Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

25/02/2015

Nathalie Quintane, Les poètes et le pognon

 Conclusion de : "Les poètes et le pognon", article de Nathalie Quintane publié le 23 février dans Sitaudis.

À lire intégralement !

 

Parler travail et parler de travail, c'est la chose dégoûtante à laquelle a du mal à se résoudre le « milieu culturel » - donc les poètes qui en font partie. Aussi prend-on bien soin de dire plutôt "activité" ou "passion", quand on parle d'art et de poésie, pour soigneusement les distinguer du travail salarié ou des "interventions" payées au lance-pierre qui, par transfert, permettent de vivre "en poésie". Tant que le travail artistique ne sera pas reconnu et défini comme un chantier ou un laboratoire - au premier degré, littéralement et non métaphoriquement -, tant qu'on lira métaphoriquement Rimbaud (« d'autres horribles travailleurs »), tant qu'on refusera (ou qu'on omettra, par intérêt et non par pudeur) de considérer le travail artistique comme un travail et d'appeler un chat un chat (car je bosse, présentement), tant qu'on le fera, plus ou moins consciemment, pour ne pas être assimilé et confondu avec la plèbe des travailleurs ordinaires, tant qu'on contribuera à faire perdurer la légende de l'artiste moderne en croyant qu'elle nous protège alors qu'elle ne fait que nous exposer davantage à la dureté des temps en nous isolant, et par cet isolement, empêche qu'on envisage de possibles actions communes, des actions qui aillent au-delà du collectif ad hoc ou des associations provisoires qui se sont multipliées ces dernières années (pour [...] compenser l'atomisation du marché de l'art, la fin des galeries, etc), des actions qui ne regroupent pas seulement des artistes ou des intellectuels précaires (mais c'est déjà ça) et iraient à la rencontre des autres travailleurs, nous pourrons dire non seulement que nous avons largement contribué à installer la situation calamiteuse dans laquelle nous sommes, nous, mais qu'en plus nous y avons contribué pour tous les autres en pariant essentiellement sur notre propre tête - "au cas où", "tôt ou tard", comme diraient les économistes, qui sait, ça peut tomber sur moi, je peux enfin réussir en art -, et en validant ainsi le fait que parier sur sa propre tête est le bon modèle, le modèle à suivre.

 

 

24/02/2015

Agnès Rouzier, À haute voix

 

                        

                Agnès Rouzier, À haute voix, change, écrire, silence, lyrisme

                             À haute voix

 

À haute voix.

Le lyrisme.

 

Les anges. Les monstres. Ce qu eles anges de Rilke peuvent avoir de monstrueux. « Car le beau n’est rien d’autre / que le commencement du terrible. »

 

Ne pas oublier ces moments où je ne peux plus écrire.

 

Étrange silence.

 

C’était parler des mots contenus dans la gorge. Le « travail de la mort », le « travail du deuil » sont inclus dans la voix lyrique. Quelque chose qui commence, qui chante, mais qui ne s’inscrit nulle part.

 

Toute belle voix est, effectivement, pour moi, une voix de silence.

 

Le lyrisme. Cerner à nouveau le lyrisme, sa manière, cerner le moment où il commence et où la défaite est déjà là, mais triomphe et défaite se mélangent, où triomphe est comme un triomphe du corps, le triomphe d’un instant, le triomphe et la préparation d’une chute. C’est cela qui est important.

 

Agnès Rouzier, À haute voix, dans Change, "La machine à conter", octobre 1979, p. 71.

23/02/2015

Andrea Zanzotto, Idiome, traduction Philippe Di Meo

zanzotto_andrea_poesie_e_prose_scelte--400x300.jpg

                    Petits métiers

 

Comment puis-je oser

vous appeler ici, vous faire signe de la main.

Une main qui n'est plus que son ombre

avare et mesquine,

et d’ailleurs une serre, mais tendre comme de la mie de pain.

Et pourtant, quelque chose maintenant la soutient,

je ne sais s’il s’agit d’une crampe ou d’une force :

pour autant qu’elle vaille, elle est toute vôtre,

vous lui donnez-lui la force de vous appeler.

Donnez-lui une plume qui ne se torde,

faites que sa pointe ne trébuche sur la feuille.

Il me semble n’avoir rien à écrire

pour commencer ce télex

qui doit tout le néant traverser

(la brûlante difficulté

qui brûle comme soufre,

qui corrode, étourdit.)

