11/03/2015
Jack Kerouac, Le LIvre des esquisses, 1952-1954
[...]
encore 500 miles jusqu’à Denver,
j’ai 1, 46 $ — mais
me sens de nouveau vivant & même
que je serai sauvé, c-à-d,
je ne suis pas un canard crevé,
ni un criminel, un
clodo, un idiot, un imbécile
— mais un grand poète
& un brave type & maintenant que c’est établi je
vais arrêter de me plaindre de
ma situation —&— me concentrer
sur mon travail à la Sp. RR pour
assurer mes besoins, comme ça je
pourrai écrire en paix, mettre en route
l’œuvre de ma vie sur mon
univers intérieur, 2e partie,
car Docteur Sax était
à coup sûr la première partie !
Jack Kerouac, Livre des esquisses, 1952-1954,
La Table ronde, 2010, p. 123-124.
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10/03/2015
Isabelle Garron, Corps fut
Variations 2
[...]
là. enfant .tu évoques l'épreuve d’un texte
aux confins d’une île. ici l’empreinte
d’origine ses contours traduits
dans la neige
la fatigue de l’image .d’une femme
sa condition .et le ventre
les soubresauts et les
expectorations
lire noté à maintes reprises
je ne raconterai point
j’écrirai
sous une nuit l’attente fêlée
d’une voix dans la ruelle
en contrebas
les nuages dans la vallée
la crainte aussi
d’un retour du froid
Isabelle Garron, Corps fut, Flammarion,
2011, p. 95-96.
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09/03/2015
Ugo Foscolo, Les Tombeaux et autres poèmes
J’ai le front ridé, les yeux profonds, aigus,
Le crin fauve, les joues creuses, l’air hardi,
La lèvre rouge et gonflée, les dents limpides,
Le chef penché, le col beau, le torse large ;
Corps proportionné, habit simple et choisi,
J’ai vifs le pas, la pensée, l’accent, le geste ;
Humain, sobre et loyal, prodigue, pur,
Adverse au monde, j’ai contre moi les faits ;
Fier en paroles et plus souvent en actes,
Fréquemment triste et seul, toujours pensif,
Prompt, coléreux, et tenace, et inquiet,
En vices riche, mais en vertus aussi,
Je loue la raison mais cours où veut le cœur :
Seule la mort m »offrira gloire et paix.
Ugo Foscolo, Les Tombeaux et autres poèmes,
traduit et présenté par Michel Orcel, collection
Villa Médicis, Académie de France,1982, p. 55.
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08/03/2015
Luc Bénazet, Articuler
Dialectes, jargons, parlers de pauvres et de riches
(Pier Paolo Pasolini), —
Quelle division des parlers est simple, lorsqu’un groupe est divisé simplement, —
Si une communauté humaine avait multiplié
les divisions en elle, divisions
multiples mais complexes, nous pourrions la même
la même typologie des parlers
(un état de langue particulier
est aliénable. Une langue de pouvoir le domine et
obtient sa disparition :
disparaît la dimension affirmative,
disparaît la forme particulière .)
Mais donner sa force, mais la perdre, non pas
en pure perte : quelque chose autre advient à un autre que soi, —
sa force grandit, un rapport à lui
s’établit. Un voile
aura recouvert ce qui nous sépare d’un autre que soi, —
nous nous parlons ! À l’instant
une langue semblant commune
est disposée.
Disons : des objets singuliers s’imposent
à chacun, avec eux, les parlers
dont ils contraignent
l’état. Et
sont des objets généreux, pour tous
(...)
Luc Bénazet, Articuler, nous, 2015, p. 13-14.
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07/03/2015
Erich Fried, Es ist was es ist
Toi
Toi
te laisser être toi
entièrement toi
Voir
que tu n’es toi
que lorsque tu es tout
ce que tu es
la tendresse
et le sauvage
ce qui veut se détacher
et ce qui veut se blottir
Celui qui n’aime que la moitié
ne t’aime pas à moitié
il ne t’aime pas du tout
celui-là veut te tailler sur mesure
t’amputer
te mutiler
Te laisser être toi
est-ce difficile ou facile ?
