Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

03/02/2016

Henri Thomas, Poésies : Un oiseau

 

thomas1.jpg

          

           Un oiseau

 

Un oiseau, l’œil du poète,

s’en empare promptement,

puis le lâche dans sa tête,

ivre, libre, éblouissant.

 

Qu’il chante, qu’il ponde, qu’il

picore, mélancolique,

d’invisibles grains de mil

dans les prés de la musique,

 

quand il regagne sa haie,

jamais cet oiseau n’oublie

les heures qu’il a passées

voltigeant dans la féérie

 

où les rochers nourrissaient

leurs enfants de diamant,

où chaque nuage ornait

d’une fleur le ciel dormant.

 

On trouvera l’oiseau mort

avant les froids de l’automne,

le plaisir était trop fort,

c’est la mort qui le couronne.

 

Henri Thomas, Poésies, Poésie /

Gallimard, 1970, p. 76-77.

31/01/2016

Pascal Quignard, Mourir de penser

                                             3990138525.jpg

   L’origine de l’activité psychique intellectuelle se fait en solo. Elle est, comme la fantasmagorie qui poursuit dans le jour la rêvée, radicalement masturbatoire. Elle est de nature antiparentale autant qu’antiproductricve. C’est pourquoi l’intelligence devient antifamiliale. C’est pourquoi la pensée s’assume d emanière de plus en plus antisociale. Son interrogation s’étend de façon incontrôlable, sur un mode inapaisable. Elle s’arrache à la société orale, à la voix prescriptrice, à la sagesse, aux dieux, aux interdits, aux proverbes, aux oracles.

[...]

   Écrire est cet étrange parcours par lequel la masse continue de la langue, une fois rompue dans le silence, s’émiette sous forme de petits signes non liés et dont la provenance se découvre extraordinairement contingente au cours de l’histoire qui précède la naissance. Cet alphabet est déjà en ruine Par cette mutation chaque « sens » se décontextualise. Tout signal devenant signe perd son injonction tout en perdant le son dans le silence. Tout signe se décompose alors et devient littera morte, non coercitive, interprétable, transférable, transférentielle, transportable, ludique.

 Pascal Quignard, Mourir de penser, Folio / Gallimard, 2016, p. 217 et 218.

30/01/2016

Jean de Sponde (1557-1595), Les Amours

AVT_Jean-de-Sponde_7767.jpeg

Mon Dieu, que je voudrois que ma main fut oisive,

Que ma bouche et mes yeux reprissent leur devoir !

Escrire est peu : c’est plus de parler et de voir,

De ces deux œuvres l’une est morte et l’autre vive.

 

Quelque beau trait d’amour que notre main escrive,

Ce sont tesmoins muets qui n’on pas le pouvoir

Ni le semblable poix, que l’œil pourroit avoir

Et de nos vives voix la vertu plus naïve.

 

Mais quoy ? n’estoyent encor ces foibles estançons

Et ces fruits mi-rongez dont nous le nourrissons

L’Amour mourroit de faim et cherroit en ruine :

 

Escrivons, attendant de plus fermes plaisirs,

Et si le temps domine encor sur nos desirs,

Faisons que sur le temps la constance domine.

 

Jean de Sponde, Les Amours, dans Œuvres littéraires, édition

Alan Boase, Droz, 1978, p. 54.

29/01/2016

Jacques Roubaud, C et autre poésie (1962-2012)

                     roubaud.jpg

                   Nue au fauteuil

 

Au début le soir interdisait     bâillon jaune

D’ampoules bues sur tous objets     flore ou lingots

Froids, fret des livres, vêtus, l’air, l’aigu, l’écho

De la ruche nuit éclaboussant tes épaules

 

Au début tu ne fus que noire entrée arôme

De cheveux sur le cuir orange griffé chaud

Qu’yeux caressés, paisiblement arrêtés, rauque

Voix et que bras, bruns mais ouverts blancs à la paume

 

Parfums tu fus et recueillais mes yeux sur toi

Considérais ma bouche lente sur ton ventre

Bougeant un peu, la nuit de pavot sous tes doigts

 

Tu rassemblais les crins d’or de notre rencontre

Dans ton empire fait de beautés et d’alarmes

Du désir qui l’assure et du plaisir qui l’arme

 

Jacques Roubaud, C et autre poésie, éditions Nous,

2015, p. 51.

