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07/05/2015

Jean Tortel, Instants qualifiés

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Sombre la nuit et telle

Qu’au profond les dormeurs

Touchent le sable au creux

Longtemps suspendu des calmes

Vagues noires, rongée

Par les insectes poussiéreux,

En apparence désormais

Inaccessible au fond

D’elle-même et perdue et vierge

Intouchable et noire, descendue

En se dissociant dans les dormeurs

Qui l’ignorent, qui sont la nuit

Abusivement claire d’un rêve

Sans contrôle.

 

Jean Tortel, Instants qualifiés,, Gallimard, 1973, p. 29. © Photo Jean-Marc de Samie.

 

06/05/2015

Primo Levi, Le système périodique

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                                    Uranium

 

 On ne peut envoyer le premier venu au Sac (Service d’assistance aux clients). C’est un travail délicat et complexe, pas très différent de celui des diplomates : pour s’en acquitter avec succès il faut inspirer confiance aux clients, et pour cette raison il est indispensable d’avoir confiance en soi-même et dans les produits qu’on vend — c’est donc un exercice salutaire, qui aide à se connaître et affermit le caractère. C’est peut-être la plus hygiénique des spécialités qui constituent le décathlon du chimiste industriel, celle qui  l’entraîne le mieux à l’éloquence et à l’improvisation, à la promptitude des réflexes et à la capacité de comprendre et de se faire comprendre ; en outre, elle vous fait parcourir l’Italie et le monde et vous met en face de toutes sortes de gens. Je dois encore faire mention d’une autre conséquence, curieuse et bénéfique, du Sac : en faisant mine d’estimer et de trouver sympathique ses semblables, on finit par le faire vraiment au bout de quelques années du métier, de la même façon que celui qui simule longuement la folie devient souvent fou.

   Dans la plupart des cas il faut, au premier contact, acquérir ou conquérir un rang supérieur à celui de son interlocuteur — mais le faire en douceur, avec de bonnes façons, sans l’effrayer ni le surclasser. On doit se sentir supérieur, mais de peu : se faire accessible, compréhensible. Malheur, par exemple, à qui va discourir de chimie avec un non-chimiste ; c’est l’abc du métier. Mais le danger contraire est bien plus grave : que ce soit le client qui vous surclasse — chose qui peut très bien arriver, car lui joue sur son terrain, c’est lui qui emploie et pratique les produits qu’on lui vend, aussi en connaît-il les qualités et les défauts, comme une femme connaît ceux de son mari, tandis que d’ordinaire on en a seulement une connaissance indolore et désintéressée, souvent optimiste, acquise au laboratoire ou pendant les travaux pratiques.

 

Primo Levi, Le système périodique, traduit de l’italien par André Maugé, Bibliothèque Albin Michel, 1987, p. 227-228.

05/05/2015

André du Bouchet, Qui n'est pas tourné vers nous

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                Sur le foyer des dessins d’Alberto Giacometti

 

                                             Dessins d’Alberto Giacometti —

par blocs froids détachés de quelque glacier à facettes qui tranchent. La dureté de ce crayon sans ombre qui, à proximité, plus qu’à raison d’une distance, se volatilise. Et, dans l’agrégat rectiligne, ouvertes d’un coup de gomme, avenues par lesquelles l’espace inentamé rapidement afflue. Jusqu’à ce que le trait, repris toujours, et en quête de la dernière surface, toile, air, papier, qui l’en sépare, s’étant interrompu, touche à son objet immatériel. Dessins blancs dans une pièce nue.

 

Quel est cet objet sur lequel sans cesse il revient, objet qui, croirait-on, ne prend corps qu’à l’issue d’un atermoiement prolongé coûte que coûte au point où nous risquerions de le voir se fondre, et perdre dans la haute paroi ?

 

[...]

 

André du Bouchet, Qui n’est pas tourné vers nous, Mercure de France, 1972, p. 9-10. ©Photo Jean-François Bauret.

04/05/2015

Joé Bousquet, La neige d'un autre âge

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   Elle ne regarde plus le miroir ancien, où elle recomposait son visage et le fardait en attendant le train de la première heure, mais s’assied chaque fois, en face de cette eau verdâtre, qui ne reçoit plus de rayons de la fenêtre voisine. On dirait qu’elle en affronte le regard, maintenant que je maintiens une obscurité perpétuelle dans la chambre où elle voyait autrefois se lever le jour.

