pierre roulant lentement tout au long de son trajet

qui dans sa plénitude se reconnaît

et admire ses arêtes

puis émerge comme un marbre depuis la mêlée

ton front

blanc prend peur

inerte défaite poussiéreuse

tombée à tes pieds

mais retentissante

après t'avoir touché.

 

Gris

 

Dans ce temps dans ce gris

j'ouvre la porte

j'y entre aisément

comme une goutte dans la mer

mon visage est gris

comme les vêtements qui couvrent

le gris de mon corps

mon âme se montre

aux fenêtres des yeux

avec une part de gris

puisque le reste est encore

charbon non consumé.

 

Bartolo Cattafi, Mars et ses ides, traduit de l'italien par

Philippe di Meo, Héros Limite, 2014, p. 13, 53.

20/10/2014

Jean Frémon, Silhouettes

                              imgres.jpg

                           Une journée de R. W.

 

La passion de servir. Être un autre. Manquer de respect au premier venu. Ne pas conclure. Bêcher le jardin. Trier des pois, tourner de la ficelle, coller des sacs de papier. Prendre une ou deux résolutions. Remettre son départ au lendemain. Un même amour pour le provisoire et l'éternel. Suivre la courbe des nuages dans la vitre, une herbe dans la bouche. Cet épi rétif dans les cheveux. Brusquer une décision. L'incompréhension générale est votre  liberté. Ne pas en faire une règle. Une fin sans histoire, longtemps préparée. Je vous lègue mon chapeau.

 

                                   Abschied

 

Un foulard de laine en cache-nez. Le bonjour donné à la ronde. L'haleine en nuage devant soi. Le crissement de la neige sous les pas. Peu de barrières aujourd'hui, peu de retenue. Le ciel très haut que traverse, de gauche à droite, un corbeau.

Une résolution. Poings serrés dans les poches. Suivre la pente, s'en écarter doucement. L'air froid aspiré profond. Une sorte d'asymptote.

 

Jean Frémon, Silhouettes, dessins de Nicola de Maria, éditions Unes, 1991, p. 39 et 41.

19/10/2014

Henri Michaux, Poteaux d'angle

                     images.jpg

        Pour le trentième anniversaire de la mort de Henri Michaux,

                                      le 19 octobre 1984 

 

   Celui qui a cru être ne fut qu'une orientation. Dans une autre perspective sa vie est nulle.

   La révélation qu'ils n'étaient qu'un personnage (on le sait par nombre de biographies) anéantissait les saints. Le diable, pensaient-ils, avec la permission du ciel et en punition de leur orgueil, leur infligeait cette souffrance. Ainsi appelaient-ils leur lucidité abominable.

   L'autre lucidité soudain manquait. Elles s'excluent.

 

   Que de gènes insatisfaits en tous, en chacun !

   Et toi aussi, tu pouvais être autre, tu pouvais même être quelconque et... l'accepter.

   De quel être t'es-tu mis à être ?

 

 

   Communiquer ? toi aussi tu voudrais communiquer ?

   Communiquer quoi ? tes remblais ? — la même erreur toujours. Vos remblais les uns les autres ?

   Tu n'es pas encore assez intime avec toi, malheureux, pour avoir à communiquer.

 

Henri Michaux, Poteaux d'angle, dans  Œuvres complètes, III, édition établie par Raymond Bellour avec Ysé Tran, Pléiade, Gallimard, 2004, p. 1064-1065.

 

                                Les craquements

 

   À l'expiration de mon enfance, je m'enlisai dans un marais. Des aboiements éclataient partout. « Tu ne les entendrais pas si bien si tu n'étais toi-même prêt à aboyer. Aboie donc. » Mais je ne pus.

   Des années passèrent, après lesquelles j'aboutis à une terre plus ferme. Des craquements s'y firent entendre, partout des craquements, et j'eusse voulu craquer moi aussi, mais ce n'est pas le bruit de la chair.

   Je ne puis quand même pas sangloter, pensais-je, moi qui suis devenu presque un homme.

   Ces craquements durèrent vingt ans et de tout partait craquement. Les aboiements aussi s'entendaient de plus en plus furieux. Alors je me mis à rire, car je n'avais plus d'espoir et tous les aboiements étaient dans mon rire et aussi beaucoup de craquements. Ainsi, quoique désespéré, j'étais également satisfait.