Mais j’essaierai de suivre la trace, au moins, d’un amour —

en dehors, là dans l’obscurité

profonde des prés du passé.

Ainsi

.....................................

[                                          ]

 

Ainsi sous la cheminée presque éteinte,

si un garçonnet regardait

à travers cette minuscule petite fenêtre aveugle

vers le soir encore claire

parmi la suie

(ah quel beau bleu, quel argent,

quels frissons d’hiver éblouissants

de neige et de lumière à cette petite fenêtre) :

qui passait donc, qui frappait

sur cette vitre, et disparaissait

je ne sais si boitant ou dansant ;

grands-mères, était-ce eux tous, les gens de votre temps

avec leur faim de chicorées, avec leur soif

de piquette, avec des travaux qui

leur avaient tordu toute la figure

jusqu’à presque en modifier la nature ?

Mais avec moi, garçonnet, quels joyeux lurons

et que de bonne humeur, et toujours bons...

Et je les vois, me semble-t-il, faire turlututu

cligner de l’œil dans ma direction, rire subtilement, puis me   dire  salut...

 

Andrea Zanzotto, Idiome, traduit de l’italien, du dialecte haut-trévisan et présenté par Philippe Di Meo, Corti, 2006, p. 145, 147 et 149.

22/02/2015

Basho seigneur ermite, l'intégrale des haïkus

portrait-of-matsuo-basho.jpg

« Est-il aveugle ? »

ainsi me voit-on —

Admiration de la lune.

 

Que mangent ces pauvres gens ?

La petite maison d’automne

à l’ombre d’un saule.

 

 

L’odeur de fleur d’orchidée

persistante dans le beau rideau —

Sa chambre privée.

 

Fin d’automne

je tire sur moi

une étroite couverture.

 

Impossible amour —

D’une femme contemplant le soir

rêve mélancolique.

 

 

Basho seigneur ermite, l’intégrale des haïkus,

édition bilingue de Makotu Kemmoku et

Dominique Chipot, La Table ronde,

2012, p. 369, 370, 371, 372, 383.

 

 

21/02/2015

Erri de Luca, Les saintes du scandale

                            Erri de Luca, Les saintes du scandale, Ève, Adam, fabriquer, construire, beauté, divinité

                                   La beauté

 

[...]

   La beauté féminine est un mystère qui tourmente la pensée et les sens. Il est écrit qu’Adam connut Ève / Havvà. Il parvient à la connaître à travers l’expérience physique du contact et de l’étreinte, elle et sa perfection. La réciprocité n’est pas éceite, elle n’a pas besoin de connaître Adam. Lui est extrait d ela poussière, elle de son flanc. Ici, la nature masculine est faite de matière inerte rachetée par le souffle de la divinité. Ève / Havvà provient d’une fabrication ultérieure, d’une deuxième intervention de la divinité. Elle sort du flanc de l’homme endormi, mais non pas toute faite comme la déesse Athéna de la grosse tête de Zeus. Les choses se passent ainsi en réalité :

   « Et construisit Yod Elohim le flanc qu’il a pris de l’Adam pour (en faire) une femme » (Bereshit / Genèse, 2, 22). Construire, verbe de l’œuvre qui intervient pour perfectionner la partie retirée à l’homme, pour produire Ève / Havvà. C’est la construction de la beauté. Ici, l’homme est un produit semi-fini par rapport à la femme, le produit fini de la haute chirurgie de la divinité.

   Le verbe vaiven, « et il construisit », est un verbe de fabrication et de fils. Il a la même valeur numérique que haim, « vie ». La vie de l’Écriture sainte est une œuvre de construction. La détruire est une démolition.

 

Erri de Luca, Les saintes du scandale, traduit de l’italien par Danièle Valin, Folio, 2014, [Mercure de France, 2013], p. 37.

 

20/02/2015

Samuel Beckett, Bande et Sarabande

                  Samuel-Beckett-001.jpg

                                      Ding-Dong

 