 

28/01/2016

David Bosc, Mourir et puis sauter sur son cheval

 

                                            David-Bosc-©-Frédéric-Bosc-light1-200x284.jpg

Je suis une jonchée de feuilles, qui dévale, tourbillonne, s’élève, retombe, s’arrête, s’élance à nouveau, se divise, se mêle à d’autres tas de feuilles, plus jeunes ou plus anciens, accueille un papier gras, une page de journal, un morceau de ficelle, se laisse acculer dans une impasse, rebrousse chemin, explose en gerbe folle sur une bouche d’aération, paie son écot à l’eau de la rigole, espère et trouve les jambes   nues d’un enfant, n’est aucune des feuilles pas plus qu’elle n’est le vent, elle est la danse, elle est dansée. Fugace impression de me disperser enfin, mais le corps résiste, le pavé, le mur, et même l’air et l’eau m’opposent leur matérialité, leur permanence obtuse.

 

David Bosc, Mourir et puis sauter sur son cheval, Verdier, 2016, p. 47.© Photo Frédéric Bosc.

 

 

 

27/01/2016

Raymond Queneau, Fendre les flots

I00011541.jpeg

         Bois flottés

 

Pour, auprès des eaux

stagnantes mais un peu soulevées

tendues par les marées,

ne pas briser les

branches au-dessus des canaux

assimilés il faut découvrir

lucidement quelque gravure

xylographie éventuelle

 

ordonner les traits du hasard

dominer les coupures

abraser après l’érosion

chercher enfin la forme éprouvée

 

objet abandonné à lui-même

statuette sans autre raison d’être que d’être

 

Raymond Queneau, Fendre les flots,

Gallimard, 1969, p. 54.

26/01/2016

Raymond Queneau, Battre la campagne

 

       

Unknown.jpeg

L’instruction laïque et obligatoire

 

Le semeur qui semait se trouve pris d’angoisse

car le soleil se tient bien haut sur l’horizon

de longues heures à sillonner les sillons

avant que cette étoile à l’ouest ne disparaisse

 

Le semeur qui semait se trouve pris d’angoisse

ll s’arrête et se dit à quoi bon à quoi bon

j’aurais bien mieux fait de me casser le citron

pourquoi donc fallut-il que point ne m’instruisisse

 

Le semeur qui se meurt se trouve pris d’angoisse

il n’a plus de temps pour avoir de l’instruction

et savoir s’il eut raison de dire à quoi bon

 

Le semeur qui se meurt redevient philosophe

il reprend son chemin à travers les sillons

en distribuant son grain pour une autre moisson

 

Raymond Queneau, Battre la campagne, Gallimard,

1968, p. 173.

 

 

 

 

 

25/01/2016

Raymond Queneau, Courir les rues

 

     raymond-queneau-72691-250-400.jpg

   Changement de régime

 

Entre haricots verts et pomm’frites

ah qu’il hésite ah qu’il hésite

il préfèrerait du boudin

non ! non ! gronde son médecin

 

les restaurateurs attristés

par les soucis d’obésité

regrettent les gouttes anciennes

les gouttes du temps de Carême

ou du grand roi Louis le Quatorzième

ou celles des films de Charles Chaplin

tarte à la crème tarte à la crème

Kléber Colombes guide Michelin

dans les romans naturalistes

on voyait des messieurs très tristes

se ravager leur estomac

en consommant chaque jour les plats

d’un bouillon éclairé au gaz

 

les moralistes actuels

ne veulent pas avoir pitié

de ceux qui s’obstinent à manger

 

Raymond Queneau, Courir les rues,

Gallimard, 1967, p. 77.

 

 

24/01/2016

Fernando Pessoa, Pour un ''Cancioneiro"

 

        fernando pessoa,pour un cancioneiro,écrire,imagination,rêve,sensation

On dit que je feins ou mens

Tout ce que j’écris. Mais non,

Moi, simplement, je sens tout

Avec l’imagination.