Cela ne dépend pas de la dose
de calcul et de bon sens
mais de la dose d’amour
et de désir suspendu à tout –
à tout
ce qui est toi
À la chaleur
et à la froideur
à l’amabilité
et à l’obstination
à ton bon vouloir
et ton mécontentement
à chacun de tes gestes
à tes mauvais gestes
ton inconstance
ta constance
Alors cela
te laisser être toi
n’est
peut-être pas
si difficile
Dich
Dich
dich sein lassen
ganz dich
Sehen
daß du nur du bist
wenn du alles bist
das Zarte
und das Wilde
das was sich losreißen
und das was sich anschmiegen will
Wer nur die Hälfte liebt
der liebt dich nicht halb
sondern gar nicht
der will dich zurechtschneiden
amputieren
verstümmeln
Dich dich sein lassen
ob das schwer oder leicht ist?
Es kommt nicht darauf an mit wieviel
Vorbedacht und Verstand
sondern mit wieviel Liebe und mit wieviel
offener Sehnsucht nach allem –
nach allem
was du ist
Nach der Wärme
und nach der Kälte
nach der Güte
und nach dem Starrsinn
nach deinem Willen
und Unwillen
nach jeder deiner Gebärden
nach deiner Ungebärdigkeit
Unstetigkeit
Stetigkeit
Dann
ist dieses
dich dich sein lassen
vielleicht
gar nicht so schwer
Erich Fried, "Dich", extrait de Es ist was
es ist, Liebesgedichte Angstgedichte Zorngedichte
(Berlin, Verlag Klaus Wagenbach, 1983), p. 34
traduction Chantal Tanet et Michael Hohmann.
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06/03/2015
James Sacré, Cherchet-on le père qu'on a eu ?, dans Rehauts
Juste après qu’on a dépassé Carcassonne
Venant de Montpellier
On entre comme dans les couleurs que sont
Les toiles de Bentajou, visage rouges
En bord de labours ocre rose ou marron
Ou leurs feuillages morts
Avec des traces de verdure. Bentajou
A tiré de cela des figures comme il dit
Qui sont et ne sont pas ces paysages
Mais ce qui est venu
Quand il a mis du temps et ses mains
À l’épreuve de la couleur, oubliant peut-être
Ou se perdant. Pourrait-on pas dire
Que toi mon père te relevant
En bout d’un arpent de vigne, en Vendée
Tu n’étais plus
Que tremblement de formes et de couleurs
Dans la longueur de ton travail paysan ?
James Sacré, Cherche-t-on le père qu’on a eu ?, dans Rehauts, n°34, automne 2014, p. 9.
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05/03/2015
Alejandra Pizarnik, Cahier jaune, traduction Jacques Ancet
Tragédie
Avec la rumeur des yeux des poupées agités par le vent si fort qu’il les faisait s’ouvrir et se fermer un peu. J’étais dans le petit jardin triangulaire et je prenais le thé avec mes poupées et la mort. Et qui est cette dame vêtue de bleu au visage bleu au nez bleu aux lèvres bleues aux ongles bleus et aux seins bleus aux mamelons dorés ? C’est mon professeur de chant. Et qui est cette dame en velours rouge qui a une tête de pied, émet des particules de sons, appuie ses doigts sur des rectangles de nacre blancs qui descendent et on entend des sons ? C’est mon professeur de piano et je suis sûre que sous ses velours rouges elle n’a rien, elle est nue avec sa tête de pied et c’est ainsi qu’elle doit se promener le dimanche en serrant la selle avec les jambes toujours plus serrées comme des pinces jusqu’à ce que le tricycle s’introduise en elle et qu’on ne le voit jamais plus.
Alejandra Pizarnik, Cahier jaune, traduction Jacques Ancet, Ypsilon, 2012, p. 43.
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04/03/2015
Mary Oliver, American Primitive
Première neige
La neige
a commencé ici
ce matin et continué
toute la journée, sa blanche
rhétorique partout
nous renvoyant au pourquoi, comment,
d’où vient une telle beauté
et quel en est le sens : une telle
fièvre oraculaire ! glissant
devant les fenêtres, une énergie qui semblait
ne jamais devoir se retirer, ne jamais s’apaiser
qu'en beauté ! seulement maintenant,
au coeur de la nuit,
elle s’est enfin arrêtée.