   Mon ci-devant ami Belacqua égaya la dernière phase de son solipsisme — avant de rentrer dans les rangs et de commencer à apprécier le monde — en croyant que ce qu’il avait de mieux à faire était de se déplacer sans cesse d’un endroit à un autre. Il ne savait pas comment il était arrivé à cette conclusion mais ce n’était pas à cause de quelque préférence pour un endroit plutôt qu’un autre, il en était sûr. Il aimait à penser qu’il pouvait fausser compagnie à ce qu’il appelait les Furies, simplement en se mettant en mouvement. Quant aux lieux, ils se valaient tous car tous disparaissaient à peine était-il venu y faire halte. La seule action de se lever et de se mettre en chemin, quelles que fussent la provenance ou la destination, lui faisait du bien. Indéniablement. Il regrettait de ne pas avoir les moyens de se laisser aller à ce penchant comme il l’eût désiré, à grande échelle, sur terre et sur mer. Ça et là sur terre et sur mer ! Il ne pouvait se le permettre car il était pauvre. Pourtant, modestement, il faisait ce qu’il pouvait De l’âtre à la fenêtre, de la chambre d’enfants à la chambre à coucher, voire d’un quartier de la ville à un autre, et retour, il trouvait bien le moyen de les accomplir, ces petits exercices de mobilité, et ils lui faisaient assurément du bien, en règle générale. C’était la vieille rengaine des vertes années, le tourment des trimestres et, durant les intermèdes, un bien-être relatif.

 

Samuel Beckett, Bande et Sarabande, traduit de l’anglais par Édith Fournier, Les éditions de Minuit, 1994, p. 63-64.

19/02/2015

Tristan Corbière, Les Amours jaunes

Tristan-Corbiere.jpg

              Paysage mauvais

 

Sable de vieux os — le flot râle

Des glas : crevant bruit sur bruit

— Palud pâle, où la lune avale

De gros vers pour passer la nuit.

 

— Calme de peste, où la fièvre

Cuit... Le follet damné languit

— Herbe puante où le lièvre

Est un sorcier poltron qui fuit...

 

— La lavandière blanche étale

Des trépassés le linge sale,

Au soleil des loups... — Les crapauds

 

 

Petits chantres mélancoliques

Empoisonnent de leurs coliques,

Les champignons, leurs escabeaux.

 

Tristan Corbière, Les Amours jaunes, dans

Charles Cros, T. C., Œuvres complètes, édition

Louis Forestier et Pierre-Olivier Walzer,

Pléiade / Gallimard, 1970, p. 794.

17/02/2015

Christian Prigent, Entretien sur Arno Schmidt

7761948-CM.jpg

                                                                 Arno Schmidt

 

                                            Arno Schmidt

 

 

X

– À vos yeux, la littérature française offre-t-elle des œuvres qui font au français ce qu'Arno Schmidt fit à l'allemand ?

 

Ch. P.  

­— Il me semble que dans la littérature française du siècle dernier, les écrivains qui ont « fait » quelque chose à la langue œuvraient plutôt dans le genre poésie et les « grandes irrégularités de langage » initiées par la « révolution poétique » des années 70 du siècle précédent (Lautréamont, Mallarmé, Rimbaud, Jarry...). Même si, souvent, ce fut pour mettre en cause (voire pour récuser) l’idéologie poétique elle-même (Artaud, Bataille, Ponge, Denis Roche...). Ou pour détourner l’outillage poétique (rythmique, ritournelle, écholalie, polyphonie..) et le faire travailler dans la prose narrative (Beckett, Guyotat) ou le drame (Novarina). Côté roman, au sens à peu près strict du label, je ne vois vraiment rien qui ait eu la rigueur refondatrice qui anime le réalisme analytique de la prose schmidtienne (trouver, comme il le dit lui-même, « une structure de prose plus conforme aux modes de l’expérience humaine », faire de l’écriture un acte de « description et d’éclaircissement du monde par le mot »).

Bien sûr Proust (mais la langue de Proust, en gros, est classique). Bien sûr Céline (mais le « métro émotif » relève d’un lyrisme qui n’a rien à voir avec le raide grincement sablonneux de la prose de Schmidt). Dans les années Schmidt (vers 1952/1960, donc), la prose française moderne, c’est le « nouveau roman ». Rien, à mon sens, qui y soit au niveau de l’exigence méthodique et de l’inventivité stylistique qu’on apprécie chez Arno Schmidt.

 

X :

– Robbe-Grillet ?

 

Ch. P.  

– Je l'ai à peine lu, et fort tard (trop tard pour que cette lecture ait compté). Autour de moi, dans les années 1970/1980, cette œuvre ne jouait aucun rôle. J'en avais pris connaissance surtout à cause de sa polémique contre Francis Ponge (qui était pour moi un modèle théorique et pratique), dans Pour un nouveau roman. Plus tard (1989), j'ai passé quelques très charmantes heures avec Robbe-Grillet, à Berlin. C'était gai, fort peu « littéraire ». J'aimais sa causticité provocante et sa façon de distiller distraitement des vacheries. Ça ne m'a pas fait aimer beaucoup plus ses livres (surtout ceux qu'il publiait à l'époque).

