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10/01/2015

André Frénaud, La Sainte Face, “Le matin venu”

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Le matin venu

 

                                             à André Beaudin

 

Dans un hôtel jaune,

repoussant les larmes

et les moignons sanglants

ensoleillés par le minuit,

entre l'embonpoint

de l'édredon jaune

et le sang des astres

battant à la volée

dans mes vaisseaux,

le sentier guidé

parmi la pierraille,

l'odeur de la mer

besognant les eaux,

j'égarais les flaques

de péchés maudits,

je mordais la mort

qui perdait haleine

à vouloir m'entendre,

je devenais pâle

pour n'avoir plus peur,

je m'épiais dans l'arbre,

montant et remontant,

m'épuisant à rire

dans cet hôtel jaune,

dans ce lit de fer,

éclairé jusqu'où,

feuille tombée vivante

d'un sommeil sans rêve

au milieu de toi,

promesse souterraine,

pousse nourricière,

douce comme le bleu.

 

                        Marseille-Lyon, 14 mars 1949

 

André Frénaud, La Sainte Face, “Le matin venu”,

Poésie  / Gallimard, 1985, p. 165-166.

 

09/01/2015

Isabelle Garron, Corps fut, “Suite 4”

Isabelle Garron, Corps fut, “Suite 4”, voyage, corps, Londres

Suite n° 4

 

retour]    .dernier bain de saison

premiers pas sur la terre

 

neuve dans les dédales

leurs peaux sont

 

brunes

 

 

les filles du port vont autant

qu'elles possèdent les yeux

plus noirs

 

que l'olive sur l'arbre

l'oursin au fond

du seau

 

 

Nos peaux s'apparentent à celles

des serveuses de leurs

 

époux

 

en cuisine, en bateau

aux comptoirs des

 

cabanes

 

un lieu d'où tu ne m'as point

 

écrit

 

 

en cette journée prolongée

quelque chose de séparé

de certain et d'inclassable

a enfin lieu de sorte

que la rive du voyage

se rapproche aussi

de la fin du voyage

que le temps est

court celui par

lequel l'oracle attendu

par un monde qui

nous abrite

et quelle joie nous

guette    .si possible

en plein jour.

 

 

Londres : un après-midi : l'entaille

de la couleur sur le mur de droite

dans la grande salle une

 

suture violette comme un velours

 

sur la même surface fleurit un imprimé

tons orange et vert    empreintes bleu

orage cernées de ciel clair

 

je tombe tu me retiens

 [...]

 

Isabelle Garron, Corps fut, “Suite 4”,

Flammarion, 2011, p. 137-141.

08/01/2015

Sergueï Essenine, Journal d'un poète

 

sergueï essenine,journal d'un poète,mémoire,tendresse

 

Violon tzigane, la tempête gémit.

Fillette gentillette au sourire fielleux

me laisserai-je intimider par ton regard bleu ?

Il me faut beaucoup, beaucoup m'est superflu.

 

Si loin, si dissemblables en somme :

tu es jeune, moi j'ai tout vécu.

Aux jeunes le bonheur, à moi la mémoire seule :

Nuit de neige, étreinte fougueuse.

 

Câliné ? non. La tempête est mon violon.

Un sourire de toi lève la tempête en moi.

 

                                           4-5 octobre 1925

 

 

Sergueï Essenine, Journal d'un poète, Éditions

de la Différence, 2014, p. 161.

 

07/01/2015

Raymond Queneau, Le Chien à la mandoline, “Sonnets”

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Qui cause ? Qui dose ? Qui ose ?

 

Si j'osais je dirais ce que je n'ose dire

Mais non je n'ose pas je ne suis pas osé

Dire n'est pas mon fort et fors que de le dire

Je cacherai toujours ce que je n'oserai

 

Oser ce n'est pas rien ce n'est pas peu de dire

Mais rien ce n'est pas peu et peu se réduirait

À ce rien si osé que je n'ose produire

Et que ne cacherait un qui le produirait

 

Mais ce n'est pas tout ça. Au boulot si je l'ose

Mais comment oserai-je une si courte pause

Séparant le tercet d'avecque le quatrain

 

D'ailleurs je dois l'avouer je ne sais pas qui cause

Je ne sais pas qui parle et je ne sais qui ose

À l'infini poème apporter une fin

 

 

Raymond Queneau, Le Chien à la mandoline, “Sonnets”,

 in Œuvres complètes, Gallimard, 1989, p. 301-302.   