Je ne me sers pas du cœur.

 

Tout ce que je rêve ou éprouve,

Ce qui me manque ou m’accomplit,

est comme une terrasse

Sur autre chose encore.

C’est cette chose qui est belle.

 

C’est pourquoi j’écris au milieu

De ce qui n’est pas à côté,

Délivré de tous mes émois,

Sérieux de tout ce qui n’est pas.

Sentir ? C’est au lecteur de sentir !

 

Fernando Pessoa, Pour un ‘’Cancioneiro’’,

traduction Patrick Quillier, dans Œuvres

poétiques, Pléiade / Gallimard, 2001, p. 176.

21/01/2016

Michel Leiris, À cor et à cri

                                 picture_aspx.jpeg

   Que le discours même le plus sensé soit incapable d’imposer silence aux méchants dont les agissements ensanglantent notre planète et, même à froid, vont à l’encontre de la justice la plus élémentaire, cela ne dévalorise-t-il pas toute forme de parole et n’incite-t-il pas tout simplement à se taire, sans que — ressort autre que l’idée trop utopique de moraliser, prêcher ou chapitrer — la réflexion sur ce qu’on peut attendre encore de la parole devienne prétexte à un autre discours. Me borner, donc, aux demandes et réponses qu’exige la vie telle qu’elle est et me garder d’ajouter à ce strict nécessaire sans relief ni visage d’élégants exercices de funambule... Mais dans quel vide intolérable m’abîmerais-je, antennes coupées, si je tenais ma langue à ce point ? Littérairement me taire : je pourrais dire aussi bien « me terrer » voire « m’enterrer ».

 

Michel Leiris, À cor et à cri, Gallimard, 1988, p. 95.

20/01/2016

Germain Nouveau, Valentines

Nouveau.jpg

                Amour

 

Je ne crains pas les coups du sort,

Je ne crains rien, ni les supplices,

Ni la dent du serpent qui mord,

Ni le poison dans les calices,

Ni les voleurs qui fuient le jour,

Ni les sbires ni leurs complices,

Si je suis avec mon Amour.

 

Je me ris du bras le plus fort,

Je me moque bien des malices,

De la haine en fleur qui se tord,

Plus caressante que les lices ;

Je pourrais faire mes délices

De la guerre au bruit du tambour,

De l’épée aux froids artifices,

Si je suis avec mon Amour.

 

Haine qui guette et chat qui dort

N’ont point pour moi de maléfices ;

Je regarde en face la mort,

Les malheurs, les maux, les sévices ;

Je braverais, étant sans vices,

Les rois, au milieu de leur cour,

Les chefs, au front de leurs milices,

Si je suis avec mon Amour.

 

                   Envoi

 

Blanche amie aux noirs cheveux lisses,

Nul dieu n’est assez puissant pour

Me dire : « Il faut que tu pâlisses »,

Si je suis avec mon Amour.

 

Germain Nouveau, Valentines, dans Lautréamont,

Germain Nouveau, Œuvres complètes, Pléiade /

Gallimard, 1970, p. 665.

19/01/2016

Jules Supervielle, La Fable du monde

supervielle4.jpg

 L’enfant et la rivière

 

De sa rive l’enfance

Nous regarde couler :

« Quelle est cette rivière

Où mes pieds sont mouillés ;

Ces barques agrandies,

Ces reflets dévoilés,

Cette confusion

Où je me reconnais,

Quelle est cette façon

D’être et d’avoir été ?

 

Et moi qui ne peux pas répondre

Je me fais songe pour passer aux pieds d’une ombre.

 

Jules Supervielle, La Fable du monde, dans

Œuvres poétiques complètes, Pléiade / Gallimard,

1996, p. 389-390.

17/01/2016

Gaspara Stampa (1523-1554), Poèmes

            200px-Gaspara_stampa.jpg

   Pleurez, dames, et toi amour, pleurez ensemble,

car il ne pleure pas celui qui tellement

me blessa, que bientôt mon âme va quitter

     ce corps supplicié !

