27/07/2015
Jacques Moulin, Journal de campagne : recension
Un journal de campagne, on sait bien que cela évoque les opérations militaires plus que la nature, même si elle est présente : la guerre, quand elle est évoquée, c’est la Grande, celle de 14-18, et sont précisément rappelés des lieux bien champêtres qui furent des lieux de mort, tel le Hartmannswillerkopf, souvent désigné par ses initiales HWK (conservées ici pour titrer 4 poèmes) ou nommé "la montagne de la mort" : éperon rocheux au-dessus de la plaine d’Alsace — « Hécatombe et massacre / Double V pas de veine est ma vie ». Cependant, à travers les souvenirs discrets des combats, l’évocation de paysages de vignobles et de réunions autour d’un verre de Sylvaner, le lecteur est surtout attentif au motif lyrique de la mémoire et, comme à la lecture des recueils précédents, à la manière qu’a Jacques Moulin d’exploiter les ambiguïtés de la langue — c’est-à-dire les ressources avec lesquelles on peut écrire.
Tout d’abord la construction du livre est rigoureuse, ce que l’on ne comprend qu’après la lecture du premier ensemble titré "Cheminement" qui réunit deux poèmes ("Avancée" et "Abri") : le second ensemble, titré "Approches", s’ouvre avec "Place forte" où sont rassemblés une série de termes utilisés pour décrire une forteresse dont quelques-uns, en caractères gras, sont retenus comme titres des poèmes du livre, par exemple ceux que j’ai cités. La variation autour de quelques mots est signalée dans les vers d’un rondel — « On tombe sur des mots qu’on peut envisager / L’alexandrin revient pour chacun les nommer / Canon bastion redoute archère et contrefort / Barbacane bonnette [...] — et, à nouveau, avec humour, dans un « Lexique des titres fortifiés » qui clôt le livre.
On pourrait craindre que des poèmes écrits à partir d’un vocabulaire militaire soient bien peu séduisants, suite de poèmes en vers libres prenant pour prétexte des mots dont le sens, pour la plupart d’entre eux, n’est plus compréhensible à cause de leur technicité, comme "réduit" ou "banquette", mais on voit bien que l’on peut jouer sur leur polysémie. Quand il est difficile d’emprunter des voies de traverse avec un mot, il est toujours possible de s’attacher à la forme même ; ainsi du nom commun "fort" : « F.O.R.T. avec un T qui ne se lie pas. T en tourelle on dit gabion et c’est du guet. Que veut-il prendre aux rets des langues ? », etc. ; « lie » ici se prendra en même temps pour « lit ». Et "fort" appelle évidemment "for", mais Jacques Moulin dans le poème titré "For intérieur" multiplie l’emploi de termes relatifs à la forteresse (fort, fossé, barbelés, ronde, courtines, etc.), y compris à la fin du poème dans la synthèse de ce qu’est ce jugement de la conscience : « Tout est fragile. Vigilance encore mais en fort détaché. »
Dans la série se glisse un rondel, signalé comme tel (« Le rondel bat la brèche et se joue des rebords / Sur le chemin de ronde au plus près des fossés ») ; construit en alexandrins et sur deux rimes selon la règle, son refrain ne comporte cependant qu’un vers et n’est répété qu’une fois. On relève que la reprise d’un vers, dans le livre, est un des moyens de lier les poèmes entre eux — par exemple on notera le retour dans plusieurs poèmes de « On entend la poussière ». Il en est d’autres propres à la poésie de Jacques Moulin. Je pense à son usage des phrases nominales, fréquentes, en cascade, qui donnent mouvement, nervosité(1). Je pense aussi aux jeux phoniques qui consistent à rapprocher des mots qui ne se distinguent que par un son : vestige / vertige ; calvaire /calcaire ; résider / résidu ; pans / pas, ou que l’on rapproche comme enceintes / empreinte ; cisaille /zigzague. Il y a parfois dans ce reprise de cellules sonores un souvenir des Grands Rhétoriqueurs du xve siècle, quand on lit : « Sous l’aile de l’abri bris de mur à coups sûrs . Et s’écoulent les fleuves dans le mugir des plaines » (souligné par moi), ou si l’on prononce : « Si ça te dit ça me dit aussi / Stammtisch ici ».