Le silence
est immense,
et les cieux retiennent encore
un million de bougies ; nulle part
les choses familières :
les étoiles, la lune,
l'obscurité que nous attendons
et repoussons tous les soirs. Les arbres
scintillent comme des châteaux
de rubans, les vastes champs
se consument à la lumière, le lit
d'un ruisseau amasse au passage
des collines luisantes
et bien que les questions
qui nous ont assaillis tout le jour
demeurent — pas une seule
réponse trouvée ;
sortir maintenant
dans le silence et la lumière
sous les arbres
et à travers champs,
semble en être une.
*
First snow
The snow
began here
this morning and all day
continued, its white
rhetoric everywhere
calling us back to why, how,
whence such beauty and what
the meaning; such
an oracular fever! flowing
past windows, an energy it seemed
would never ebb, never settle
less than lovely! and only now,
deep into night,
it has finally ended.
The silence
is immense,
and the heavens still hold
a million candles; nowhere
the familiar things:
stars, the moon,
the darkness we expect
and nightly turn from. Trees
glitter like castles
of ribbons, the broad fields
smolder with light, a passing
creekbed lies
heaped with shining hills;
and though the questions
that have assailed us all day
remain — not a single
answer has been found —
walking out now
into the silence and the light
under the trees,
and through the fields
feels like one.
Mary Oliver, "First snow", extrait de
American Primitive, Back Bay Books,
1983, p. 26-27. Traduction Chantal Tanet
et Melissa Nickerson.
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03/03/2015
Robert Duncan, L'ouverture du champ
Tenir la rime
Par accent et syllabe
Par changement de rime et de contour
le vers long à la cadence bizarre atteint sa période même.
Le vers court
nous raffinons
et vouons à la candeur.
Nous nous en souvenons
la braise de la flamme
prend le mot dès lors qu'il s'entend
(« Nous devons comprendre ce qui se passe »)
et surgit au désir,
air
à la justesse de l'oiseau.
C'est la bûche du solstice d'hiver qui réchauffe décembre.
C'est l'herbe neuve qui surgit de la terre.
Robet Duncan, L'ouverture du champ, traduction Martin Richet, éditions Corti, 2012, p. 110.
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02/03/2015
Florence Pazzottu, L'Inadéquat
à ma mère
alors poème
– enfant en moi de sept mois n’était pas un
non-parlant mais ce
tout-oreille
qu’effondra en lui-même
aussi bien commença
l’extrême silence d’une
(bien que revenue) disparue-mère
l’indispensable qui (don de langue)
fait sol
et
sens – a
lors poème
(persiste
ce mouvement tiers cette absence
– réel l’impossible retour n’efface
pas le manque fracturant et fondant
aujourd’hui)
ce tout multiple – poème – possiblement
disjoncte
Florence Pazzottu, L’Inadéquat (la langue crée
le dé), Flammarion, 2005, p. 87.
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01/03/2015
Jean-Philippe Salabreuil, La liberté des feuilles
Lied aux ombres d’hiver
Un matin le vent traverse les cendres
Du jeune jour maigre et ce sont
Comme d’anciens temps gris qui recommencent
Où sans rimes ni raisons
Nous vivions de beau silence
Et de belle folie.
Tu me regardes et si je te délie
Maintenant des chanvres de froide pluie
Sans doute vas-tu sourire et que luise
un instant l’âme lointaine j’épuise
Au souffle court ce vieil été d’aubes moisies
Tu n’échapperas plus au verger de mes mains
Le ciel gris passe entier parmi les doigts des morts
Ensemble souviens-toi de cette forêt torte
Nous l’avons fait pencher jusqu’aux eaux du matin
Je me souviens je t’aime et me souviens
Il y avait encore une prairie
Fleurie de larmes et d’abandons
Nous en avons sur nous fermé la grille
Est-il passé depuis tant de saisons ?
Sommes rentrés dedans mille et mille matins
Depuis le temps le temps que je t’ouvre mes mains.
Jean-Philippe Salabreuil, La liberté des feuilles, « Le Chemin », Gallimard, 1964, p. 45.