 

 

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                 Près de la Dordogne

06/01/2015

Sergueï Essenine, Journal d'un poète

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Première neige

 

En route. Silence blanc.

Sous les sabots sonne un galop.

Dans les prés seuls batifolent

des volées de corbeaux gris.

 

Envoûtée par quelque fée

la forêt somnole en rêvant.

e dirait-on pas le sapin

natté de tresse blanche.

 

Courbé comme une petite vieille

appuyée sur un bâton.

À la cime du houppier

un pivert martèle le tronc.

 

Le cheval caracole — vaste, l'espace !

La neige étale son châle de flocons.

Sans fin, la route fuit

comme un ruban à l'infini.

                                                             (1914)

 

Sergueï Essenine, Journal d'un poète, traduit

du russe, présenté et annoté par Christiane

Pighetti, éditions de la Différence, 2014, p. 49.

 

 

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noyers en décembre

 

05/01/2015

Jean Tardieu, Margeries

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                   Clair de lune

  

L'image qui s'annonce et qui me suit

Est-ce un rayon qui cherche au sol un doux appui

Ou cette forme qui profite de la nuit

Pour traverser à tire-d'aile sans un bruit

La blanche ville où le travail s'est endormi ?

Approche et marche de ce pas toujours parti !

Nous sommes seuls à travers tout ce qui fut dit

Comme des sages bienveillants qui ont compris.

Rien ne renonce, rien ne bouge, rien ne fuit.

Tout ce que l'ombre m'a donné, tu me l'as pris.

Cueille ce rêve si tu dors, je l'ai promis.

 

 

Jean Tardieu, Margeries, Gallimard 1986.

 

 

 

04/01/2015

Jean Tardieu, Da Capo

 

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                                                   LES MORTS

                                 NOUS TRAHISSENT TOUJOURS

 

                                          (Hommage à André Frénaud)

 

 

    Je vais le voir chez lui, où il repose à présent. C'est, comme on dit, un «beau» jour. Un jour qui passe gentiment ses rayons à travers les persiennes fermées comme le  facteur glisse un pli dans la boîte aux lettres.

    Il est couché dans sa chambre. Près de ses meubles et de ses tableaux. L'un des plus émouvants est une peinture de Raoul Ubac, rigoureuse et sobre, semblable à ses ardoises sculptées : une forme étendue, faite de larges bandes noires et blanches : le style abstrait, mais aussi un chevalier qui vient de mourir au combat.

    Je le reconnais bien là, le combattant de la sincérité, sans peur et sans illusions. Je le reconnais malgré sa pâleur, malgré son immobilité. Il s'est endormi hier matin et ne s'est plus réveillé.

    Je lui pose tout bas des questions. Mais il refuse de répondre.

   Voilà : il ne veut pas répondre. Pour les vivants qui l'aimaient, c'est une ingratitude absolue. Pourquoi ? Parce qu'il est parti de l'autre côté de la barricade, dans une étendue interdite où on ne parle à personne. Comme si on l'avait chassé de notre monde, très loin, au fin fond d'un pays dont nous ne connaissons ni les couleurs, ni les sonorités, ni le langage.

    Et maintenant, ce mutisme soudain ! Imposé. Implacable. Celui qui parlait avec son accent bourguignon où roule le bon tambour des R. Il était de ceux qui nous semblaient les plus aptes à nous renseigner, c'est-à-dire un poète qui, par l'acuité de sa vision, par sa «claire-voyance», traduite en mots si justes et si lourds, est un de ceux qui, en somme, n'ont rien fait d'autre, durant leur vie, que parler du scandale irrémédiable de la mort.

    Ils nous ont abandonnés, ces ingrats. Leur front si plein, leurs voix si joyeuses ont tout emporté, même les chansons, leurs mains si belles avec ce croisement pareil à des menottes que nous leur imposons sans leur permission, ces mains ne pourront plus nous faire aucun signe, par exemple pour nous inviter à boire un grand verre de vin, ou nous désigner les chemins à prendre, — ou à éviter.

    Nous qui sommes restés sur le seuil, à attendre sans rien comprendre, nous n'avons plus qu'une ressource, c'est de partir à notre tour, sans même avoir la récompense qu'ils nous accompagnent.

(Paris, 24 juin 1993)

 

                   Jean Tardieu, Da Capo, Gallimard, 1995, p. 34-35.