On pourrait penser à Ponge dans la manière qu’a Jacques Moulin de s’attacher à la lettre du mot, qui ne désigne pas une chose de façon arbitraire, comme tout autre mot, mais parce que sa forme évoquerait cette chose ; ainsi pour "redoute" : « R.E.D.O.U.T.E. comme une redite destinée à souligner un chemin de retrait [...] », ou pour "fort" : « On ne voit guère plus loin que le bout de son T ». Mais un seul poète est nommé, Jaccottet, dont un fragment de prose (d’ailleurs entre parenthèses dans Éléments d’un songe) devient un vers dans le dernier poème : « Tout étoilé d’obscure ignorance / Signé Jaccottet ». Il faut ajouter, en note, François de Sales, à qui est emprunté la graphie "abril" pour "avril", retour au xvie siècle et au jeu des sons avec « Être à l’abri jusqu’à l’avril / L’abril d’avril ». Voilà un livre dans la continuité des livres publiés par Jacques Moulin, avec en ouverture de chacune des quatre séquences un fort suggestif dessin de Benoît Delescluse. Une réussite.
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1. Phrases nominales très nombreuses par exemple dans À vol d’oiseaux, L’Atelier contemporain, 2013.
Jacques Moulin, Journal de campagne, dessins de Benoît Delescluse, Æncrages, 2015, non paginé, 18 €. Cette recension a été publiée en juillet 2015 dans Les Carnets d'eucharis.
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26/07/2015
Georges Perros, Papier collés, notes
La terre est belle. Le visage de l’homme parfois proche de l’idée qu’on se fait d’un Dieu à notre image. Et malgré tout ce bonheur qui nous entoure, qui nous fait signe, quelqu’un, un jour, a osé parler du courage de vivre. Quelqu’un, un jour, s’est suicidé. Les plus grandes têtes ont répondu non au questionnaire suprême. Pas un homme, peut-être, depuis toujours, pas un homme prêt à recommencer sa vie. La mort effraie, et presque tous les hommes s’en vont sans cris, sans larmes, sans terreur. Tous les charmes que dispensent l’écoulement des jours, et les jeux proposés ici-bas, rien ne résiste à l’ennui, à la fatigue, à l’usure de notre sensibilité. Le temps d’aménager en hâte notre intérieur, et déjà la cloche sonne. Il faut partir. Tout laisser, tout perdre, cette femme que l’on a aimée, cette nature qui nous a bouleversé. Comment ne pas comprendre les milliers d’à quoi bon qui éclatent et s’évaporent dans l’indifférence de l’espace. À quel degré de chaleur, de souffrance, de déchirement, l’à quoi bon lui-même s’annule-t-il, laissant son homme sans autre ressource que celle de vivre sous ses ruines et ne plus trouver force que dans sa respiration, dans sa présence même ?
Georges Perros, Papiers collés, Le Chemin, Gallimard, 1960, p. 28-29.
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25/07/2015
Georges Perros, Poèmes bleus
Gaietés lyriques
Si vous cherchez bien
Vous verrez
Des visages
L’enfer s’y promène
Si vous cherchez mal
Vous saurez
Où surnagent
Nos âmes sereines
Le caméléon de l’amour
Y change ses couleurs fauves
La tristesse de vivre ici
Ferme l’œil bête des alcôves
Nous n’irons plus au bois
L’été
Ressemble trop au carnaval
Danse d emort
Squelettes vains
Nous n’irons plus ; le mal lointain
S’est à nouveau pris dans nos pièges
La vie est un bouchon de liège
Elle flotte au gré des humeurs
Mais n’entend plus l’humble ruisseau
De l’éternel qui passe vite
À travers nos cœurs désertés.
Georges Perros, Poèmes bleus, Gallimard,
1962, p. 95-96.
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24/07/2015
Jeanpyer Poëls, User les jours
Biographie des forêts
Tant que la nuit se hérissait
un biographe désabusé
de l’ombre flamande des maîtres
fossoyeurs qui traînaient besace
et fagots d’or entre corons
et beffrois et les crépitements
le jour où poulines et berlines
firent carrousel de mauvais sang
jetées dans la fosse zéro
désabusé comptait les forêts
souterraines sur une carte
sans Escaut ni Deûle et recomptait
en voyant des orants cendreux
au milieu d’un tourbillon de branches
Elle viendrait à bout du supplice
du petit matin où les fougères
et les araignées s’entendraient
jusqu’à en bleuir et bleuiraient
le chercheur du sommeil sylvestre
pour jamais écartelé de quintes
Jeanpyer Poels, User les jours, éditions Henry,
2005, p. 45.