J'ai davantage lu Claude Simon. Et dit dans Ceux qui merdRent (1993) ce que j'avais à en dire.

 

X  

– Voyez-vous quand même quelques auteurs qu'on pourrait, sans brader l'épithète, qualifier de « schmidtiens » ?

 

Ch. P.

– Vraiment, je doute que Schmidt ait été beaucoup lu par les écrivains français. Et je ne crois pas qu’il ait eu une influence. Sur les textes de ceux qui écrivent aujourd’hui un peu différemment de ce qu’attend la commande médiatique et marchande, on voit assez bien les marques (souvent délavées) de Beckett et de Duras ; le souvenir aussi de Gertrude Stein, de Thomas Bernhard. Mais Arno Schmidt... Non, vraiment. Peut-être faudrait-il aller voir du côté de ce prosateur extraordinaire qu'est Onuma Nemon (qui a lu Schmidt). Le seul, à ma connaissance, qui serait effectivement « schmidtien » (mais je ne sais pas s'il a lu Arno Schmidt), c’est le très remarquable Hubert Lucot – dont la prose narrative poursuit effectivement un effort semblable d’élucidation de l’expérience (le souvenir) et d’invention de formes (lexicales, syntaxiques, typographiques...) adéquates à cet effort. Mais Lucot est plus... français: plus stylistiquement maniériste, plus psychologique, plus obsédé par le nombril autobiographique, et (aujourd’hui, en tous cas) plus politiquement déclaratif.1Ou: «formes de prose exactement adaptées aux différents mécanismes de la conscience et modes d’expérience » (in Calculs, 1, 1955)

.

 

X  

– Qu'est-ce, selon vous, qu'une influence littéraire, et comment définiriez-vous celle qu'Arno Schmidt a pu exercer sur vous ?

 

Ch. P.

 – Une influence littéraire s’exerce dans le temps de formation d’un mode d’expression propre. Une œuvre propose soudain, de l’expérience (du « réel »), des modes de symbolisation qui viennent, comme dit Rimbaud, « affiner » votre « optique », outiller votre vision et formaliser l’expérience d’une façon qui paraît. Alors on s’applique à comprendre ses procédures, à apprendre ses façons et à user de ses outils. Mais bientôt, voici que ces formes de représentation-là deviennent à leur tour impertinentes, inadéquates – et qu’elles sont perçues comme un nouvel écran entre le monde et vous. Il faut donc leur donner congé, pour traverser autre chose. Ce pourquoi l’amour des Maîtres est toujours un amour ambivalent : il faut tuer les Maîtres, aussi – pour trouver sa voix. J’ai connu cela avec Rimbaud et les poètes surréalistes (dans les années 1960), puis avec Ponge (années 1970), puis avec Denis Roche (idem). Rien ni personne depuis. Arno Schmidt est entré bien trop tard dans ma bibliothèque pour avoir eu sur moi la moindre « influence ». Je ne l’ai lu pour la première fois que vers 1992, alerté par Pascale Casanova, schmidtienne enthousiaste, qui trouvait quelque rapport entre les écrits de Schmidt et ce que je venais de publier côté fiction (Commencement, 1989) et côté théorie (Ceux qui merdRent, 1991). C’était trop tard pour intégrer cette marque nouvelle : les questions qui me travaillaient, les formes dont j’avais besoin pour traiter ces questions, c’était déjà en place. Mais ce que je lisais dans Calculs, par exemple, me semblait effectivement très proche des préoccupations stylistiques qui étaient les miennes dans mes livres de prose.

 

X  

– Quelle est votre pratique de ses textes ? (sauts et gambades ? linéaire ? plusieurs livres simultanés ?)

 

Ch. P.  

– Encore une fois : découverte très tardive, pratique très sporadique, connaissance très lacunaire. J’ai été enthousiasmé par quelques textes, comme le Paysage lacustre avec Pocahontas. Et été, comme j’ai dit, très intéressé par les écrits théoriques (Calculs). Mais je n’ai rien creusé, ni complété (je le regrette bien, croyez-le). Sans doute parce que trop pris, dans les années où cela aurait été utile et possible (entre 1992 et aujourd’hui), par le travail sur mes propres livres, d’une part ; et, d’autre part, par mon attention à ce qui apparaissait d’un peu neuf en France dans le domaine poétique.