 

 

03/01/2015

Christiane Veschambre, Versailles Chantiers

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                                                     Traverse n° 4

 

une bifurcation inattendue au volant de la voiture je n'ai pas le temps

de réfléchir je choisis de prendre à gauche et immédiatement

nous comprenons que c'est la mauvaise route ce n'est pas une route mais

un chemin non carrossable plein de virages dont la terre s'incline

vers le profond ravin qu'il longe

dans lequel la voiture incontrôlable plonge

nous en sommes éjectés

nous tombons

comme au ralenti mais je sais que nous allons mourir quand nos corps

s'écraseront

je pense à ce que je n'ai pas fini d'écrire

c'est comme ça la mort ça ne laisse pas finir

alors

puisque tu chutes à côté de moi dans ce vide définitif

je prends ta main dans ma main

je n'ai pas peur

 

 

c'est entre le 25 et le 26 janvier 2012 que me visite ce rêve heureux,

deux nuits après avoir revu Mrs Muir et le capitaine Gregg partir main dans

la main, par la grâce de Joseph Leo Mankiewicz, de l'autre côté de la mort.

 

Christiane Veschambre, Versailles Chantiers, photographies Juliette Agnel, éditions isabelle sauvage, 2014, p.  47.

 

 

 

 

 

 

 

02/01/2015

Jacques Roubaud, Description du projet : recension

                                                  Description du projet de Jacques Roubaud

      En même temps que Octogone (Gallimard), qui rassemble des poèmes et des proses écrits ces dernières années, paraît Description d'un projet, publié en 1979 dans la revue Mezura sous une forme  photocopiée ; on suivra les moments de la construction de ce projet dans le passionnant avant-propos  de Jean-Jacques Poucel(1) ; on y comprendra également (p. 18-20) le rôle essentiel des nombres dans l'organisation du Projet et, plus largement, dans la poésie de Roubaud. Le livre relate l'évolution  de ce qui a occupé Roubaud de 1961 à 1979 : comment donner sens à ses activités, c'est-à-dire à sa vie, de recherche et d'écriture ; les ouvrages et les articles (essais, poèmes, contes, traductions, etc.) publiés pendant cette période (dont la bibliographie clôt le livre avec la section VIII) s'intègrent eux-mêmes dans le projet.

 

   Il est exclu de simplement décrire l'ensemble de cette biographie bien particulière, ne serait-ce que pour restituer la complexité des recherches dans plusieurs domaines, linguistique et mathématique, et les essais de formalisation dans laquelle le projet trouve sa place. L'intérêt du programme, dont la réalisation dépasse les efforts d'une seule personne, est sans doute de ne pouvoir trouver de fin ; la section VII, consacrée « aux livres préparés ou prévus », indique : « Il est à peu près certain que ce programme ne sera pas rempli en sa totalité. / Certains de ces livres [prévus par le Projet] existeront. Les autres auront pu avoir été. » Quels que soient les détours que semble prendre la recherche, il s'agit avant tout d'un « projet de poésie ».

   Roubaud a vécu l'impasse de l'écriture en alexandrins et, tout autant, en vers libres ; il s'est alors tourné vers la tradition, précisément celle du sonnet. C'était pour lui retrouver « un fil formel très ancien », avec une « capacité de multiplication effervescente », et une forme riche également dans d'autres langues européennes ; en même temps, il marquait sa distance par rapport à ce qui s'écrivait au début des années 60. L'écriture de sonnets aboutit, avec l'exemple de Lewis Carroll, à un livre-jeu, fondé pour Roubaud sur le jeu de Go, livre qui offre par sa construction des lectures multiples et constitue parallèlement une histoire du sonnet — publié en 1967, avec un titre imprononçable, Î, grâce à Queneau. Cette histoire le dirige vers la lecture et l'étude des troubadours.

   Parallèlement, le décalage entre la phrase dans le vers et la phrase dans la langue conduit Roubaud à l'étude des modèles mathématiques de la syntaxe. De là est construite une hypothèse concernant la nature de la poésie, supportée par deux thèses. La première, provocatrice, propose : "la poésie est mémoire de la langue", d'où l'idée que le changement dans la poésie anticipe les changements dans les théories du langage, et aussi que la mémoire « se manifeste [...] dans l'organisation rythmique » ; la seconde définit le rythme comme « combinatoire séquentielle hiérarchisée d'éléments discrets considérés sous le seul aspect du même et du différent », définition longuement explicitée. L'exploration de ces deux thèses s'effectue à partir de 1969 dans le cercle Polivanov(2). Les projets du cercle, partie du Projet de Roubaud, ont eu une visée totalisante : construire une bibliothèque qui réunirait tout ce qui a été écrit (livres et théories) concernant la poésie ; élaboration d'une métrique générale qui suppose l'étude des mètres dans un grand nombre de langues ; examen de toutes les théories du mètre ; description de tous les systèmes poétiques existants ; relations entre métrique et page ; etc. L'ensemble supposait que soit formé un « réseau international de chercheurs et informateurs » et appelait toute une série de  monographies sur des auteurs, des œuvres et des genres.