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23/07/2015
Édith Azam, Mon frère d'encre
Mon frère d’encre
Je ne dors plus. La nuit dernière encore je vous ai cherché partout. Je vous ai frôlé plusieurs fois, vous étiez près de moi j’en suis sûre. Je voyais plus loin que le monde, tout votre souffle entrait en moi et me réchauffait la poitrine... Je ne dors plus, non... Pourtant, pourtant je ferme bien les yeux, je fais bien comme tout le monde. Mais il y a ma cervelle défaite, ce vide noir, qui fait lumière : je ne sais plus ne plus voir Rien. Et croyez-moi, c’est terrible, j’aimerais mieux ne pas le vivre, ne vous avoir jamais connu, ne plus me cogner sans arrêt à votre absence-matière, ne plus avoir ces mains d’écriture fébriles...
Moi, moi j’aurais tellement aimé une vie tranquille et sereine où la nuit, chaque soir, m’eût invitée à sommeiller en toute quiétude. J’aurais aimé cette vie-là, mais... Mille fois plus notre voyage, notre voyage plus que tout...
Mon frère d’encre.
Les mots m’ont coupé la langue , à la fontaine où je vais boire il coule du verre brisé. J’ai des taches de nuit sur la peau, parfois, je me finis... Et c’est alors que tout commence...
Édith Azam, Mon frère d’encre, Au Coin de la rue de l’Enfer, 2012, p. 21.
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22/07/2015
Antonio Porta, Les rapports
Que peut-on justifier
à Edoardo Sanguineti
I
Prends garde à ce mois de juin vénéneux, privé de racines et de
fourmis, ce discours n’a aucun sens, plus, tout le monde
le sait, si vous voulez savoir quelque chose des origines de la vie,
elle n’eut pas d’origine, du monde, s’en moque, plus,
ce mois de juin n’est pas né, sachez-le, cessez de penser
à l’argent et choisissez, entre l’histoire et le drame ou
la tragédie, la vérité, je crois, et les faits tels quels, si
il n’y a pas de lieu, où l’on est né, ni la maison, personne
ne sait où c’est, et ainsi ne m’écoutez pas et je vous dis de
lui couper les bras, ce sera extraordinaire, qu’ils se libèrent
les grands seins, et mâchez, jusqu’au bout, dedans
la société et ses légendes, petites et grandes lèvres, dans
le parc qu’il s’invente, dans les buissons, pour enflammer le pénis,
où l’on court, au sens métaphorique, car en réalité
je suis à bout de souffle.
Antonio Porta, Les rapports, traduit de l’italien par Caroline Zekri,
préface d’A. De Francesco, postface de Judith Balso, NOUS, 2015,
p. 108.
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21/07/2015
William Faulkner, Le Bruit et la fureur
2 juin 1910
Quand l’ombre de la croisée apparaissait sur les rideaux, il était entre sept heures et huit heures du matin. Je me retrouvais alors dans le temps, et j’entendais la montre. C’était la montre de grand-père et, en me la donnant, mon père m’avait dit : Quentin, je te donne le mausolée de tout espoir et de tout désir. Il est plus que douloureusement probable que tu l’emploieras pour obtenir le reducto absurdum de toute expérience humaine, et tes besoins ne s’en trouveront pas plus satisfaits que ne le furent les siens ou ceux de son père. Je te le donne, non pour que tu te rappelles le temps, mais pour que tu puisse parfois l’oublier pour un instant, pour éviter que tu ne t’essouffles en essayant de le conquérir. Parce que, dit-il, les batailles ne se gagnent jamais. On ne les livre même pas. Le champ de bataille ne fait que révéler à l’homme sa folie et son désespoir, et la victoire n’est jamais que l’illusion des philosophes et des sots.
[...]
William Faulkner, Le Bruit et la fureur, traduction par M.-E. Coindreau, revue par M. Gresset avec le traducteur, dans Œuvres romanesques, I, Pléiade / Gallimard, 1977, p. 414.