 

   Et si jamais cœur noble et sensible exauça

les ultimes soupirs d’une voix qui s’éteint,

lors, par vos soins, ma sépulture portera

     la cause de mes peines.

 

   « Un grand amour trop mal aimé fut le malheur

de ma vie, et j’en suis morte. Ici repose

     l’amoureuse la plus fidèle du monde.

 

   Tes prières, passant, pour qu’elle dorme en paix,

victime qui t’enseigne à ne point t’attacher  

     à cœur cruel toujours insaisissable. »

 

   Piangete, donne, e con voi pianga, Amore,

poi che non piange lui, che m’ha ferita

si, che l’alma farà tosto partita

da questo corpo tormentato fuore.

 

   E, s emai da pictoso e gentil core

l’estrema voce altrui fu essaudita,

dapoi ch’io sarò lorta e sepelita,

scrivete la cagion del mio dolore :

 

   « Per amar molto ed esser poco amata

visse e morì infelice, ed or qui giace

la più fidel amante che sia stata.

 

   Pregale, viator, riposo e pace,

od impara da lei, si mal trattata,

a non seguir un cor ceudo e fugace. »

 

Gaspara Stampa, Poèmes, traduction Paul Bachmann,

Poésie / Gallimard, 1991, p. 105 et 104.

Raymond Roussel, L'Âme de Victor Hugo

                      raymond.jpg

             L’Âme de Victor Hugo

 

   Une nuit je rêvai que je voyais Victor Hugo écrivant à sa table de travail, et voici ce que je lus en me penchant par-dessus son épaule :

 

             Mon âme

                   I

 

Mon âme est une étrange usine

Où se battent le feu, les eaux...

Dieu sait la fantastique cuisine

Que font ces immenses fourneaux.

 

C’est une gigantesque mine

Où sonnent des coups de marteaux ;

Au centre un brasier l'illumine

Avec des bords monumentaux ;

 

Un peuple d’ouvriers grimace

Pour sortir de ce gouffre en feu

Les rimes jaillissant en masse

Des profondeurs de son milieu ;

 

Avec les reflets sur leur face

Du foyer jaune, rouge et bleu,

Ils saisissent à la surface

Les vers déjà formés un peu ;

 

Péniblement chacun soulève

Le sien, avec sa pince en fer,

Et, sur le bord du puits, l’achève

En tapant dans un bruit d’enfer.

 

Quelquefois une flamme brève

Plus ardente, comme un éclair,

Va tellement haut qu’elle crève

La voûte sombre, tout en l’air.

 

[...]

Raymond Roussel, Nouvelles Impressions

d’Afrique, suivies de L’Âme de Victor Hugo,

Alphonse Lemerre, 1932, p. 241-243.

 

15/01/2016

Samuel Beckett, Les années Godot, Lettres II, 1941-1956

                                       Beckett3.jpg

                                          Lettre à Georges Duthuit, 11/08/ 1948

   L’erreur, la faiblesse tout au moins, c’est peut-être de vouloir savoir de quoi l’on parle. À définir la littérature, à sa satisfaction, même brève, où est le gain, même bref ? De l’armure tout ça, pour un combat exécrable. Je crois savoir ce que vous ressentez, acculé à des jugements, même suggérés, seulement, chaque mois, enfin régulièrement, arrachés de plus en plus difficilement à des critères haïs. C’est impossible. Il faut crier, murmurer, exulter, intensément, en attendant de trouver le langage calme sans doute du non sans plus, ou avec si peu en plus. Il faut, non, il n’y a que ça apparemment, pour certains d’entre nous, que ce petit bruit de hallali insensé, et puis peut-être le débarras d’au moins une bonne partie de ce que nous avons cru avoir de meilleur, ou de plus réel, au prix de quels efforts, et peut-être l’immense simplicité d’une partie au moins du peu redouté que nous sommes et avons.

 

Samuel Beckett, Les années Godot, Lettres II, 1941-1956, Gallimard, 2015, p. 186.