   Je ne sais comment elle est entrée. Peut-être avais-je l’esprit ailleurs. Ou sa présence et la mienne s’enchantent mutuellement et détruisent ensemble le peu d’attention qu’il m’avait fallu pour ouvrir une lettre, pour ranimer une photo. Même attendue, elle surprend toujours mes yeux par un éclat que mes souvenirs ne retiennent pas. Et j’avais longuement espéré de la voir... on dirait qu’elle m’apparaît alors que, de dépit, je me suis quitté moi-même.

   Ses gants de peau claire sont ouverts sur mon lit, entre elle, qui lit en cachette un de mes cahiers, et le chevet de mon lit où vient de disparaître une ombre qui nous séparait.

[...]

 

 

Joé Bousquet, La neige d’un autre âge, Le cercle du livre, 1952, p.  25-26.

03/05/2015

Anna Akhmatova, L'églantier fleuri

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Ah, tu croyais que j’étais de celles

Qu’on peut oublier,

Que j’irais me jeter, pleurant, priant,

Sous les sabots de ton cheval blanc.

 

Que j’irais demander aux sorcières

Une racine trempée d’eau magique,

Et t’offrirai en cadeau maléfique

Mon précieux mouchoir parfumé.

 

Sois maudit. Pas un regard, pas une plainte.

Je ne toucherai pas à ton âme exécrée,

Mais je te jure par le jardin des anges,

Sur l’icône des miracles je le jure,

Et sur l’ardente ivresse de nos nuits –

Jamais vers toi je ne reviendrai.

 

Juillet 1921, Saint-Pétersbourg.

 

Anna Akhmatova, L’églantier fleuri et autres poèmes,

traduits par Mario Graf et José-Flore Tappy, La

Dogana, 2010, p. 95.

02/05/2015

Jaromir Typlt, Ce murmure insistant...

 

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Ce murmure insistant

 

 

Je suis allongé

sur une couche

de vibrations et de bruissements

à peine audibles.

À peine audibles

mais continus. Ils forcent le chemin,

me pénètrent par en-dessous,

me rabotent, doucement

mais très, très doucement

me

blessent.

Comme si quelque chose se frayait

un passage

entre plancher et plafond,

dans un entre-deux.

Surtout ce frémissement

sonore,

presque clair,

parfois discontinu.

Ce murmure insistant,

comme un bavardage féminin venant d’en bas.

 

 

 

To naráží řeč

 

Ležím

na podloží

sotva slyšitelných

drnčení a hukotů.

Sotva slyšitelných

ale vytrvalých. Prosazují se

 a odspodu do mě vnikají,

přenášejí se na mě, lehce,

ale velmi velmi lehce

pobolívají.

Jako by něco drhlo

mezi stropem a podlahou,

někde tam, kde se od sebe ještě nedají rozeznat.

Zvlášť to vysoké,

málem až jasné,

chvílemi přerušované

chvění.

To naráží řeč.

Asi spolu o patro níž mluví ženské.

 

Jaromír Typlt, To naráží řeč, in revue Souvislosti,

01/2009 ; repris dans  Nejlepší české básně 2009 ,

Brno: Host, 2009.

©Traduction du tchèque Chantal Tanet,

avec le concours de l'auteur.

 (À écouter : stáhnout mp3 )

 

 

 

01/05/2015

Francis Ponge, Douze petits écrits

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                         Le patient ouvrier

 

   Des camions grossiers ébranlent la vitre sale du petit jour.

   Mal assis, Fabre, à l’estaminet, bouge sous la table des souliers crottés la veille. L’acier de son couteau, attaqué par la pomme de terre bouillie, il le frotte avec un morceau de pain, qu’il mange ensuite. Il boit un vin dont la saveur affreuse hérisse les papilles de la bouche, puis le paye au patron qui a trinqué.

   À sept heures ce quartier a l’air d’une cour de service. Il pleut.

   Fabre pense à son wagonnet qui a passé la nuit dehors, renversé près d’un tas de sable, et qu’il relèvera brutalement, grinçant, décoloré, dans le brouillard, pour d’autres charges.

   Lui est encore là, à l’abri, avec, dans une poche de sa vareuse, un carnet, un gros crayon, et le papier de la caisse des retraites.

 

Francis Ponge, Douze petits écrits, dans Œuvres complètes I, sous la direction de Bernard Beugnot, Pléiade / Gallimard, 1999, p. 8.

