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09/02/2015

E. E. Cummings, font 5, traduction Jacques Demarcq

 

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                                Quatre

                                    

                                      I

 

La lune regardait par ma fenêtre

elle me touchait de ses petites mains

et de ses doigts pelotonnés

d’enfant elle comprenait mes yeux joues lèvres

ses mains (glissant) palpaient la cravate errant

sur ma chemise et dans mon corps ses

pointes tripotaient minusculement la vie de mon cœur

 

les petites mains se sont, par à-coups, retirées

 

tranquillement ont commencé à jouer avec un bouton

la lune a souri elle

a relâché ma veste et s’est glissée

par la fenêtre

elle n’est pas tombée

elle a continué à glisser dans l’air

        sur les maisons

                                                                             les toits

 

Et venant de l’est vers

elle une fragile lumière s’est penchée grandissant

 

E. E. Cummings, font 5, traduit et présenté par

Jacques Demarcq, NOUS, 2011, p. 77.

08/02/2015

Philippe Beck, Contre un Boileau, un art poétique

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(Ouverture du livre)

 

   L’art poétique est un manuel. Il manie les idées pratiques qu’il suggère. Il fournit des idées pratiques à manier. Il pense pour le poème. Mais c’est un fournisseur paradoxal : il manie des idées théoriques en vue d’une pratique (une poétique), et pratique sa théorie en affinité, éclaire son chemin, élabore son tracé au mieux, en avançant, dans l’horizon du poème. Il a un intellect rythmique. Des mains du siècle, horizontales, le suscitent d’abord : elles ont perfectionné la force rythmique du discours, ses balancements, créé des poèmes dehors, des poèmes exprès d’après des idées pratiques originales, glissantes, intéressantes, étoiles d’une reconstitution intimée. La théorie (l’optique reconstitutionnelle) est antérieure (enveloppée en puissance, impliquée), contemporaine et postérieure à la création intentionnelle d’une utopie du discours appelée poème ; elle s’égale en droit à l’intense procédure à accomplir, comme son projet dépendant et assignable. Le projet est dedans, c’est-à-dire dans la nasse, lié. Comme théorie à manier, dépendante, l’art poétique se déclare intime de l’objet qu’il manie avec cœur en affinité ; il peut s’ordonner à l’objet huilé dont il double la puissance, par intellection sensible, et le captiver. En avril 1842, Thoreau note : « L’expérience est dans les doigts et dans la tête. Le cœur n’a pas d’expérience. » Il faut donc imaginer un cœur sur la main, une générosité reconstituante, dans la réflexion, « quand le doigt du poète y fait passer son phosphore » (Joubert, « De la poésie », XLVIII). C’est-à-dire un cœur de procédure (un thumos, un Gemüt, une force d’élan versée), un foyer processuel pensé par la main ou dans la main qui avance(1).

 

Philippe Beck, Contre un Boileau, un art poétique, Fayard, 2015, p. 13.

 

(1) Contre Benn, qui dit : « Un Gemüt ? Je n’en ai aucun. » « Gemüt ? Gemüt habe ich keines. » Dans Die Struktur der modernen Lyrik, Hugo Friedrich reprend à son compte le thème des Probleme der Lyrik de Benn (1951). Ainsi se renforce une doctrine sans cœur de la poésie, doublée d’une doctrine de la poésie sans cœur, c’est-à-dire sans foyer problématique, sans intellect rythmique, « instinct logique » ou instinct formateur, immanent et reconstituable. Car c’est exactement ce que désigne, quoi qu’il en soit, le mot cœur : Empédocle dit que le cœur est le lieu des pensées, pensées qui se pensent ou pensées impuissantes à se penser.

 

 

Philippe Beck, Contre un Boileau, un art poétique, Fayard, 2015, p. 13.

 

 

 

 

07/02/2015

Jean Tortel, Relations

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         Phrases pour un orage

 

                         I

 

Le ciel un peu trop lent pour cette heureuse

Matinée, l’arbre un peu trop

Chargé d’épaisseur tendre.

 

Le jardin transpirait

Au point du jour.

 

Il respire encore.

 

                           II

 

Vogue et scintille

Avant midi

Ce nuage.

