Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

18/10/2023

Paul Verlaine, Chair

images.jpeg

    Les méfaits de la lune

 

Sur mon front, mille fois solitaire,

Puisque je dois dormir loin de toi,

La lune, déjà maligne en soi

Ce soir jette un regard délétère.

 

Il fit ce regard — pût-il se taire !

Mais il prétend ne pas rester coi,

Qu’il n’est pas sans toi de paix pour moi ;

Je le sais bien, pourquoi ce mystère,

 

Pourquoi ce regard, oui, lui, pourquoi ?

Qu’ont de commun la lune et la terre ?

Ha, reviens vite, assez de mystère i

Toi, c’est le soleil, luis clair sur moi !

 

Paul Verlaine, Chair, dans Poésies complètes,

Bouquins/Robet Laffont, 2011, p. 840.

02/03/2019

John Clare, Poèmes et proses de la folie

john-clare-63.jpg

                 Solitude

 

Il y a dans la solitude un charme heureux

Un sentiment dont le monde ne connaît rien

Un vert délice que chérit l’esprit blessé

Une fois retranché de ce monde brutal

Dont la joie criminelle est de railler le bien

Sa verte geôle lui procure du plaisir

La renarde ne le fuit pas les oiseaux rient

Il vie en Crusoë de son champ dont les chênes

Abritent vert foncé son méridien loisir

 

John Clare, Poèmes et proses de la folie, traduction

Pierre Leyris, Mercure de France, 1969, p. 91.

 

 

19/07/2018

Umberto Saba, Il Canzionere

               Sabajpeg.jpeg

En train

 

Je regarde les arbres dépouillés, la campagne

déserte aux couleurs de l’hiver. C’est à toi que je pense

toi qui t’éloignes, que je viens de laisser.

Le soir pose comme un feu rose

sur les maisons, sur les troupeaux ; le train

qui fuit fait se retourner par sa course folle

quelque jeune animal, des poules

bigarrées.

 

Mon cœur est déchiré tandis qu’il sent

qu’il ne vit plus dans ta poitrine. Toute angoisse

se tait auprès de celle-là. Et c’est à peine

si la dure vie résiste à tant de maux.

 

Mais toi, tu changes selon ta loi,

et mon regret est vain.

 

Umberto Saba, Il Canzionere, L’Âge d’Homme, 1988, p. 491.

30/09/2015

Ossip Mandelstam, Lettres

                        mandelstam_ossip.jpg

À Nadejda Ia Mandelstam, Moscou [13 mars 1930]

 

Ma Nadinka ! Je suis complètement perdu. C’est très dur pour moi, Nadik, je devrais être toujours avec toi. Tu es ma courageuse, ma pauvrette, mon oisillon. J’embrasse ton joli front, ma petite vieille, me jeunette, ma merveille. Tu travailles, tu fais quelque chose, tu es prodigieuse. Petite Nadik ! Je veux aller à Kiev, vers toi. Je ne me pardonne pas de t’avoir laissée seule en février. Je ne t’ai pas rattrapée, je ne suis pas accouru dès que j’ai entendu ta voix au téléphone, et je n’ai pas écrit, je n’ai rien écrit presque tout ce temps. Comme tu arpentes notre chambre, mon ami ! Tout ce qui, pour moi, est cher et éternel se trouve avec toi. Tenir, tenir jusqu’à notre dernier souffle, pour cette chose chère, pour cette chose immortelle. Ne la sacrifie à personne et pour rien au monde. Ma toute mienne, c’est dur, toujours dur, et maintenant je ne trouve pas les mots pour l’exprimer. Ils m’ont embrouillé, me tiennent comme en prison, il n’y a pas de lumière. Je veux sans cesse chasser le mensonge et je ne peux pas, je veux sans cesse laver la boue et je n’y arrive pas.

 

Ossip Mandelstam, Lettres, Solin / Actes Sud, traduit du russe par Ghislaine Capogna-Bardet, 2000, p. 243.