29/04/2015

Franz Kafka, À Milena

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 Dans l’introduction de cette nouvelle traduction des lettres de Kafka à Milena Jesenska (seules les lettres de Kafka ont été conservées), Robert Kahn rapporte ce que l’on sait de leur première rencontre, à Prague en 1919. La jeune femme, âgée de 23 ans, fille d’un médecin pragois célèbre, vivait à Vienne avec son mari ; elle avait lu un texte de Kafka et elle souhaitait le traduire en tchèque. Une correspondance commence à partie de mars 1920, elle s’interrompt en décembre mais quelques lettres sont à nouveau écrites, la première fin mars ou début avril 1922, la dernière en décembre 1923, de Berlin, peu de mois avant la mort de l’écrivain le 3 juin 1924. Comme les Lettres à Felice et les Lettres à Ottla(1), les lettres à Milena sont une œuvre littéraire et, cela a souvent été écrit, constituent un portrait complexe de Kafka ; dans l’article nécrologique qu’elle a publié, repris pour clore ce volume, Milena insiste sur un trait majeur : il « voyait le monde avec une telle lucidité qu’il n’a pas pu le supporter et qu’il devait mourir, parce qu’il ne voulait pas faire, comme les autres, de compromis. » (298)

 

   Les lettres, souvent très longues, parfois rédigées à différents moments de la journée, forment une tentative de comprendre ce qu’il en est de la relation à l’autre, en même temps qu’elles construisent une liaison très particulière — Kafka et Milena ne se rencontrent que quelques jours en 1920 —, une passion partagée dans les mots puisque l’on peut déduire le contenu des lettres de Milena par les commentaires détaillés de Kafka. Une certaine intimité naît rapidement, visible par la passage de « Madame Milena » à « Milena » et à « Toi », et parallèlement Kafka signe « FranzK », Milena ayant lu d’abord son prénom « Frank », puis « Ton » et « F » ; il note dès les premières lettres que connaître Milena est  « de l’ordre des retrouvailles » (35) et il insiste sur le fait que l’un et l’autre pensent les mêmes choses et éprouvent les mêmes sentiments aux mêmes moments. Il rapporte un rêve du 1er octobre où la relation introuvable est dite, « on s’intervertissait continuellement, j’étais Toi, Tu étais moi » (255). Fantasme de la fusion, donc, et peur constante que le lien fragile de la correspondance se rompe.

 

    De là, une vie faite d’attente, l’absence de la lettre quotidienne, ou du télégramme, provoque l’angoisse, ce qu’écrit Kafka : « (...) toute la journée préoccupé par tes lettres, dans la souffrance, l’amour, le souci et une sorte de peur tout à fait indéterminée devant l’Indéterminé » (216). Chaque lettre, lue et relue, suscitant des questions pour obtenir une nouvelle lettre, est la clé de la relation de Kafka à Milena. Lui conseillant dans une lettre de moins consacrer de temps à la correspondance, il fait marche arrière dans la lettre suivante, « deux lignes suffisent, même une seule, même un mot, mais ce mot je ne pourrais m’en passer qu’en souffrant terriblement » (133). Les lettres sont une présence, faites pour « qu’on y enfouisse le visage et qu’on perde la raison » (52). Non que Kafka ne souhaite pas la proximité physique ; il écrit qu’il lui faudrait venir à Vienne et repartir avec la jeune femme, mais il retarde sa venue, persuadé qu’il « ne supporterai[t] pas la tension mentale » (39). "Amour de loin" ? Robert Kahn remarque justement que Kafka n’écrit jamais « je » devant le verbe "aimer" : il est Kafka, Franz, un nom : pas un sujet. C’est pourquoi il peut écrire qu’il est « incompréhensible que l’on puisse être loin de toi » (90) et que « la vraie Milena est ici » (47, ici c’est-à-dire dans la chambre, par ses lettres.

 

   La distance entre Prague et Vienne pourrait être franchie sans trop de difficultés, mais comme c’était le cas quand il était fiancé à Felice, l’important n’est pas du tout d’abolir la séparation ; tout au long de cette correspondance d’une année, s’expriment le désir de vivre avec Milena  et l’impossibilité de le faire, l’impossibilité d’admettre que l’on puisse « se prendre d’intérêt pour [lui] » (58). Le mot, récurrent, qui éclaire son lien complexe à Milena comme, d’une autre manière, au monde qui l’entoure, est "peur" : la phrase « ta relation avec moi je ne la connais pas du tout, elle appartient tout entière à la peur » (65), a pour complément : « cette peur [du monde] n’est pas seulement peur, mais aussi désir d’une chose qui soit plus que tout ce qui produit la peur « (275).