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28/02/2015
Gérard Macé, Le Manteau de Fortuny : recension
Pour des lecteurs qui ne trouvaient leur bien que dans les bibliothèques, l’arrivée du "Livre de Poche" au début des années 1950 a représenté un moment heureux : on a eu le sentiment que l’on pourrait tout avoir chez soi. Et il est vrai qu’aujourd’hui presque tout (presque...) est disponible ; pour quelques euros, on peut lire les vivants et les morts, Kafka et Faulkner, Quignard et Roubaud. Mais pas encore Prigent ou Beck. Et bien d’autres. Aussi est-ce un vrai plaisir de voir apparaître une nouvelle collection qui propose des auteurs peu représentés en "poche" : le Hongrois Péter Nádas (La Fin d’un roman de famille), le Russe Isaac Babel (Histoire de mon pigeonnier), l’Américain Henry James (avec une nouvelle traduction des Ambassadeurs) et deux écrivains français trop peu lus, Gilles Ortlieb avec Soldats et autres récits, Gérard Macé et Le Manteau de Fortuny — que je retiens.
Gérard Macé, traducteur de Cristina Campo et Thomas de Quincey, préfacier de Nerval et de Jean Tardieu, a notamment publié plusieurs livres dans la collection "Le Chemin" de Gorges Lambrichs, dont Le Manteau de Fortuny en 1987. Parcours dans À la recherche du temps perdu, le livre est suivi dans cette édition d’une étude ("Manteaux et tombeaux") sur l’œuvre de Macé, dans laquelle Jean-Pierre Richard analyse un motif dominant, celui du manteau, « figure originelle d’enveloppement, de contenance ». Comme le rappelle Macé, Mariano Fortuny (1878-1949), admiré de Proust, était installé à Venise ; peintre, scénographe et couturier, ses manteaux et ses robes (que portait Sarah Bernhardt), s’inspiraient notamment de tableaux des peintres Carpaccio et Véronèse. Pour Macé ces vêtements, qui semblaient surgir du temps passé, sont des « parures de ce temps qu’on perd et retrouve à l’intérieur du récit, dont ils ont l’épaisseur apparente et l’irréelle légèreté » ou, pour reprendre Proust, c’étaient des créations « fidèlement antiques mais puissamment originales ». C‘est pourquoi Macé, détachant des détails et opérant des rapprochements, voit une ressemblance entre l’activité de Fortuny et la construction romanesque de Proust, mettant au jour chez les deux artistes des emprunts transposés, de lointaines imitations, la lumière du songe et la perspective en dehors des lois, la nature rehaussée par les couleurs du vitrail, un mélange de caprice et d’architecture, de précision héraldique et d’invention personnelle, mais par-dessus tout cette vue d’ensemble qui permet des rapprochements vertigineux dans l’espace et dans le temps.
Devant le tableau de Carpaccio auquel Fortuny a emprunté arabesques et couleurs d’Orient, la narrateur de la Recherche revoit le manteau d’Albertine, porté sur la toile par un jeune homme. Le lecteur, lui, assemble les multiples allusions à l’Orient, toutes relevées par Macé ; s’en détachent deux personnages féminins qui renvoient à deux espaces et deux temps différents, celui de Shéhérazade et des Mille et une nuits, celui d’Esther et de l’histoire juive. Macé retrace l’épisode concernant Esther et Assuérus, rappelle que les rôles masculins de la pièce de Racine étaient interprétés par des jeunes filles, les pensionnaires de Mme de Maintenon et analyse le rôle qu’elle joue dans le roman. Il montre ensuite la fonction jouée par les Mille et une nuits et l’Orient, « rime intérieure » dans la Recherche. Avec ces deux références, « l’Orient est ainsi partagé entre magie et tradition, entre tapis volant et terre promise ».
Le livre s’achève avec deux chapitre de réflexions sur les souvenirs de Céleste Albaret, « moins superficiels et moins niais qu’on ne l’a dit quelquefois », grâce auxquels on apprend mille détails de la vie quotidienne de Proust et ce qu’elle a vu de près, « comme tout lecteur attentif de la Recherche » le reconstitue, « c’est sa métamorphose en Shéhérazade » et « ce qu’elle pressent quelquefois, c’est la mystérieuse présence du plus invisible des personnages, le Temps ». D’où l’absence de Proust au monde visible, la vie dans le silence toute consacrée aux personnages invisibles, l’entrée progressive dans la mort.