 

13 septembre 2009, inédit (Pour un volume collectif sur l'œuvre d'Arno Schmidt).

 

Christian Prigent, dans SILO, sur le site des éditions P. O. L

Les œuvres d'Arno Schmidt (1914-1979) ont été traduites en français chez Christian Bourgois et aux éditions Tristram.

 

16/02/2015

Oscar Wilde, Poèmes en prose, traduction Bernard Delvaille

                 images.jpg

 

                                           Le Maître

 

   Lorsque l’obscurité se fut étendue sur la terre, Joseph d’Arimathie, ayant allumé une torche de bois de pin, descendit de la colline dans la vallée. Car il avait affaire dans sa maison.

   Agenouillé sur le silex de la vallée de la Désolation, il vit un jeune homme qui était nu et qui pleurait. Sa chevelure avait la couleur du miel et son corps était comme une fleur blanche, mais il avait meurtri son corps avec des épines et sur ses cheveux il avait mis des cendres comme une couronne.

   Celui qui avait de grands biens dit au jeune homme qui était nu et qui pleurait :

   « Je ne m’étonne pas que ta douleur soit si grande, car sûrement Celui-là était un homme juste. »

   Le jeune homme répondit :

   « Ce n’est pas sur lui que je pleure, mais sur moi-même. Moi aussi j’ai changé l’eau en vin et j’ai guéri les lépreux et donné la vue aux aveugles. J’ai marché sur les eaux, et de ceux qui habitent dans les tombeaux j’ai chassé les démons. J’ai nourri les affamés dans le désert où il n’y avait aucun aliment, et j’ai fait lever les morts de leurs demeures étroites, et à ma voix, et devant une grande multitude de peuple, un figuier stérile s’est desséché. Toutes ces choses que cet homme a faites, je les ai faites aussi. Et cependant ils ne m’ont pas crucifié. »

 

Oscar Wilde, Poèmes en proses, traduction Bernard Delvaille, dans Œuvres, sous la direction de Jean Gattégno, Pléiade / Gallimard, 1996, p. 56.

15/02/2015

Emily Dickinson, Le Paradis est au choix, traduction Patrick Reumaux

emily dickinson,le paradis est au choix,patrick reumaux,sielnce,nature,école,mourir,vivre

 

Il n’y a pas de Silence sous terre — aussi silencieux

À endurer

Le formuler découragerait la Nature

Et hanterait le Monde.

 

*

 

Qui était-ce sinon Moi qui gagnait la Hauteur —

Qui étaient-ce sinon Eux, qui échouaient !

Mourir a maints tours dans son sac

S’ils pouvaient vivre, ils le feraient !

 

*

 

Les collines en syllabes Pourpres

Racontent les Aventures du Jour

À de petites bandes de Continents

Qui regagnent leurs Pénates après l’École.

 

*

 

Mourir — sans le Mort 

Vivre — sans la Vie

Telle est la pilule Miracle

Qu’on veut nous faire avaler.

 

Emily Dickinson, Le Paradis est au choix, traduit et

présenté par Patrick Reumaux, Librairie Élisabeth

Brunet, 1998, p. 347.

 

 

14/02/2015

Tristan Tzara, Où boivent les loups

tzara.jpg

 

à  l’horizon planent toujours les oraisons

de vie en désordre

le liège est cerf le cerf est feuille

un matin à bijoux une robe de mains

palpitantes qui fuient la terre

 

un visage qui se hâte à la nuit

les soucis au rivage

une lumière qui erre sans se connaître

 

une femme qui l’habite à regret

la neige la couvre sur les cimes interdites

une seule ombre la trouve

une seule qui la cherche qui ne doute

de la naissance des ombres

 

Tristan Tzara, Où boivent les loups, dans Œuvres

complètes, II, édition établie, présentée et annotée par

Henri Béhar, Flammarion, 1977, p. 245.

 

 

13/02/2015

Jean-Luc Sarré, Ainsi les jours

                                    Jean-Luc Sarré (4).jpg

 

   Toujours le même plaisir de voir des chevaux, même montés par des flics. Je suggèrerais volontiers à l’un d’entre eux de grandir son buste, de basculer le bassin, de descendre les jambes, bref, d’apprendre à se tenir à cheval ; la monture, quant à elle, semble perdue dans ses pensées : le spectacle de la rue l’indiffère.

 

   Dans La ferme des animaux les chevaux représentent le prolétariat ouvrier.