 

   Écrire à Milena (à Felice, etc.) n’aboutit certainement pas à supprimer la peur, écrire étant toujours « se dénuder devant des fantômes » (279), mais cette mise à nu permet de supporter l’insupportable, le fait d’être né (comme il l’écrit), grâce à l’illusion pour un temps de ne plus être entièrement  absent au monde. Kafka, qui savait ce qu’était la psychanalyse (dont il refusait la prétention à guérir), affirmait que sa maladie, la tuberculose, n’était pas seulement un mal physique, et la tranquillité — ou « une certaine forme d’intranquillité » — était nécessaire pour recouvrer la santé, et la "présence" épistolaire de Milena valait un séjour dans un sanatorium. Cette présence-absence, en effet, était le moyen de demeurer « seul dans sa chambre » sans l’être, « condition préalable de la vie » (100).

 

   Il faut insister sur le fait que Robert Kahn, outre qu’il traduit l’intégralité des lettres d’après les dernières éditions scientifiques allemandes, respecte au plus près l’écriture si particulière de Kafka, n’adapte pas le texte à son gré, comme l’avait fait Vialatte autrefois (pour ces lettres comme pour Le Procès et d’autres œuvres) — il ne traduit pas angst par « angoisse » chaque fois que le mot apparaît, il conserve la ponctuation très personnelle de Kafka, il restitue son humour, etc. ; les notes sur les événements, les personnes, les lieux, brèves mais précises, facilitent la lecture. On lit ces lettres à Milena comme les récits et nouvelles de Kafka : il « ne cherche toujours qu’à communiquer du non-communicable » (275), ce qui est l’objet de la littérature.

 

Kafka, À Milena, traduction de l’allemand et introduction de Robert Kahn, NOUS, 2015, 322 p., 18 €.

Cette recension a été publiée sur Sitaudis le 15 avril 2015

 

 

 

 

 

1. Franz Kafka, Lettres à Felice, I et II et Lettres à Ottla, traduction Marthe Robert, 1972 et 1978, Gallimard.

 

 

28/04/2015

Georg Trakl, "Chant d'un merle captif", dans Œuvres complètes

 

             Chant d’un merle captif

 

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Souffle obscur dans les branchages verts.

Des fleurettes bleues flottent autour du visage

Du solitaire, du pas doré

Mourant sous l’olivier.

S’envole, à coups d’aile, la nuit.

Si doucement saigne l’humilité,

Rosée qui goutte lentement de l’épine fleurie.
La miséricorde de bras radieux

Enveloppe un cœur qui se brise.

 

Georg Trakl, Œuvres complètes, traduites de l’allemand par Marc Petit et Jean-Claude Schneider, Gallimard, 1972, p. 130.

27/04/2015

Jean Follain, Appareil de la terre

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                      Gestes

 

Au soir éblouissant

ceux qui font ce geste :

clore un vêtement noir

regrettent une jaune terre

où se prenaient leurs pieds.

D’autres que cernent la mer

sur le banc de sable

agitent les bras.

Certains gardent enfin

en fermant les yeux

mais la fleur aux lèvres

le courage des muets.

Un se courbe

pour ramasser le morceau de pain

gonflé d’eau grise.

 

 

                   Matière aux songes

 

Parfois du milieu d’un champ

on entend les orgues d’église

et point le vent

les plantes gonflent

de rosée invincible

d’aucuns songent

devant la pierre violâtre

l’habit ravagé

les gants prêtés pour la journée

le chat dormant qui a voyagé

 

Jean Follain, Appareil de la terre, Gallimard,

1964, p. 40, 62.

26/04/2015

Caspar David Friedrich, En contemplant une collection de peintures

Caspar David Friedrich, En contemplant une collection de peintures, tableau, esprit humain, machine, critique, art, école

Autoportrait

 

   Deux moitiés font un tout, mais qui est moitié musicien, moitié peintre  ne sera jamais qu’une entière moitié. Il arrive même qu’il n’y ait que des quarts entiers, voire moins que cela. C’est ce à quoi nos écoles semblent viser.