Je n’ai repris que quelques éléments de ce livre, à la fois lecture de la Recherche et lié aux autres ouvrages de Macé qui, comme l’écrit Jean-Pierre Richard, « semble penser [...] qu’on écrit pour réparer un corps cassé, un manteau déchiré, mais à partir du geste de la déchirure même. » On relit sans doute Proust autrement après Le Manteau de Fortuny et, surtout, on continue à lire Macé.
Gérard Macé, Le Manteau de Fortuny, Le bruit du temps, 2014, 120 p., 7 €.
Cette recension a été publiée sur Sitaudis le 13 février 2015.
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27/02/2015
Thanassis Hatzopoulos, Cellule
Héritier
Il allume des feux
Qui content des territoire et inhume
En des douleurs révolues les maigres ossements qui subsistent
Files d’ancêtres trépassés
Des hommes à la file, assassinés, solitaires,
D’hommes qui trahissent, hommes
Qui se lavent les mains
Qui mesurent sans parler si vraiment ils mesurent
Pour mettre le feu à des papiers brûlés
Et fondues dans la cendre
Des bagues en or
Pour brûler tout ce qui subsiste
Et que tout ce qui manqua, tout ce qui manque
Manque : déshérité, piteux,
Qu’il s’illumine, buée dans le demi-jour
Et la vérité, le temps mesure dans l’eau
Thanassis Hatzopoulos, Cellule, traduit du grec par Alexandre Zotos et Louis Martinez, Préface de Jean-Yves Masson, Postface de Katérina Kostiou, Cheyne, 2012, p. 59.
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Yves di Manno, une, traversée, photographies Anne Calas : recension
La collection "ligatures", proposée par les éditions isabelle sauvage à la fin de l’année 20141, porte magnifiquement son titre avec ce livre, tant le lien semble impossible à rompre entre les photographies d’Anne Calas et les vers d’Yves di Manno. Pourtant, malgré leur proximité, les deux voies ont chacune leur autonomie. Pour le poème, il se partage en quatre ensembles, dont un "envoi", tous consacrés à une femme dans une chambre ; on pourrait lire dans une la figure de l’aimée, l’unique, mais aussi par anagramme, nue ; pour traversée, le mot implique un parcours, ici celui du corps, de son image et de son invention. Pour les photographies, la femme nue est presque toujours présente, mais les six dernières images la sortent de la chambre.
La forme choisie par Yves di Manno se prête à la reprise sans cesse d’esquisses qui, progressivement, construisent un imaginaire de la femme. Chaque séquence, sur une page, compte entre quatre et huit cellules d’un ou deux vers, eux-mêmes entre deux et sept syllabes, et la régularité du compte de certaines séquences (par exemple, 4-4 / 4-3 / 3-3 / 2-4 / 3) donne à l’ensemble son unité. Ce qui apparaît d’emblée, c’est une présence auprès de la femme
elle n’est pas seule dans
l’obscurité du lit
présence qui ne devient un "je" que dans l’avant-dernier vers du poème :
les yeux posés sur moi
sans me voir
La vue (la lumière, l’image, le miroir, le regard, le reflet, etc.) est un motif récurrent. Le regard du "je" est d’un voyeur, attentif à ce que la féminité, la nudité qui s’abandonne évoquent : elles sont opposées à la meute, à la horde, et le "je" devient un nouvel Actéon devant le « chien de la déesse ». La femme est également figure de l’origine, associée à la glaise, à la louve devant la lune, à « la barque qui s’éloigne » ; ici, Vénus qui s’offre, plus loin, dans l’ensemble "corps 9" (que je lis « corps neuf »), « corps émergeant des eaux », elle se métamorphose en ondine, partout, « ôtant du jour la nuit qui la dépouille ». Enfin, l’image de l’oiseau qui semble lui faire don d’un insecte en fait une figure de la Nature et, donc, assure qu’elle renaît sans cesse, à la fois dans la lumière et dans la nuit, corps multiple : elle est toujours autre, « seule et nombreuse » — hiérophanie de la déesse originelle.
