24/03/2019
Jacques Réda, La Course
Juin 44
Maintenant que le fil se détend et s’embrouille
(Et la mémoire écrit avec un crayon blanc),
Je reviens en arrière à tâtons, rassemblant
Les divers rescapés de ma longue patrouille.
Je retrouve la porte aux craquements de rouille
Qui donnait sur le fleuve où je palpe le flanc
De ma barque ; j’entends ronfler un monoplan
Piper Club, et je vois éclater la citrouille
De la lune sur les jardins criblés d’obus.
Quelle étrange saison, favorable aux abus
Des vivants quand la mort rôdait sous les cerises.
Je ramais, je cueillais pour Janine en piqué
Blanc — tous ses mouvements étaient pleins de surprises
Dans l’ombre qu’à midi mitraillait en piqué
Le soleil.
Jacques Réda, La course, Nouvelles poésies itinérantes et familières,
Gallimard, 1999, p. 78.
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03/04/2017
Léon-Paul Fargue, Espaces
Les souvenirs, (…) les souvenirs de l’enfance houlaient, se bousculaient pour me regarder, se posaient net et sans bruit comme des insectes, ou passaient par mes yeux, tout faits, d’un seul coup de balancier sur les placards, ou lentement comme une décalcomanie, parfois pathétiques et tachés sourdement, comme l’empreinte sacrée dans le mouchoir, avec des battements de trapèze de ciels mouvants où s’infiltraient délicieusement en moi comme une liqueur qui porte aux larmes. Je voyais le visage de mon père et de ma mère, la bonne figure de la mère Jeanne, des chambres et des chemins de fer, des maisons coupées comme des cartes, la marmite à Papin, des revenants de fiacres et de lumières le long de l’eau, des feux de bois couvés de veillées, des maladies et des chaussons aux pommes. Là-dedans miroitait la maison Deyrolle, rue de la monnaie, berceau d eleur famille, avec une pleine vitrine de Morphe Élénor, son artillerie de microscopes et l’odeur de mort préparée.
Léon-Paul Fargue, Espaces, Gallimard, 1929, p. 146-147.
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28/06/2016
John Ashbery, Fragment
Le quartier restant est fermé en avril. Tu
Vois les intrusions assombrir son visage
Comme dans le souvenir qui t’est resté d’une
Tolérance antérieure qui s’épuise dans sa
Retombée à des fins hermétiques,
La compassion des fleurs jaunes.
Jamais notées dans les signes du jour oblong
Les flammes à dents de scie et le point d’un autre
Espace non donné, et encore que ne faisant défaut
Jamais encore imaginé : l’injonction d’un instant.
John Ashbery, Fragment, traduction Michel Couturier,
Seuil, 1975, p. 23.
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10/10/2015
Marina Tscetaieva, Souvenirs
Histoire d’une dédicace
Mon amie partait pour un long voyage, à travers mers et montagne. Nous passions nos journées et nos soirées à déchirer (le jour) et à brûler (le soir) des tonnes de lettres et de manuscrits. Des lettres au propre. Des manuscrits au brouillon. « Ça, on garde ? » — « Non, on brûle » — « Et ça, on brûle ? » — « Non, on garde » « Brûler », naturellement, c’était son rôle, « garder », le mien — puisque c’était elle qui partait. Ce qu’elle n’arrivait pas à brûler, elle me le donnait. Et l’avocat devenait l’exécuteur des hautes œuvres.
Brûle plus clair
Mon feu d’enfer !
Regarde en l’air ;
Les p’tits oiseaux qui volent au ciel !
Le ciel, c’est la voûte noire de la cheminée ; les oiseaux, les noirs lambeaux de papier consumé. Oiseaux de l’enfer. En enfer, le firmament est un four ardent.
Encore une boule de papier (papier d’avant-guerre et donc indestructible : même le feu n’en veut pas) : fraîcheur de toile, crissement de soie, elle craque dans la main — dans la main d’abord, puis dans le feu, la montagne plumeuse de cendres est de plus en plus haute au-dessus de la grille de la cheminée, et de plus en plus tassée au-dessous. [...]
Classeurs, tiroirs, corbeilles, placards, étagères. Bouts de papier, encore, encore, encore. D’abord blancs, ensuite noirs. Au milieu de la grille, argent caucasien touché de noir : la cendre.
Dans ses mains, la cendre des mots
Elle les fixe d’un air étonné :
Les âmes voient ainsi d’en haut
Les corps qu’elles ont abandonnés.
Le corps de l’écrivain, ce sont ses manuscrits. Ce qui brûle : des années de travail. Cette « elle » là ne brûlait que des lettres : le cœur refroidi d’un autre ; nous — ce sont nos manuscrits, notre travail de dix-huit ans que nous brûlons !
Marina Tsvetaieva, Souvenirs, traduit et annoté par Anne-Marie Tatsis-Botton, Anatolia / éditions du Rocher, 2006, p. 203-205.