 

   Les critiques d’art ont tiré des tableaux des règles auxquelles les artistes n’ont sans doute jamais réfléchi ; ils pensent qu’avec ces scories on peut aussi créer des peintures. Les sots !

 

   L’art ne consiste pas à résoudre des difficultés ; cela s’appelle plutôt faire des tours d’adresse.

 

   Faites donc, si vous le pouvez, des machines qui nourrissent en elles l’esprit humain et l’exhalent autour d’elles ! Mais vous n’êtes pas obligés de former des homme qui, dépourvus de volonté et d’énergie propres, ressemblent à des machines.

 

Caspar David Friedrich, En contemplant une collection de peintures, traduit de l’allemand, présenté et annoté par Laure Cahen-Maurel, Corti, 2011, p. 56, 65, 65,72.

25/04/2015

Ossip Mandelstam, Le bruit du temps, traduction Jean-Caude Schneider

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                       Le chaos judaïque

 

   Un jour, il arriva chez nous une personne qui nous était parfaitement étrangère, une jeune fille d’une quarantaine d’années, avec un petit chapeau rouge, un manteau pointu et de méchants yeux noirs. Prétextant qu’elle était originaire de la bourgade de Chavli, elle exigeait qu’on la mariât à Pétersbourg. Avant que nous ayons réussi à nous en débarrasser, elle avait passé une semaine à la maison. Parfois, des auteurs ambulants faisaient leur apparition ; c’étaient des gens barbus et aux longs vêtements, des philosophes talmudiques, des colporteurs de maximes et aphorismes de leur fabrication. Ils laissaient des exemplaires dédicacés et se plaignaient d’être persécutés par de méchantes épouses. Une ou deux fois dans ma vie, on me conduisit à la synagogue, comme s’il s’agissait d’un concert, après de longs préparatifs, c’est tout juste si l’on n’achetait pas un billet à un revendeur ; et ce que je voyais et entendais me faisait revenir dans une lourde hébétude. Il y a, à Pétersbourg, un quartier juif : il commence juste derrière le théâtre Marie, là où gèlent les revendeurs de billets, derrière l’angle de la prison de Lithuanie, qui a brûlé pendant la révolution. Là, dans les rues du Commerce, on rencontre des enseignes juives, avec un bœuf et une vache, des femmes avec des cheveux postiches qui s’échappent de leur fichu et des vieillards plein d’expérience et d’amour pour les enfants, trottinant dans leur redingote tombant jusqu’à terre. La synagogue, avec ses chapeaux pointus et ses bulbes, comme un somptueux figuier étranger, se perd au milieu de pauvres bâtisses.

[...]

 

Ossip Mandelstam,  Le bruit du temps, traduit du russe et annoté par Édith Scherrer, préface de Nikita Struve, Christian Bourgois, 2006 [L’Âge d’homme, 1972], p. 47-48.

 

 

                           Le chaos judaïque

 

   Un jour, une personne totalement inconnue s’est présentée chez nous, une jeune fille d’environ quarante ans à chapeau rouge, au menton pointu, l’œil noir et mauvais. prétextant être originaire du bourg de Chavli, elle exigeait qu’on lui trouve un mari à Péterbourg. Elle resta une semaine à la maison jusqu’à ce qu’on réussisse à s’en débarrasser. De temps à autre des écrivains itinérants s’arrêtaient chez nous : personnages barbus, à longues basques, philosophes talmudistes, colporteurs d’aphorismes et apophtegmes imprimés et rédigés par eux-mêmes. Ils laissaient en partant des exemplaires dédicacés et se plaignaient d’être persécutés par de mauvaises femmes. Une fois ou deux dans ma vie on m’emmena à la synagogue, non sans de longs préparatifs, comme pour un concert, tout juste si l’on n’avait pas acheté un billet chez des revendeurs ; après ce que j’y ai vu et entendu, j’en suis revenu l’esprit péniblement enfumé. Pétersbourg a un quartier juif : il commence juste derrière le théâtre Marinski, là où les revendeurs de billets gèlent devant l’ange du château de Lituanie, la prison incendiée lors de la révolution. Là, dans les deux rues du Commerce, on tombe sur des enseignes juives, avec taureau et vache, sur des femmes dont les fichus laissent échapper des cheveux postiches, et sur des vieillards pleins d’expérience, affectueux avec les enfants, et qui trottinent dans leur redingote traînant jusqu’à terre. La synagogue, avec ses chapeaux coniques et ses coupoles en bulbe, son air d’exotique et fastueux figuier, s’était égarée entre de misérables bâtisses.