"Multiple", elle l’est d’une autre manière dans le second ensemble titré "la série monotype". Devenue image, « son dos pris » dans le cadre, elle appelle pour Yves di Manno le souvenir des nus de Degas, à la toilette ou étendus, elle le fait aussi songer aux figures de Lascaux parce que justement elle est première, origine, et il la voit « matière de nuit »2, encore et toujours nue et couverte d’un voile ou dans la brume. Elle est également corps comme écriture, corps à écrire, « : à la lisère // d’une page / que nul d’ici // là ne lira », et le lit, les draps sont comme une page où se construit un récit ; récit dont le motif est explicite dans une page (62) :
: une nuit simple :
: un corps :
abordant les
terres lointaines
après la
traversée
L’envoi est un envol, une sortie. La femme nue aurait été avant tout motif à variations sur le corps insaisissable, sur l’opacité (de la nuit, de l’ombre) et la transparence (de la vitre, de la buée), prétexte à allusions littéraires et mythologiques : celui qui regarde, apparemment sans être vu, ne sera pas regardé :
les yeux posés sur moi
sans me voir
— nue dès lors devant qui ?
Il faudrait examiner tous les mouvements minuscules qu’opère Yves di Manno dans la langue, qu’il glisse d’une voyelle à l’autre — dans « la suie, la soie des nuits » ou de "sigle" à "sangle"—, qu’il introduise des rimes internes, qu’il déroule les contextes de "lune" ou que la ponctuation mime ce qu’un mot annonce, comme dans le vers : « : reflet : » ; etc. Il ne s’agit pas de détails mais de ce qui contribue à construire l’unité du motif de la femme une, traversée par la langue.
Les photographies donnent à voir la nudité féminine comme on ne la regarde pas. Avec le jeu subtil avec les ombres et la lumière — une chambre aux stores baissés, une lampe de chevet — Ane Calas montre une forme inattendue, le grain de la peau, le mouvement d’un voile qui découvre et masque en même temps. Ici, c’est un visage qui regarde l’objectif, donc le lecteur, là, un tissu qui semble un rideau de théâtre, mais toujours le corps entier ou morcelé émeut d’être si nu devant ce voyeur qu’est l’appareil photographique. Et Anne Calas a imaginé, elle aussi, un envoi à la suite de celui d’Yves di Manno ; d’abord au milieu d’arbres face à l’objectif, le visage dans le flou, cette fois habillée, la femme disparaît dans la forêt.
Une belle réussite : le texte et l’image se répondent harmonieusement sans que l’un illustre l’autre ; on pense, mais dans un genre bien différent, à une autre réussite l’interprétation qu’avait donnée Lucien Clergue de Corps mémorable de Paul Éluard.
Yves di Manno, une, traversée, photographies d’Anne Calas, collection "ligatures", isabelle sauvage, 2014, 24 €.
Cette recension a été publiée dans Sitaudis
1 Voir ici une note à propos de Christiane Veschambre, Versailles Chantiers.
2 Une rencontre ? Le vers « matière de nuit » est aussi le titre d’un recueil de Lionel Ray, où l’on peut lire que l’évidence du soleil est opposée à « la légende oubliée des sources ».
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26/02/2015
Maël Guesdon, Voire
[...]
Se frôlent au goût de ce qui. Marchent ensemble. Les rues nous perdent. Avez-vous déjà écouté ma voix quand je suis loin.
Il serre sous la peau les reliefs dont le récit.
On oubliera le nom. Ne reste que. Nos articulations, ce ne sera plus comme avant, les images filmées le café les images de la mer. Elle répète : les images filmées ou la mer.
Et les autres découvrent.
Qui manque. Suit les contours. Nous nous retrouverons derrière la forme — si. Tu as l’air toutes choses, assieds-toi, cela ne restera pas ainsi, pose un pied, viens.
Lorsqu’il découvre. Qu’il ne voit plus ce que voient ses yeux. S’arrête, dehors là il s’effondre.
Maël Guesdon, Voire, Corti, 2015, p. 22-24.
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