   Mais les aboiements ne cessaient, ni non plus les craquements et il ne fallait pas que mon rire s'interrompît, quoiqu'il fît mal souvent, à cause qu'il fallait y mettre trop de choses pour qu'il satisfît vraiment.

   Ainsi, les années s'écoulaient en ce siècle mauvais. Elles s'écoulent encore...

 

 

Henri Michaux, Épreuves exorcismes, dans Œuvres complètes I,  édition établie par Raymond Bellour, avec Ysé Tran, Pléiade, Gallimard, 1998, p. 781-782.

 

18/10/2014

Giorgio Manganelli, Dall'inferno (Depuis l'enfer)

                imgres.jpg

   Long et flexible corps, serpentin, désossé, apte à glisser entre les doigts d'un astucieux sectateur qui poursuit pour réséquer ; visqueuse peau qui retient une main, livide pour figer de préhensibles chélates, scintillante, afin d'aveugler et dépouiller d'imprudentes paupières. Du cuir d'ailes se détache du buste, parce que voltigeur, en bonds prolongés et lents je passe d'arbre en arbre, de branche en branche ; je puis brièvement faire halte entre ciel et terre, pour lorgner la toile de fond, alentour, vers le haut ennemi ocellé, le diable, souverain putatif de l'ici-bas. Puis, élastiquement, je m'élance pour élire domicile dans une anfractuosité d'arbre faux, ou de roche de théâtre. Je suis reptile, écureuil, rat, taupe, couleuvre, ichneumon, scorpion, chauve-souris, amphisbène ; mais de tous-là, j'ai des choses que d'autres de leur espèce ne connaissent point ; ailes de taupe et regard de chauve-souris, en tant que rat je vole, couleuvre, je creuse des galeries au cœur de la terre. J'ai peur. Les fictions qui se pressent alentour, la fausse forêt, la complexe et sage astuce des vrombissements, des claquements, manifestement élaborés par les mains d'un alchimiste inepte ne me rassurent pas, mieux, m'alarment, comme indice d'invasion calculée et glacée, ruse intentionnelle pour me capturer et manipuler ma plurale nature, me décomposer, me corrompre et me défaire. Inlassables, mes yeux tournent et fixent, je rampe, j'oblique de lieu en lieu, d'ombre en ombre ; ma longue langue goûte les vénéneux engins que je redoute ; si les arbres sont des fictions, ils peuvent être des menaces, des pièges, de divines tromperies. Un insecte frémissant bourdonne, multiplie les pulsations de mes innombrables cœurs, je puis me décomposer en divers animaux en fuite, chacun est capable de méditer, de retrouver le vestige de lui-même, où s'évanouit le péril. Si une ombre change, je prends subitement mon envol. Je scrute, tente de langue, de queue. J'ai peur. Je vois que des formes de terreur jaillissent de mon corps, et que je fais ce que j'ai engendré ; mais ici-bas chacun engendre ses propres erreurs privées. Je fuis avec art, habile et subtil, avocassier, mais cela ne suffit pas : je dois m'interroger sur la chute de la lune. Je n'ignore pas que j'ai été lune.

 

Giorgio Manganelli, Dall'inferno (Depuis l'enfer), traduit par Philippe Di Meo, Denoël, 1985, p. 62-64.

17/10/2014

Jules Supervielle, Les Amis inconnus

              Jules Supervielle, Les Amis inconnus, oiseau, arbre, regard, mort, peur

                                  L'oiseau

 

« Oiseau, que cherchez-vous, voletant sur mes livres,

Tout vous est étranger dans mon étroite chambre.

 

— J'ignore votre chambre et je suis loin de vous,

Je n'ai jamais quitté mes bois, je suis sur l'arbre

Où j'ai caché mon nid, comprenez autrement

Tout ce qui vous arrive, oubliez un oiseau.

 

— Mais je vois de tout près vos pattes, votre bec.

 

— Sans doute pouvez-vous approcher les distances

Si vos yeux 'ont trouvé ce n'est pas de ma faute.

 

— Pourtant vous êtes là puisque vous répondez.

 

— Je réponds  à la peu que j'ai toujours de l'homme

Je nourris mes petits,  je n'ai d'autre loisir,

Je les garde en secret au plus sombre d'un arbre

Que je croyais touffu comme l'un de vos murs.

Laissez-moi sur ma branche et gardez vos paroles,

Je crains votre pensée comme un coup de fusil.