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20/07/2015
Anaïs Bon, François Heusbourg, seul double
j’habite tout l’espace de ma solitude
en songe je conquiers des habitations
qui se dérobent
les livres sont à terre, ma poussière poussée sous les meubles
je ne sais plus qui de moi ou de ma vie regarde l’autre
par la fenêtre
les vêtements retrouvés sont un peu courts
dehors, le jour s’endort
le temps de rêver est le temps d’être seul
ceux que je croyais à mes côtés sont partis
les compagnons véritables se dévoilent
ils portent le masque de l’absent
« qui chuchote mon nom »
Anaïs Bon, François Heusbourg, seul double, éditions isabelle sauvage, 2015, p. 13.
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18/07/2015
Jean-Paul Michel, Nous étions voués à souffrir de ce savoir ainsi
Les intentions ne suffisent pas. La poésie agit par des œuvres. Gauguin a été, en acte, davantage que Le Décadent. Rien ne ment comme les fausses communautés. On s’est mépris sur le sens de « La poésie doit être faite par tous, non par un ». L’effet touche chacun, le feu naît imperceptiblement dans une âme concrète, un corps singulier, des formes et un temps imprévisibles. Rien qui ne puisse être établi à la règle et au compas, fondé, démontré, prouvé même à des enfants de dix ans.
La poésie qui vaut est le point le plus haut de l’objectivité de la vérité : elle est, en acte, la dernière Justice. Sa solitude est une force qu’aucune machine ne pourra réduire. Le temps est venu de prendre au sérieux la sublime Préface à un livre futur. Hölderlin : « habiter en poète ». Rimbaud : « La charité est cette clef ».
Jean-Paul Michel, Nous étions voués à souffrir de ce savoir ainsi (Carnets de Pietranera), La Cabane, 2008, p. 8.
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17/07/2015
Jacques Dupin, Une apparence de soupirail
[...]
Tu t’endors. Ta main froisse des feuilles noires. Tes ongles brillent. Ton nom s’efface... Mes deux mains ennemies pétrissent la terre noire, avant de dormir.
Un profil, et l’absence de récit. Je ne meurs pas. Je ne dessine plus. J’émiette le trait à l’écoute d’un visage. Affilement de la lune à son premier quartier.
Pierres dressées, marches forcées. Il n’a jamais respiré plus librement qu’à travers cette lapidation immobile d’un corps, d’un autre corps contre le ciel.
De toi et de personne, j’ignore le bord et le cœur. Comme un agonisant debout...
Tendresse du vide dans la scansion des pierres sèches du muret. Lourdeur des figues sous les feuilles, la lumière. Et devant elle, mes doigts cassés, ivres morts...
Marques de dents de singe sur ton corps errant. Marques vertes, douleur ambiguë. Je m’enfonce, comme un glacier, dans le soleil...
[...]
Jacques Dupin, Une apparence de soupirail, Gallimard, 1962, p. 61-66.
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16/07/2015
James Joyce, Poèmes (Chamber Music, Pomes Penyeach)
Seul
Les mailles d’or gris de la lune
Toute la nuit tissent un voile,
Les fanaux dans le lac dormant
Traînent des vrilles de cytise.
Les roseaux malicieux murmurent
Aux ténèbres un nom — son nom —
Et toute mon âme est délice,
Mon âme défaille de honte.
James Joyce, Poèmes (Chamber Music, Pomes
Penyeach), traduits et préfacés par Jacques
Borel, Gallimard, 1967, p. 109.
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15/07/2015
Mira Wladir, L'invention de la légèreté
Le lieu
un matin
ce que c’est
il faut encore l’apprendre
une teinte qui bouge
dans la fuite de l’œil
une teinte en fuite
qui fait matin
ce que c’est
on l’apprendra peut-être
dans un morceau tombé
*
au début devient le lieu
autre début
à cheval
dans le fond de nos ventres
on touche la tiédeur de la pierre
cette teinte qui court
dorée
sur le rein gris du mur
*
frôlement
au-dessus du cri ou dedans
un bruit qu'on n'avait pas perçu encore
de l'aile
ou de l'eau
même
Un bruit qui glisse
sous le sang
on découvre cela
sur le corps
de l'humide léger
plus clair que du rouge
le rêve aussi il faut l'apprendre
l'amour
comme un jonc brun tendu qui crisse
[...]
Mira Wladir, L’invention de la légèreté, éditions
Empreintes, 2015, p. 37-38.
