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13/04/2017

e. e. cummings, 95 poèmes

                    e. e. cummings, 95 poèmes,; jacques demarcq, oubli, temps, mystère, recherche

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au temps des jonquilles (au courant

que l’on vit pour devenir grand)

oubliant pourquoi, rappelle-toi comment

 

au temps des lilas qui conseillent

c’est afin de rêver qu’on veille

rappelle-toi comment (oubliant pareil)

 

au temps des roses (qui stupéfient

notre ici maintenant de paradis)

oubliant les mais, rappelle-toi les oui

 

au temps de ces choses bien plus douces

que tout ce qui à l’esprit touche

rappelle-toi chercher (oubliant qu’on trouve)

 

et dans un mystère qui sera

(quand le temps du temps nous délivrera)

m’oubliant rappelle-toi de moi

e. e. cummings, 95 poèmes, traduit et présenté

par Jacques Demarcq, Points/Seuil, 2006, p. 44.

13/02/2017

Emmanuelle Pagano, Saufs riverains (Trilogie des rives, II)

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                             Lundi 9 novembre 2015

 

   La dernière fois que je l’ai empruntée, en septembre, il pleuvait à verse sur l’A75. J’avais pris des jeunes en covoiturage à la gare de Mende, je descendais en leur compagnie distrayante vers la vallée. Je revenais de l’hôpital de Rodez.

   Nous avons franchi le viaduc de Millau sous un ciel majestueusement défait. Les jeunes n’avaient jamais entendu parler des luttes du Larzac.

   Nous avons ralenti, warning et buée aux vitres, à hauteur du village du Bosc, que nous avons passé juste avant qu’une portion de l’autoroute ne s’effondre,. Les très fortes pluies avaient fragilisé le revêtement et engagé des chutes de rochers qu’aucun filet anti-sous-marin ne retenait. Une brèche venait de s’ouvrit sur le parcours, largement visibles sur les clichés aériens reproduits dans le Midi-Libre. J’ai gardé l’article dans le dossier préparatoire de ce livre. Je regarde l’image de la voie trouée agrandir la blessure toute neuve dans mon histoire.

 

Emmanuelle Pagano, Saufs riverains (Trilogie des rives, II), P.O.L, 2017, p. 333-334.

30/01/2017

Pascal Quignard, "La lecture", rencontre avec Chantal Lapeyre-Desmaison

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[La lecture]

 

Il est possible que ce qu’on cherche dans la lecture ne corresponde pas du tout à ce qu’elle assouvit. (…) il m’est impossible de contempler cette expérience que je crois extrême. À certains égards c’est un état limite très ancien, sans comparaison avec l’écriture qui est si récente. Sortir de soi, voyager, fabriquer un chant qui mène dans l’autre monde, drogue, extase, tapis magique, chant chamanique, cela c’est la fonction de la lecture. D’autre part, c’est une curiosité sexuelle intense, voyeuriste, pour tout ce qui est autre, qu’il s’agisse du sexe, de la famille, du groupe, des groupes, des mœurs, du temps, de l’espace. D’une autre manière encore c’est une activité de recherche active, pour décomposer le composé social. Enfin pour une autre part, qui n’est pas la moindre et qui n’est pas la moins périlleuse, la lecture est une régression très étrange à l’état de l’audition avant la voix.

 

Pascal Quignard le solitaire, Rencontre avec Chantal Lapeyre-Desmaison, "Les singuliers", Les Flohic, 2001, p. 71-72.

09/10/2015

Virginia Woolf, Une maison hantée

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                                 Une maison hantée

 

   Quelle que fût l’heure à laquelle on se réveillait, on entendait une porte se fermer. D’une pièce à l’autre, main dans la main, ils allaient, soulevant ceci, ouvrant cela, vérifiant — un couple fantôme.

   « C ‘est ici que nous l’avons laissé », disait-elle. Et il ajoutait : « Oh, mais là aussi !) « À l’étage », murmurait-elle. « Et dans le jardin », chuchotait-il. « Doucement, disaient-ils ensemble, sinon ils vont se réveiller ».

   Mais non, vous ne nous avez pas réveillés. Oh que non ! On pouvait se dire : « Ils le cherchent ; ils tirent le rideau », puis on lisait encore une page ou deux. « Maintenant ils l’ont trouvé », fort de cette certitude, on arrêtait le crayon dans la marge. Puis, fatigué de lire, il arrivait qu’on se lève pour faire sa propre ronde, maison entièrement vide, portes ouvertes et, au loin, à la ferme, les roucoulades satisfaites des pigeons ramiers et le ronron de la batteuse. « Que suis-je venue faire ici ? Qu’est-ce que je cherchais ? » J’avais les mains vides « Alors peut-être à l’étage ? » Les pommes étaient bien au grenier. Plus qu’à redescendre, rien n’avait bougé dans le jardin, hormis le livre qui avait glissé dans l’herbe.

 

Virginia Woolf, Une maison hantée, traduction Michèle Rivoire, dans Œuvres romanesques I, édition Jacques Aubert, Gallimard / Pléiade, 2012, p. 829.

12/06/2014

Bernard Noël, "Qu'est-ce qu'écrire", dans La Place de l'autre, Œuvres III

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                               Écrire aujourd'hui

[...]

   L'écriture de recherche [....] ne travaille pas à l'écart d'ici et d'aujourd'hui, pas à l'écart de l'état social dans lequel nous vivons. Au lieu de le contester par le témoignage ou la description, elle l'attaque au niveau de la langue. C'est ce qu'il m'importe maintenant d'essayer d'éclairer.

   Une collectivité existe en fonction de la relation qui unit ses membres. Cette relation a deux supports : le lieu et la langue. Traditionnellement, cette langue a pour référence l'ordre qui gère la collectivité, c'est-à-dire l'État. De même que l'État met en circulation la monnaie qui règle es échanges, de même il fait circuler un discours qui, si je puis dire, est l'étalon de la communication par le langage. Cela est encore plus vrai dans les sociétés démocratiques et laïques, nées de la révolution. Symboliquement, d'ailleurs, l'Encyclopédie précède la grande Révolution, car elle est le livre qui, en donnant réponse à tout, donne congé à Dieu. Seulement qu'est-ce qui se passe ? qu'est-ce qui va toujours s'accélérant dans nos sociétés libérales ? C'est que le discours du pouvoir, non seulement est de plus en plus vide, mais par là même vide le discours collectif de son sens. Alors que la censure nous prive de parole, ce phénomène nous prive de sens, et cette nouvelle Sensure équivaut à un très discret et d'autant plus efficace lavage de cerveau.

   L'écriture de recherche s'inscrit contre cette dégradation, d'où l'importance dans son travail du mot "langue", d'où la grande place du souci "linguistique". Évidemment un danger formaliste guette ce travail au niveau de la théorisation, mais ce qui le guette surtout, c'est la récupération sous forme de savoir. On peut s'approprier le savoir, on ne peut pas s'approprier le sens, car il nous conduit vers une limité où lui ne s'arrête pas.

 

Bernard Noël, "Qu'est-ce qu'écrire", dans La Place de l'autre, Œuvres III, P. O. L, 2014, p. 225.