 

— Calmez donc votre cœur qui m'entend sous la plume.

 

— Mais quelle horreur cachait votre douceur obscure

Ah ! vous m'avez tué, je tombe de mon arbre.

 

— J'ai besoin d'être seul, même un regard d'oiseau !...

 

— Mais puisque j'étais loin au fond de mes grands bois ! »

 

Jules Supervielle, Les Amis inconnus, dans Œuvres poétiques complètes, édition sous la direction de Michel Collot, Pléiade, Gallimard, 1996, p. 300-301.

15/10/2014

Juan Gris, Écrits : "Des possibilités de la peinture"

             imgres-1.jpg

                    Des possibilités de la peinture [1924]

 

   [...]

   Un objet devient spectacle aussitôt qu'il y a un spectateur pour le considérer. Or, on peut considérer cet objet de multiples manières. Ainsi une table peut être considérée âr une ménagère dans un but plus ou moins utilitaire. Un menuisier remarquera la façon dont elle est faite et la qualité de bois employé à sa fabrication. Un poète — un mauvais poète — imaginera tout autour la paix du foyer, etc. Pour un peintre elle sera tout simplement un ensemble de formes plates colorées. Et j'insiste sur les formes plate, car considérer ces formes dans un monde spatial serait plutôt l'affaire d'un sculpteur.

   Donc, chaque objet peut offrir des aspects professionnels très variés, mais il y a en plus des aspects professionnels quelque chose que nous pourrions appeler l'idée première des objets. Cette idée ou notion est en dehors des professions et des vérités scientifiques. C'est quelquefois même une erreur héréditaire. Scientifiquement, toutes les lignes verticales sont convergentes vers le centre d'attraction terrestre ; humainement, elles sont parallèles. malgré ces aspects différents, la table dont j'ai parlé tout à l'heure est la même idée de table pour la ménagère, le menuisier et le poète. Ce n'est que les éléments qu'ils en tirent qui sont différents.

   Or, pourquoi vouloir s'un peintre tire de cet objet des éléments d'autres professions ? Pourquoi ne se contenterait-il pas simplement des éléments qui appartiennent à sa propre profession ? Celui qui en peignant une bouteille pense à exprimer sa matière au lieu de peindre u ensemble de formes colorées, mérite d'être verrier plutôt que peintre.

[...]

 

Juan Gris, Écrits, La Nerthe, 2014, p. 12-14.

 

14/10/2014

Pierre Reverdy, La lucarne ovale

        imgres.jpg

                   Grandeur nature

 

Je vois enfin le jour à travers les paupières

Le persiennes de la maison se soulèvent

Et battent

Mais le jour où je devais le rencontrer

N'est pas encore venu

 

Entre le chemin qui penche et les arbres il est nu

Et ces cheveux au vent que soulève le soleil

C'est la flamme qui entoure sa tête

 

Au déclin du jour

Au milieu du vol des chauve-souris

Sous le toit couvert de mousse où fume une cheminée

 

Lentement Il s'est évanoui

 

Au bord de la forêt

Une femme en jupon

Vient de s'agenouiller

 

Pierre Reverdy, La lucarne ovale, dans Œuvres complètes, tome I, édition présentée et annotée par Étienne-Alain Hubert, Flammarion, 2010, p. 109.