 

(Il vient du sud), et nu

Le risque d’un azur

Quand sa blancheur l’éprouve

Dès qu’elle est suscitée.

 

Plus pure si possible

Que lui, touché par elle

Et dénoncé.

 

Ou son langage,

Ou son éclat.

 

                             III

 

On n’est pas heureux

Sous l’azur fragile.

 

En ce jardin je sais je ne sais quoi.

Les feuilles sont un peu plus larges,

Un peu moins vertes que leur nom.

 

L’azur enfante l’ombre

(Le fruit sa pourriture).

 

La terre aborde son silence

Qui l’attendait.

 

[...]

 

Jean Tortel, Relations, Gallimard, 1968, p. 29-31.

 

06/02/2015

Hilda Doolittle, Trilogie

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             La floraison du bâton

 

                          [8]

 

Je suis tellement heureuse,

je suis la première ou la dernière

 

d’un vol ou d’un essaim ;

je suis pleine de nouveau vin ;

 

je suis marquée par un mot,

je suis brûlée par le bois,

 

tirée de braises rougeoyantes,

ni coupée, ni marquée par l’acier ;

 

je suis la première ou la dernière à renoncer

au fer, à l’acier, au métal ;

 

je suis allée en avant,

je suis allée en arrière,

 

je suis allée de l’avant depuis le bronze et le fer,

jusque dans l’Âge d’Or.

 

H(ilda) D(oolittle), Trilogie, traduit par Bernard

Hoepffner, Corti, 2011, p. 105.

05/02/2015

Marina Tsvétaïéva, Tentative de jalousie

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    (Poème en français)

  

         La neige

 

Neige, neige,

Plus blanche que linge,

Femme lige

Du sort : blanche neige.

Sortilège !

Qui suis-je et ou vais-je ?

Sortirai-je

Vif de cette terre

 

Neuve ? Neige,

Plus blanche que page

Neuve neige

Plus blanche que rage

Slave...

 

Rafale, rafale

Aux mille pétales,

Aux mille coupoles,

Rafale-le-Folle !

 

Toi une, toi foule,

Toi mille, toi râle,

Rafale-la-Saoule

Rafale-la-Pâle

Débride, dételle,

Désole, détale,

À grands coups de pelle,

À grands coups de balle.

Cavale de flamme,

Fatale Mongole,

Rafale-la-Femme,

Rafale : raffole.

                                                  1923

 

Marina Tsvetaïéva, Tentative de jalousie et

autres poèmes, traduit du russe et présenté

par Ève Malleret, La Découverte, 1986,

p. 175-176.

 

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04/02/2015

Pierre Alferi, Sentimentale journée

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UN NU

 

                         La chose

                             La toucher

                             Bousculer

                             La forme

 

Pour s'assurer qu'existe

La chose là

Chose — capitale —

Vue tous les jours

Toujours dans un délire

Conscience du temps réduite

À la pointe de flèche

Espace réduit

À l'angle

Cul d'un sac très froncé

La toucher

Prudemment peur

D'aviver sa

Nudité douloureuse de la

Froisser de la

Défroisser mais tellement

Excitable mollusque

Aveugle quand

Se rétracte s'étale

Qu'on veut aussi bousculer

La forme

Extraordinairement profuse

Petite

D'une crête

Qui s'efface passe

Dans une autre et lui passe

L'énergie de pliure

Par ondes

Rouges holà oh

Mon Dieu embrasser

Le visage sans yeux l'œil

Sans visage ?

 

Pierre Alferi, Sentimentale journée, P. O. L.,

1997, p. 45-46.

Robert Duncan, Passages & Structures, traduction Serge Fauchereau

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           Allons, que je me délivre

 

Allons, que je me délivre de tout ce que j’aime.

Que je délivre de moi tout ce que j’aime et que je lui donne sa liberté.

Car je veux obéir sans être attaché,

servir comme je sers.

 

Allons que je me délivre de ce maître que je me suis donné

que je doive alors prendre mesure

     de toute rectitude,

de toute justice. Aujourd’hui.

 

Je suis en route, près de la route,

je fais de l’auto-stop. Mais, d’un côté,

comme je suis heureux que personne ne soit passé.