 

Seul depuis quelques jours, et je ne parviens toujours pas à me rencontrer. Ce qui pourrait aussi se dire ainsi : « Cet appartement est trop petit pour deux personnes, nous ne cessons de nous heurter. »

 

Non, rien qui ne puisse attendre demain ! Il est trois heures du matin, pas question de me lever pour écrire, à peu de choses près, ce que j’ai déjà dû cent fois écrire — j’allume la lampe de chevet, tâtonne ébloui vers un bout de crayon — à savoir : « Indispensables et dérisoires, tels me paraissent ces carnets quand ils ne sont que l’alibi qui me permet de vivre mon désœuvrement de manière apparemment studieuse, même si, en l’occurrence, ce n’est pas le cas. Il s’agit bien d’une dépendance et ma force de caractère, j’ai eu l’occasion de le remarquer, s’apparente à celle d’un toxicomane. Ceci étant, il peut m’arriver de décrocher durant un jour ou deux et sans effort, non, pas le moindre, mais avec mauvaise conscience, comme si griffonner s’avérait un devoir. » J’ai, cette nuit plus que jamais, l’impression d’avoir muettement profané le silence.

 

 

Jean-Luc Sarré, Ainsi les jours, Le bruit du temps, 2014, p. 93, 93, 115, 117.

12/02/2015

Hölderlin, Aux Parques, traduction Philippe Jaccottet

    hölderlin,aux parques,traduction philippe jaccottet,parques,poème

                                  Aux Parques

 

Un seul, un seul été... Faites m’en don, Toutes –Puissantes !

 

Un seul automne où le chant en moi vienne à mûrir,

   Pour que mon cœur de ce doux jeu rassasié,

      Sache se résigner alors, et meure. 

 

L’âme à qui fut déniée, vivante sa part divine,

   Cherche en vain le repos dans la ténèbre de l’Orcus.

      Mais qu’un jour cette chose sainte en moi, ce cœur

         De mon cœur, le Poème, ait trouvé naissance heureuse :

  

Béni soit ton accueil, ô silence du pays des ombres !

   Vers toi e descendrai, les mains sans lyre et l’âme

      Pourtant pleine de paix. Une fois, une seule,

         J’aurai vécu pareil aux dieux. Et c’est assez.

 

Hölderlin, Poèmes, traduction Philippe Jaccottet, dans

Œuvres, sous la direction de P. Jaccottet, Gallimard /

Pléiade, 1967, p. 109.

11/02/2015

Georges Braque, Le jour et la nuit, carnets 1917-1952

                           6a00d8345167db69e201b7c6eae662970b-800wi.jpg

Nous n’avons jamais de repos : le présent est perpétuel.

 

En art, il n’y a pas d’effet sans entorse à la vérité.

 

Le peintre pense en formes et en couleurs ; l’objet, c’est la poétique.

 

Le peintre ne tâche pas de reconstituer une anecdote, mais de constituer un fait pictural.

 

J’ai le souci de me mettre à l’unisson de la nature, bien plus que de la copier.

 

Écrire n’est pas décrire, peindre n’est pas dépeindre.

 

Georges Braque, Le jour et la nuit, Gallimard, 1952, p. 11, 12, 13, 13, 14, 15.

 

10/02/2015

Étienne Faure, La vie bon train

                     e faure -.JPG

 

   Attendre un amour en face de la voie 13 plusieurs minutes, et voilà le qui-vive des premières fois qui revient. L’express convenu hésite avant de choisir le quai où s’est massé le groupe informé de ses intentions. S’instaure le doute ultime des rendez-vous : la voie, l’horaire et l’encore théorique certitude qu’il sera là dans le compartiment. Un train arrive. des êtres isolés vont se retrouver appariés, combinés avec une amie, un conjoint, un alter ego très lointain ou si ressemblant qu’ils vont bien ensemble. Les secrets de ces assortiments demeurent dérobés aux yeux qui ne percent rien, ou presque rien, de ces choses. Rattrapés en courant, les rendez-vous ratés à cet instant préfigurent, comme les amours, l’inaptitude à se rencontrer. Il était moins une. D’autres sont restés impassibles, la tête hors du cou haut perchée pour apercevoir l’ami qui devait être ici, qui devrait arriver. Le temps resserrant les chances de le voir surgir (il s’en est écoulé, du monde, depuis cinq minutes...) le songe remonte à petits pas dans l’âme à présent pensive.

 

Étienne Faure, La vie bon train, proses de gare, éditions Champ Vallon, 2013, p. 86.