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12/04/2015
Truman Capote, Les Chiens aboient (souvenirs, sites, silhouettes)
Fontana Vecchia
Avant l’aube, quand les étoiles s’abaissent à l’horizon devant les fenêtres de ma chambre, grosses comme des hiboux, un tintamarre prend naissance tout au long du chemin abrupt et parfois périlleux qui descend des montagnes. Ce sont les familles de fermiers qui se rendent au marché de Taormina. Devant les sabots vacillants des ânes surchargés viennent s’éparpiller des pierres détachées du talus. Des rires nous arrivent par bouffées. Des lanternes se balancent ; on pourrait presque penser qu’elles font signe aux pêcheurs nocturnes qui, tout en bas, sont en train justement de hisser leurs filets sur la rive. Tout à l’heure, au marché, fermiers et pêcheurs se retrouveront. De petite taille, un peu comme les Japonais, mais solides ; en fait, il y a quelque chose de surabondant, presque, dans cette maigreur qui a la dureté d’une noix. Si vous les interrogez sur la fraîcheur d’un poisson, la maturité d’une figue, voyez quels grands comédiens ce sont là : Si ! buono ! On vous amène à sentir vous-même le poisson ; on vous exprime comme le fruit est bon par un roulement des yeux extatique et menaçant. Je me laisse toujours intimider. Non pas les villageois, qui tapotent froidement dans ces joies petites tomates et n’hésitent pas à renfler le poisson ni à tâter brutalement un melon. Aller aux provisions et prévoir un menu est partout un problème, je sais bien ; mais après quelques mois en Sicile, la ménagère la plus habile doit se méfier un peu.
Truman Capote, Les Chiens aboient - souvenir, sites, silhouettes, traduit de l’anglais par Jean Malignon, L’étrangère / Gallimard,1997 [1977], p. 49-50.
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07/02/2014
E. E. Cummings, font 5, traduction de Jacques Demarcq
Les éditions NOUS ont 15 ans
www.editions-nous.com
Quatre
XIV
il y a si longtemps que mon cœur n'a été avec le tien
serré par nos bras nous mêlant dans
une obscurité où de nouvelles lumières naissent et
grandissent,
depuis que ton esprit a parcouru
mon baiser tel un étranger
dans les rues et les couleurs d'une ville —
ce que j'ai peut-être oublié
oh oui, toujours (avec
ces pressantes brutalités
du sang et de la chair) l'Amour
se forge des gestes très progressifs,
et taille la vie pour l'éternité
— après quoi nos êtres se séparant sont des musées
remplis de souvenirs joliment empaillés
E. E. Cummings, font 5, traduction et postface de Jacques Demarcq, NOUS, 2011, p. 91.
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17/02/2013
James Sacré, Un Paradis de poussières
James Sacré a obtenu le prix Max Jacob pour l'ensemble de son œuvre. Il lui sera remis le 21 février au Centre National du Livre.
Au lieu de m'en tenir à des souvenirs jamais précis
(Des choses, de mes sentiments pour ces choses),
A des photographies de mince intérêt, le plus souvent mal prises,
Est-ce que ça serait pas mieux d'oublier tout le détail
De ma rencontre avec des endroits, des moments de ce pays
Avec des gens,
Et de simplement regarder pour écrire
Les images de tant de beaux livres ? n'ont-elles pas
Dans leurs couleurs, dans ce qu'elles donnent à voir
Tous les mots dont j'ai besoin pour dire ?
Ma si pour dire quoi qui me ramène à mon désir
De reprendre un café cassé ?
Le passé mal photographié, demain rien de précis
Je vais continuer de mal oublier.
*
Il y a toujours quelque chose comme une ruine dans ce que
l'œil regarde :
Mur de maison qui s'en va, terrasse qui tombe
Et tout à côté des constructions pas finies, couleur de brique et de béton.
Au loin de grands feuillages d'arbres bougent
(Je pense à ce village en Vendée
Où l'enfance a connu déjà
Ces formes de feuillages muets).
On est à côté de la vie défaite et qui se continue pourtant :
Des bruits de moteurs et le pas des mules,
Une voix qui n'en finit pas de crier je sais pas quoi.
Je pense
A ces grands gestes d'arbres, à l'enfance à jamais solitude
Ça n'aide guère
A savoir se tenir dans le monde en désordre.
James Sacré, Un Paradis de poussières, André Dimanche, 2007,
p. 108-109.
© Photo Tristan Hordé.
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15/02/2013
Paul Louis Rossi, Le Voyage de sainte Ursule
Et je marchais dans les rues paisible en apparence
mais tout entier tremblant de cette mémoire
inconnue comme un
alcool
Tourmenté de ce regard plongé à travers moi dans le
temps aveugle et pénétrant cette trame
indéchiffrable d'images fugitives
et de sonneries
Presque illisible où s'inscrivaient des souvenirs qui
ne me laissaient jamais reposer et j'allais
perpétuellement agité de l'auberge
au gibet
Aisni qu'une barque amarrée roulant au fil des eaux
enfermé dans la spirale des rues nouant et
dénouant l'écheveau de cette
Ville ancienne
Paul Louis Rossi, La Voyage de sainte Ursule, Gallimard, 1973, p. 19.
© Photo Chantal Tanet, 2011.
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17/01/2012
Eugenio Montale, Derniers poèmes
J'ai parsemé le balcon de miettes à becqueter
pour le concert, demain, à l'aube.
J'ai éteint la lumière, attendu le sommeil.
Et sur la passerelle déjà commence
le défilé des morts grands et petits
que j'ai connus vivants. Ardu le choix
de ceux que je voudrais ou non voir revenir
parmi nous. Là où ils sont
ils semblent inaltérables pat un surplus
de corruption sublimée. Nous avons
fait de notre mieux pour qu'empire le monde.
(11 avril 1975)
Ho sparso di becchime il davanzale
per il concerto di domani all'alba.
Ho spento il lume e ho atteso il sonno.
E sulla passerella già comincia
la sfilata dei morti grandi e piccoli
che ho conosciuto in vita. Arduo distinguere
tra chi vorrei o non vorrei che fosse
ritornato tra noi. Là dove stanno
sembrano inalterabili per un di più
di sublimata corruzione. Abbiamo
fatto del nostro meglio per peggiorare il mondo.
Eugenio Montale, Derniers poèmes, Poésie VI, édition bilingue, choix, traduction et notes de Patrice Dyerval Angelini, Gallimard, "Du monde entier", 1988, p. 65 et 64.
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