Car je suis à un tournant. Je suis chez moi

au soleil. Je n’attends pas, je suis là, debout.

 

Et d’un autre côté, j’attends,

d’être en route, que ce soit ma route.

Je suis impatient.

 

Oh que je sois à présent délivré de ma route,

pour tout ce que je m’attache

  et je m’attache ce que j’aime, 

          chaînes et parages rassurants —

laissons partir ces choses aimées et moi avec.

Car je suis en travers de la route, ma destination barre la route !

 

Robert Duncan, Passages & Structures, traduit de l’américain et présenté par Serge Fauchereau, Christian Bourgois, 1977, p. 57.

03/02/2015

Marie Cosnay, Le Fils de Judith

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   Un enfant rêve de baleines remorquées jusqu’au dépeçage, de voiles tendues dans l’aube qui n’a pas lieu tant elle est lente, remorquée elle aussi venue des profondeurs et dans les profondeurs c’est la fin brutale des choses, un souffle froid ou chaud, un courant qui empoigne le cœur puis le lâche dans prévenir. L’enfant ne ferme jamais les yeux. Helen somnole, dans une moitié de rêve l’enfant a tous les âges, il devient celui qu’il n’est pas, un frère, elle ne sait pas qui est le frère qu’usurpe le vieil enfant, le frère a quatre-vingt dix ans dit le rêve, il a un vieux visage sage mais imberbe, ridé ou fripé de naître, il faut le prendre sous son aile, frère vieux ou naissant. Elle essaie de parler à l’enfant mais il reste sourd, collé à le vitre du train qui file sous un ciel opaque, cloué, pendant quelques minutes elle rencontre la fin du monde, la fin du monde traîne derrière elle une vieille carcasse sans désirs, les désirs dans cette fin du monde on les connaît : ils ne sont que des souvenirs, des ex-poussées d’énergie, de vieux enthousiasmes dont on ne sait plus les ressorts.

 

Marie Cosnay, Le Fils de Judith, Cheyne, 2014, p. 22.

02/02/2015

Christian Prigent, Grand-mère Quéquette

 

                                                            christian prigent,grand-mère quéquette,bêtes,parole,silence,absence

                                   éloge du cochon

 

   Après les enfants, on distingue les bêtes, peintes en mur du fond au gras de fumée comme sur les parois d’Altamira. Elles assurent bien, les bêtes de profil perdu en guirlandes queue leu leu tête bêche, le corps du décor. Prière à leurs pieds, pensée en ferveur : beau-doux animaux, que dire de vous ? Les mots, bien forcé, ont peu de recours face à vos atours privés de paroles. Bêtes, quand vous me faites peur d’être sans savoir même que vous êtes, ou quand, par dégoût d’être qui je suis comme imprécision parmi créatures ou œil d’inquiétude à fleur du bouillon placide des textures, j’aspire à penser pas plus que vous-mêmes angéliquement en poils de slip isothermique, bêtes, quand je vous aime de rien dire de mal puisque dites rien et d’aller vers rien puisque toujours là à l’endroit prévu dès même le début d’avant les débuts, bêtes, quand je jalouse vos inclinations de végétation en toute insolence dans l’indifférence, bêtes, quand par prudence, ou dol, ou pétoche, j’ai de la tendance à du réticent en intelligence, bêtes, quand je m’active à aimer sommeil d’abrutissement en cul de bouteille, consommation d’hontes, festin de caca au moins en virtuel, croupi en pipi de pure idiotie, stage en bouillasson jusqu’à la tignasse, appétit de soupe faite de crottes de biques, boufftance de bouillie de refrains dingos et glapis tordus en parler gaga — bêtes vous me montez sans cesse à la tête et j’aime le trou que cette pensée douce d’ébriété fait dans la fatigue qui rend mon cerveau à force de fuites en complexités démantibulées par des anxiétés plus mou que cervelles. Bêtes, merci de tuer au moins quand je dors tout parler en accent humain. Bêtes, merci d’abattre à ras des gadoues l’instinct de ciel vide qui énerve ma tête.

 

Christian Prigent, Grand-mère Quéquette, P. O. L, 2003, p. 139-140.