   Inutile de préciser que ce programme n'a eu que des réalisations partielles, mais les écrits de Roubaud prouvent que ce qui est au centre du Projet est toujours resté essentiel : répondre « à la question impossible : la poésie, quoi ? pourquoi ? comment ? » — des réponses au "quoi" et au "comment" sont proposées, mais « le "pourquoi" restera muet ». Réponses qui ont entraîné des recherches incessantes (sur la poésie japonaise, par exemple) et des collaborations nombreuses : Roubaud a participé avec Jean-Pierre Faye à la création de la revue Change ­— aussi à celle de PO&SIE— revues dans lesquelles il publiera des résultats de ses travaux, ainsi que dans Action Poétique. Réponses qui sont pour le lecteur à construire dans ses livres de poèmes(3), explicites dans son histoire de l'alexandrin ou, autrement, dans son anthologie des troubadours qui, selon l'exemple japonais ou celui de Jerome Rothenberg, constitue une construction poétique à partir de poèmes — un montage, principe auquel correspond celui de destruction : le sonnet émerge sur « les ruines de la forme héritée des troubadours [...], la canzone

 

Pour les lecteurs de le grand incendie de Londres, ils savent que le Projet a été abandonné, ce qu'a noté Roubaud, « En traçant aujourd'hui sur le papier la première de ces lignes de prose (je les imagine nombreuses), je suis parfaitement conscient du fait que je porte un coup mortel, définitif, à ce qui, conçu au début de ma trentième année comme alternative à la disparition volontaire, a été pendant plus de vingt ans le projet de mon existence. » Reste que ces travaux, très divers et d'une grande étendue visent à comprendre ce qu'est la poésie et, à long terme, devaient aboutir à une sorte de manuel « pour aider les amateurs à écrire des poèmes ». Utopie ?

 

 Jacques Roubaud, Description du projet, NOUS, 2014, 164 p., 16 €.

Cette recension a paru sur Sitaudis le lundi 22 décembre.

 

__________________

1. Jean-Jacques Poucel a publié Jacques Roubaud and the Invention of Memory, 2007, University of North Carolina.

2. Choix scientifique et politique : Polivanov (1891-1938), génial linguiste soviétique, spécialiste notamment du japonais et du chinois, était attaché à la poétique ; il a été fusillé dans les prisons staliniennes. Le cercle a été fondé par Léon Robel (slaviste, poéticien et poète) et Roubaud.

3. On reconstruira par exemple ce qu'est le principe de digression dans l'Ode à la ligne 29 des autobus parisiens, où les décrochages à l'intérieur des phrases sont rendus visibles par la mise en page avec plusieurs couleurs. De même le principe d'opposition est lisible dans deux livres parallèles, Les animaux de tout le monde et Les animaux de personne.

 

01/01/2015

Guillevic, Coordonnées

 

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— À t'entendre on dirait

    Que le jour s'est muré,

    Qu'il ne nous reste sur les yeux

    Que de la nuit martyrisée.

 

— C'est moins que rien, c'est tas d'absence.

    Sommeil et masse.

 

— Le merle veut. Qui dirait mieux ?

    Il parle d'air

    Teinté de sang la nuit dernière.

 

— Sang ou musique,

    On y voit noir.

 

— Peut-être un homme au fond du puits,

    Grimpant encore

    Puisque le noir n'est pas le jour.

 

— Je veux bien, si les roches

    Pratiquent d'autres danses.

 

­— Mais la pervenche a d'autres joies,

    Car elle en dit

    Plus que le pré ne peut en croire.

 

— Le tremblement léger

    Qui n'arrivait à rien

    Qu'à se trouver spirale,

    En voie toujours de se former

    Sans poids ni lieu.

 

— Un champ de seigle, un toit de tuile

    Pour le soleil, et la fillette

    Plus près du seigle que du ciel.

 

— On pourrait faire un jeu

    Où les racines seraient surprises.

    On les verrait qui alimentent.

 

— Presque pareils

    A l'eau du lac avec la terre

    Qui lui fait bol,

    Ainsi nous sommes, quand tu pourras.