[...]

 

Ossip Mandelstam, Le bruit du temps, traduit et présenté par Jean-Claude Schneider, éditions Le bruit du temps, 2012, p. 45-46.

 

24/04/2015

Philippe Beck, Élégies Hé

 

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74

 

Le talent anxieux d’une forme

crée l’ambiance de l’oubli.

Attention.

Pudeur sur l’horloge haute

peint la pierre de son image.

Silhouette se pose

devant le télescope du peintre du monde.

Le nez de cuivre et d’or

s’imprime par la fraîcheur.

Cendrillon infinie a goûté la pomme.

Ses jambes de danseuse de bronze

vont de l’avant.

Je me souviens du départ dans le printemps :

les briques anglaises

libèrent le ciel

qui respire inconsciemment.

Le fauve respire la fraïcheur

de cimes, et l’ombre de midi.

Il retrouve la tanière verte

dans des cafés

entourés de briques liées

par l’espace ailé.

Béquille demande espace.

Convalescence infinie commence.

Pour les déductions d’un pays.

Convalescent a des raisons

à midi.

 

Philippe Beck, Élégies Hé, Théâtre Typographique,

2005, p. 93.

23/04/2015

Jeremy Halvard Prynne, Perles qui furent — traduction Pierre Alferi

 

Jeremy Halvard Prynne, Perles qui furent — traduction Pierre Alferi, salut, parole, vague, regain

 Salut, salut du soir

    au matin pour l’égard

comment fais-tu pour voir

    en arrivant si tard,

 

Parler ensemble ça

    et là reprendre,

frivole enjambée vers

    cœur à cœur fendre.

 

Comme vague à la rive

    dont le jour se fait proche,

son temps court au devant

    gai de la joue qu’il touche,

 

Et mot après mot, pas

    à pas suivant regain

ils iront parlant sage

    frisson, l’espoir maintient.

 

                       *

 

Nodding, nodding, day out

    and in for a sake

How do you do it to see

    arriving so late,

 

To talk to and fro with each

    other renewing and walking,

step for a span wayward in

    heart to heart breaking.

 

Much like waves upon a shore

    whose day approaches

her time running to meet

    with joy the face it touches,

 

And word upon word, step

    by next step regaining,

the’ll walk and talk, wisely

    flicker some hope remaining.

 

Jeremy Halvard Prynne, Perles qui furent,

Traduction Pierre Alferi, Éric Pesty éditeur,

2013, p. xxiv et 24.

 

22/04/2015

Bernard Noël, "De gauche autrement" [1991], dans L'Outrage aux mots

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                            De gauche autrement [1991]

 

[...]

   Il y a de quoi mourir de rire à la pensée que nos grands-pères se sont battus pour le droit au travail — seul droit que les régimes totalitaires de l’Est ont respecté au grand dommage apparemment de l’économie — et que la première conséquence de la liberté, à l’Est, est la mise au chômage d’une partie de la population.

   Depuis toujours, la pensée politique est orientée vers la prise du pouvoir, et par conséquent vers sa conservation. Cela s’exprimait autrefois par l’hérédité du pouvoir absolu. La succession démocratique a introduit la relativité — jusqu’à quel point ? Et l’instauration du pouvoir économique ne rétablit-elle pas le pouvoir absolu, mais masqué ?

   Le comble du génie politique est de faire admettre à l’opprimé la nécessité de son oppression. Le chômage remplit très bien cette fonction. rien n’est plus terrible dans l’Histoire que d’y observer la permanence d’un complexe de servilité, qui a toujours permis l’exploitation consentante de la majorité.  la logique de cette permanence aboutit à ce pouvoir économique intelligent, brutal et universel.

   Comment être de gauche autrement ? Peut-être une pensée politique nouvelle doit-elle se placer dans le déchirement absolu qui, au lieu de la conduire vers l’ordre et la gestion, lui ferait supporter le point de vue de sa propre destruction ? Une telle pensée ne saurait conduire à l’appropriation. [...] Toute pensée forte travaille dans la vision de sa propre mort et non dans le développement de son pouvoir, qui l’aveuglerait.

 

Bernard Noël, « De gauche autrement » [1991], dans L’Outrage aux mots, Œuvres III, P.O.L, 2011, p. 386-387.