13/10/2014

Édith Azam, À propos de la poésie féminine

                         Édith Azam,  À propos de la poésie féminine, limaces, chiens,sexe, homme

                      À propos de la poésie féminine

   À côté de chez moi, il y a une forêt, et dans cette forêt, il y a des limaces. Elles sont jaunes fluo. Je ne les aime pas. Aussi chaque matin, après avoir avalé mes tartines, je prends mon fusil tire-bouchons, mes deux molosses grandes babines, et nous partons leur faire la chasse. La chasse aux limaces est un jeu de fille. C’est un jeu de fille car aucun garçon sérieux ne jouerait à la chasse aux limaces. Mes chiens ne sont pas des garçons sérieux, si molosses soient-ils, et babines comprises ; mes chiens n’ont rien de très viril, preuve en est, ils arpentent la forêt avec moi pour jouer à la chasse au limaces. S’ils ne le faisaient pas, un tas de questions me viendraient à l’esprit. Mes chiens sont-ils virils ? Mes chiens sont-ils des garçons ? Les garçons sont-ils des chiens ? Tous les garçons sont-ils des chiens ? Les garçons-chiens sont-ils des hommes ? Comment devenir un homme? Là, vous comprendrez sans difficulté, que tout cela, la question de la virilité ou d’être un homme n’a rien à voir avec la chasse aux limaces. Pour ce qui est de la poésie et de la féminité, cela n’étonnera personne : il en va de même. Il n’est pas plus d’écriture féminine, que de chasse masculine, etc…, à la limite oui, il est quelque part sur terre, une limace poétique. Et quelque part aussi, des poèmes sur les limaces, mais pas beaucoup si mes informations sont bonnes. Bref, certes, je concède volontiers, qu’il m’est impossible d’écrire en me grattant les couilles. Cela dit, pas certain que je l’eusse fait si Jean Nussu. (Suivez suivez ! Je vous en prie, en plus c’est drôle ! ) Du reste, se gratter les parties, est-ce la seule manière d’écrire un poème ? Car s’il est une chose qui reste, et une seule à sauver, sûr, ce ne sont pas les êtres et leurs noms de papier, mais bien les textes. Or, lorsqu’il s’agit d’écriture, de quoi parle-t-on ? Sans doute pas du taux de testostérone ou progestérone dans le sang. Le texte à lui tout seul fait sexe, au sens où le lecteur le pénètre autant qu’il le reçoit, et ce, indépendamment de son auteur, n’en déplaisent aux narcissiques patenté(e)s, baiseurzébaiseuses chroniques, incorrigibles libidineux-zéneuses, qu’ils soient auteurs, lecteurs, critiques ou autres. Et pour finir et pour faire simple, les mythes, comme les anges, n'ont pas de sexe. Homme ? Femme ? Mais de quoi on se mêle ? Ou, pour dire autrement : coupons-leur noms et tête : mélangeons tout !

 

Édith Azam,  À propos de la poésie féminine (inédit)

 

12/10/2014

Andrea Zanzotto, Idiome, traduction Philippe Di Meo

            imgres.jpg

                             Petits métiers

 

Comment puis-je oser

vous appeler ici, vous faire signe de la main.

Une main qui n'est plus que son ombre

avare et mesquine

et d'ailleurs une serre, mais tendre comme de la mie de pain.

Et pourtant, quelque chose maintenant la soutient,

e ne sais s'il s'agit d'une crampe ou d'une force ;

pour autant qu'elle vaille elle est toute vôtre,

et vous donnez-lui la force de vous appeler.

Donnez-lui une plume qui ne se torde,

faites que sa pointe ne trébuche sur la feuille.

Il me semble n'avoir rien à écrire

pour commencer ce télex

qui doit tout le néant traverser

(la brûlante difficulté qui brule comme soufre,

qui corrode, étourdit. )

Mais j'essaierai de suivre la trace, au moins, d'un amour —

en dehors, là dans l'obscurit&

profonde des prés du passé.

Ainsi

............................................................

 [...]

 

 

                                 Mistieròi

 

Come elo che posse 'ver corajo

de ciomarve qua, de farve segno co la man.

No man che no l'é pi de la só ombria

cagnina e caía.

anzhi 'na sgrifa, ma tèndra 'fa molena.

Epuro ades calcossa la tien sú.

no so se 'n sgranf o se 'na forzha ;

par quel che l'é, la é tuta vostra,

e voi dèghe l'polso par ciamarve.

Dèghe 'na pena che no la sa schinche,

fè che la ponta sul sfój no la se inciónpe.

Me par de no 'ver gnent da méter-dó

par scuminzhiar 'sto telex

che tut al gnent bisogna che 'l traverse

(tut al gran seramént

che 'l brusa come solfer

che l'incaróla e l'intrunis).

Ma proarò la trazha, almanco, de 'n amor —

fora par là inte 'l scur

orbo dei pra del passà.

Cussì

..................................................

[...]

 

Andrea Zanzotto, Idiome, traduit et présenté par Philippe Di Meo, Corti, 2006, p. 145-147 et 144-146.

11/10/2014

Alain Veinstein, Voix seule

                  imgres.jpg

                     Aujourd'hui

 

Encore une approche manquée...

 

Trop de mots, décidément,

trop de mots tonitruants.

 

La terre, jusqu'à nouvel ordre,

n'a rien d'un théâtre

où se déploie le merveilleux.

Seul le froid s'invite dans l'air,

s'infiltre, se resserre,

épaissit le silence.