 

— Salue, arbre, salue, salue,

    Salue la mer si tu vois loin.

    Vous n'aurez pas

    D'autres amours.

 

Guillevic, Coordonnées, éditions des Trois Collines,

Genève-Paris, 1948, p. 109-111.

 

31/12/2014

Paul Claudel, Connaissance de l’Est

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                                                    DÉCEMBRE

 

   Balayant la contrée et ce vallon feuillu, ta main, gagnant les terres couleur de pourpre et de tan que tes yeux là-bas découvrent, s’arrête avec eux sur ce riche brocart. Tout est coi et enveloppé ; nul vert blessant, rien de jeune et rien de neuf ne forfait à la construction et au chant de ces tons pleins et sourds. Une sombre nuée occupe tout le ciel, dont, remplissant de vapeur les crans irréguliers de la montagne, on dirait qu’il s’attache à l’horizon comme par des mortaises. De la paume caresse ces larges ornements que brochent les touffes de pins noirs sur l’hyacinthe des plaines, des doigts vérifie ces détails enfoncés dans la trame et la brume de ce jour hivernal, un rang d’arbres, un village. L’heure est certainement arrêtée ; comme un théâtre vide qu’emplit la mélancolie, le paysage clos semble prêter attention à une voix si grêle que je ne la saurais ouïr.

   Ces après-midis de décembre sont douces.

   Rien encore n’y parle du tourmentant avenir. Et le passé n’est pas si peu mort qu’il souffre que rien lui survive. De tant d’herbe et d’une si grande moisson, nulle chose ne demeure que de la paille parsemée et une bourre flétrie ; une eau froide mortifie la terre retournée. Tout est fini. Entre une année et l’autre, c’est ici la pause et la suspension. La pensée, délivrée de son travail, se recueille dans une taciturne allégresse, et, méditant de nouvelles entreprises, elle goûte, comme la terre, son sabbat.

[1896]

 

Paul Claudel, Connaissance de l’Est, Poésie/Gallimard 1974, p. 72.

30/12/2014

François Rannou, Le livre s'est ouvert

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                         À l'insu

 

ne pas s’arrêter. course, traversée, il n’y aura

 

aucune description assise. tableaux impossibles car

 

pour prendre la mesure du flux il n'est pas de mesure

 

et celui qui forme les lettres n'est pas plus grand qu'alors

 

les passants sur les digues. qu'il soit, celui-là,

 

chant aux longs vers rapides, précis, comme si rien ne devait

 

rester en deçà de la parole que sa prose ramène au plus

 

nu. les lignes rythmiques plus réelles que leur obscurité

 

& ses lettres affirment le départ toujours de sa

 

propre vie : le poème refuse l'immobile version du sujet arrêté.

 

 

 

s'inclure alors dans le cours insaisissable vidant de

 

l'intérieur nos mots même nos vies, comme d'un bord

 

à l'autre sans bord, temps traversé de temps. un nageur,

 

tête hors du courant, par ses gestes, brise,

 

restaure la surface, l'air plus loin redéployé. le point d'horizon

 

recule en un point d'orgue qui laisse sans voix.

 

 

François Rannou, Le livre s'est ouvert, La Nerthe / La Termitière, 2014

29/12/2014

Joseph Joubert, Carnets, II

                                   Joseph Joubert, Carnets, II, livre, langue, style

   Un visage sans trait, un livre dont rien ne peut être cité.

 

   Remplir un mot ancien d'un sens nouveau (dont l'usage l'avait vidé pour ainsi dire ou que sa propre vétusté en avait laissé s'échapper), ce n'est pas innover mais rajeunir. C'est enrichir les langues en les fouillant. Il faut traiter les langues comme champs. Il faut pour les rendre fécondes quand elles ne sont plus nouvelles, les remuer à de grandes profondeurs.

 

   Le poli. Donner le poli. C'est là ce qui exige du temps. Et plus ce qu'on dit est neuf plus il faut de temps et de soins pour donner le poli.

   Le poli conserve les livres, le marbre et le bronze. Il s'oppose à leurs rouilles.

 

   Chaque auteur a son dictionnaire et sa manière — c'est-à-dire s'affectionne à des mots d'un certain son, d'une certaine couleur, d'une certaine forme, et à de certaines tournures de style, à de certaines coupes de phrase où l'on reconnaît sa main et dont il s'est fait une habitude.

 

Joseph Joubert, Carnets, II, Gallimard, 1994 [1938], p. 202, 211, 229, 235.