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13/07/2015
Caroline Sagot Duvauroux, Canto rodado
C’est quoi l’art pas brut ?
Les marchands nomment nos œuvres. Refusons. Il y a un clivage effarant en Europe entre art brut et art (art quoi d’ailleurs ?) Or le désir sait que la question n’est pas là mais juste où vivre. Là où nos disions bander pour dire être, bander de toute son âme dont le sexe et l’étoile.
Maimoune m’a raconté quelque chose de ces choses-là.
Le décoffrage de l’imagination d’une vieille mémoire.
L’instant pérenne, l’oxymoron de vivre quand on est un idiot.
Un artiste ? une définition. J’étais berger, maçon, dit Maimoune, à présent je me définis comme artiste. Un idiot, dis-je.
Remplaçons artiste par poète, arts contemporains par arts poétiques. En gros retirons l’argent de l’affaire. Pour voir. Juste pour voir que s’attarde l’homme de Ouarzazate ou d’Arles ou de Messine, en prise aux songes parmi son peuple de ventres affamés, de signes et d’enfances, avec son bestiaire : avec son désir. Alors l’artisan perd le nom de faire, c’est un artiste, un inutile, un miracle de la société, un frère.
L’attardé là.
Alors jubile quelque chose, une chose, et l’homme troue la chose pour qu’infiniment s’invite le monde.
Caroline Sagot Duvauroux, Canto rodado, Centrte international de poésie, Marseille, 2014, np.
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12/07/2015
Claude Chambard, Cet être devant soi
Enfant quand ai-je jamais fait mon ultime pas d’enfant... ma belle écriture pleine & déliée... ma gracieuse silhouette dans le jardin en fleurs... la vraie lumière sur mes joues rondes & roses... quand ai-je cessé de cracher les noyaux de cerise au pied de l’arbre... quand ai-je osé regarder une fille dans les yeux... quand ai-je perdu mes boucles blondes... quand... L’écriture a pris le dessus mais n’a jamais pu remplacer les jouets de l’enfance, le motif dans le tapis scruté pendant des heures, tissé & retissé jusqu’à l’usure du regard. De la neige, du givre, voilà ce qui a tenté de recouvrir l’enfance, en vain, je sais produire un feu interminable & puissant. Dans la grange je me balance sans fin. Le chat se faufile entre la forge & l’établi, m’ignore. J’ai cueilli les petits pois ce matin avec Grandpère, silencieux nous les écossons, dimanche nous les dégusterons avec une viande blanche. C’est là, ce jour-là sans doute, que j’ai compris que pour écrire il fallait soutenir l’autre, le regarder, l’empêcher de tomber. L’autre, cet être devant soi.
Claude Chambard, Cet être devant soi, encres de Anne-Flore Labrunie, Æncrages & C°, 2012, np.
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11/07/2015
Christian Prigent, Berlin sera peut-être un jour
Douceur de Berlin
Pourquoi, si on n’y est contraint par le gagne-pain, vit-on dans les grandes villes violentes ? Sinon pour y connaître sensuellement l’épaisseur physique, imagée, architecturale, politique, sexuelle des contradictions de la vie vivante (de la vie justement volubile, malade, conflictuelle, désirante, angoissée : de la vie jouissive).
On ne vit pas dans les grandes villes pour s’y identifier à la manie activiste des tintamarres, des fureurs, des spectacles éclatants. On y cherche l’inquiétante étrangeté qui passe entre le raffinement civilisé (vie culturelle branchée, tourbillon des distractions, pointes alertes du débat politique), le circulation sauvage des haines, des ambitions, des conflits sociaux et l’indifférence méditative aux rumeurs du temps, la taciturnité créative protégée des bavardages mondains. On y veut la solitude énormément peuplée, la brutalité des hordes embétonnées. On veut aussi, visible, disponible, sa sublimation symbolique (musiques, films, livres). Et on y veut en plus une manière d’aménité conviviale, un charme, une saveur tendre. On s’y pose donc pour y tremper son âme et son corps à la contradiction inarraisonnable entre dépense trépidante et calcul des rétentions économiques — c’est-à-dire qu’on vient y souffrir et y jouir de cette tension impossible dont on se bande la vie.
Christian Prigent, Berlin sera peut-être un jour, éditions la ville brûle, 2015, p. 58-59.
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