Il m'accompagne depuis l'enfance

ce silence glacé

dans le calme accablant

du noir.

 

                        Aujourd'hui

 

Voix

en grandes capitales rouges,

 

oubliée et remontée

de l'épaisseur de la nuit,

restée à l'abri de la mort.

 

Dans le recoin où je vis,

je la rejoue de mémoire,

elle résiste,

ne se laisse pas faire,

 

chante, oui,

de ne pas chanter.

 

À chaque instant

je suis sur le point de la perdre,

 

à chaque instant

tout peut être perdu.

 

Alain Veinstein, Voix seule, Seuil, 2011, p. 139, 175.

10/10/2014

Dylan Thomas, Poèmes, traduction Patrick Reumaux

imgres-1.jpg

La lumière point là où le soleil ne brille pas

 

La lumière point là où le soleil ne brille pas.

Là où la mer ne s'étend pas, les eaux du cœur

Épandent leurs marées,

Et, spectres brisés, des vers luisants plein la tête,

Les choses de lumière

Passent à travers la chair là où la chair n'habille pas les os.

 

Une chandelle dans les cuisses

Échauffe la jeunesse et la graine et brûle la graine de la vie.

Là où la graine ne lève pas

Le fruit de l'homme s'ouvre dans les étoiles

Brillant comme une figue.

Là où la cire n'est pas, la chandelle montre ses cheveux.

 

L'aube point derrière les yeux.

Des pôles du crâne et de l'orteil, le sang venteux

Glisse comme une mer.

Ni clôturées, ni jalonnées, les giclées du ciel

Fusent à la verge

Révélant dans un sourire l'huile des larmes.

 

La nuit dans les orbites arrondit

Comme une lune de poix la limite des globes.

Le jour éclaire l'os.

Là où le froid n'est pas, la morsure des vents fait tomber les   épingles

Qui retiennent les robes de l'hiver.

La taie du printemps pend au bord des paupières.

 

La lumière point sur des lots secrets

Sur des crêtes de pensées où les pensées sentent dans la pluie.

Quand meurent toutes les logiques

Le secret de la glèbe pousse à travers l'œil

Et le sang saute dans le soleil.

Au-dessus des lopins incultes l'aube fait halte.

 

Dylan Thomas, Poèmes, traduction Patrick Reumaux, dans

Œuvres, I, édition établie par Monique Nathan et Denis Roche,

Seuil, 1970, p. 368-369.

09/10/2014

Hölderlin, Lettre à sa mère, dans Œuvres

                          imgres.jpg

À sa mère

                                     Francfort, le .... novembre 1797

 

[...]

   Vous me demandez quel est mon sentiment actuel, au moment où je vous écris. Pour parler franc je dois dire que je suis en désaccord avec moi-même. D'un côté le souci raisonnable de mon caractère qui supporte à peine les impressions contradictoires auxquelles m'expose ma situation et les besoins les plus justifiés de mon esprit semblent exiger que je quitte un état où se forment toujours deux parties, l'un pour et l'autre contre moi, dont l'un me rend presque exalté et l'autre très souvent morne, abattu et parfois un peu amer. Tel fut, tout au long de ces deux années, mon sort constant, et c'était inévitable, je l'avais nettement prévu dès les premiers mois. Sans doute, le mieux eût été de maintenir des rapports aussi vagues que possible avec les deux parties, en me tenant tranquillement à l'écart. Cela est faisable quand on vit chez soi, mais pas dans une position où l'on est forcé d'avoir de nombreuses relations. Vous pensez bien que, dans une situation que l'on tient à conserver, on ne peut pas toujours agir selon son idée. J'ai donc dû m'exposer plus ou moins aux rencontres de tout genre, chose inévitable pour n'importe qui dans une position comme la mienne, à moins de devenir un zéro complet. Or, je le répète, je suis convaincu que si je suis obligé de prolonger cette expérience de deux années, ce sera toujours plus ou moins au détriment de mon caractère et de mes forces ; mon devoir semble donc m'imposer le choix d'un état qui comporterait moins de dispersion. Je connaîtrais beaucoup moins de conflits de ce genre , si par exemple, je répartissais mon enseignement entre diverses maisons d'ici ou de Mannheim, ou d'une autre grande ville [...].

 

Hölderlin, Œuvres, publié sous la direction de Philippe Jaccottet, traduction des Lettres par Denise Naville, Pléiade, Gallimard, 1967, p. 429-430.