 

28/12/2014

Rainer Maria Rilke, Lou Andreas-Salomé, Correspondance

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Göttingen, dimanche [17 août 1913]

 

Cher Rainer,

    Ta lettre arrive à l’instant et, mon bagage bouclé, je m’installe entre des courroies de plaid et un sac à main pour t’écrire, mon train part dans trois quarts d’heure. Mais je ne puis te dire combien c’est beau de partager ta rencontre avec Werfel [1], telle que tu la vis. C’est beau : de même qu’en Rodin, le grand âge dont tu rêvais avait étendu sa force sur toi, la jeunesse dont tu rêves se dévoile ici en un autre ; au moment même où Rodin te fuyait, effrayé et craintif, jusqu’à la quatrième chambre, cette jeunesse déjà s’apprêtait à paraître devant toi, vigoureuse, réconfortante, comme une justification de l’existence. Et c’est bien à toi que cela devait arriver : du fait que tout, en toi, à cause de l’intériorité même de ton destin, doit inéluctablement devenir image, dehors, évidence, œuvre presque. C’est pourquoi ce qui s’accomplit là, c’est encore ton propre bien, ton propre destin, obéissant à une nécessité première comme tout accomplissement intérieur, sous forme de dons, de donations qui ne sont jamais que l’envers de tes actes — et qui deviendront par la suite l’immense richesse dont tu auras gratifié la vie de Werfel. Toi seul au monde pouvais donner ainsi à sa parole la confirmation de la plus haute vérité d’existence : « Nous sommes. ».

    Je suis très heureuse. J’aimerais prendre ton visage dans mes mains et te regarder ; bien que tu fusses encore ici il y a si peu de temps, te regarder comme pour la première fois. Tout est si bien, vois-tu. Il n’est devant toi que révélations, révélations sans fin.

    Cela étant, sache supporter à Berlin ce que le corps ne peut éviter, puisqu’il reste toujours un corps, c’est-à-dire quelque chose de stupide, de craintif, exposé à tout ce qu’on peut imaginer ; et ne lui en veux pas s’il semble parfois s’acharner à faire ce que ton être intime envisage autrement, c’est-à-dire à s’exprimer par des signes et des réalités. C’est alors qu’il devient tourment, comme pour dire : cela me dépasse, moi pauvre sot.

    Tu connaîtras encore beaucoup de tourments et de souffrances, mais sois tranquille, sois tranquille, cher, cher Rainer.

Lou.

 

Rainer Maria Rilke Lou Andreas-Salomé, Correspondance, traduit de l’allemand par Philippe Jaccottet, Gallimard, 1980, p. 268-269.

   



[1] Rilke vient de rencontrer Franz Werfel, poète expressionniste (1890-1945)

27/12/2014

William Blake, Esquisses poétiques

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    Chanson de folie

 

Les vents sauvages pleurent,

   La nuit est glacée ;

Viens, ici, Sommeil,

   Et dévoile mes chagrins.

Mais voici le point du jour

   Dans les hauteurs de l’Orient

Et les oiseaux frémissants de l’aube

S’envolent loin de la terre.

 

Voyez, jusqu’au zénith

   De la voûte céleste,

Chargés de douleur

   Mes accents sont portés ;

Ils frappent l’oreille de la nuit,

   Et font couler les larmes du jour ;

 Ils font rugir les vents en folie

   Et se jouent avec la tempête.

 

 

Comme un démon dans la nue

   Hurlant de douleur

Suivant la nuit je me hâte

   Et avec la nuit je m’en irai

Me détournant de l’Orient

D’où nous est venue consolation,

Car la lumière frappe mon âge

D’un indicible mal.

 

 

    Mad Song

 

The wild winds weep,

   And the night is a-cold;

Come hither, Sleep,

   And my griefs unfold:

But lo! the morning peeps

   Over the eastern steeps,

And the rustling birds of dawn

The earth do scorn.

 

Lo! to the vault

   Of paved heaven,

With sorrow fraught

   My notes are driven;

They strike the ear of night,

   Make weep the eyes of day;

They make mad the roaring winds,

   And with tempests play.

 

Like a fiend in a cloud

   With howling woe,

After night I do croud,

   And with night will go;

I turn my back to the east

From whence comforts have increas’d;

For light doth seize my brain

With frantic pain.

 

William Blake, Esquisses poétiques (extraits),

traduction M. L. Cazamian, Aubier-Flammarion,

1968, p. 98-99.