01/02/2015

Yves di Manno, une, traversée, photographies Anne Calas

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               Corps 9

 

devant les nuits (d’avant)

 

: signe tremblant, furtif

d’une femme inscrivant

 

une impensable geste

 

: son corps comme une lettre

réinventant le conte

 

la danse plus ancienne

 

de celles qui tissèrent

l’étoffe en d’autres temps

 

éblouie, déchirée

 

: la brume étirée

la rive et les

 

îles lointaines

 

        *

 

: matière de nuit

gisant dans la

 

blancheur des draps

 

où les contours

du corps qui

 

parle sans elle

 

inscrivent leurs

strophes muettes

 

: à la lisière

 

d’une page

que nul d’ici

 

là ne lira

 

Yves di Manno, Une, traversée,

photographies Anne Calas,

isabelle sauvage, 2014, p. 73-74.

31/01/2015

Aragon, Les Chambres

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                               VII

 

Le miroir qui me regarde et s’afflige. Il lit sur moi l’histoire des années

Cet alphabet sourd qu’un temps solaire tatoue au front de l’homme mal  luné

 

Le miroir gris

                                                      déchiffre seul mon histoire

Aux secrets noueux de mes veines

Il en aurait à dire ayant lu comment dans ma chair se creusent les aveux

 

Le miroir gris

                         a bien du mal à se souvenir de tout le malheur qu’il voit

Il lui manque les mots pour le fixer il lui manque la voix

Je ne suis qu’un détail de la chambre pour lui qu’un larme sur son visage

Lourde lourde larme longue à lentement tomber droit de l’œil selon l’usage

 

Le miroir gris

                        en sait tant et tant sur mon compte. Il ne s’étonne plus de rien

Il me voit nu mieux que personne il devine l’homme dans la noix comme un chien

Qui bouge dans sa niche il le devine aux vague sursauts que j’ai dans mes songes

Devine à ce bras qui pend du lit tout à coup ce qui me mine et qui me ronge

Il se demande si je dors

                                       et ce qui peut ainsi gémir dans ma pensée

Cette nuit il s’ennuie il n’attend guère que de moi des choses insensées

 

Voilà qu’il ne m’entend plus et pris soudain d’une peur aveugle de la mort

Craignant de n’être plus terni de mon souffle il se détourne épie Elsa qui dort

 

Aragon, Les Chambres, dans Œuvres poétiques complètes, II, éditon publiée sous la direction d’Olivier Barbarant , Pléiade / Gallimard, 1997, p. 1114 et 1115.

30/01/2015

Pierre Klossowski, Les lois de l'hospitalité

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                                        I

 

   Après avoir manqué le portrait d'une femme parce qu'elle m'est proche, mais que son âme m'échappe par maints côtés, si bien que tout ce que je pourrais dire n'était que de l'ordre de la suspicion et que tout ce que je me suis appliqué à dire d'elle ne concernait que le piège de son corps et de son visage, tant pour elle-même que pour autrui — je tâcherai d'évoquer maintenant comment, de cette même femme qui vit auprès de moi, j'ai voulu capter la physionomie émanée d'elle, et que sa vie propre, pourtant si simple, me disputait et me dérobait — et c'est tout de même la vie que nous menons ensemble. Et l'effort que j'ai tenté depuis des années, c'était de passer derrière notre vie, pour la regarder. J'ai donc voulu saisir la vie en me tenant hors de la vie, d'où elle a un tout autre aspect. Si on la fixe de là, on touche à une insoutenable félicité...

 

Pierre Klossowski, Le souffleur, dans Les Lois de l'hospitalité, Le Chemin, Gallimard, 1968, p. 187.

 

 

29/01/2015

Marcel Proust, Écrits et articles

                                            

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                    Une grand-mère

 

   Il y a des personnes qui vivent sans avoir pour ainsi dire de force, comme il y a des personnes qui chantent sans avoir de voix. Ce sont les plus intéressantes ; elles ont remplacé la matière qui leur manque par l'intelligence et le sentiment. La grand-mère de notre cher collaborateur et ami Robert de Flers, Mme de Rozière, qu'on enterre aujourd'hui (...), n'était qu'intelligence et que  sentiment. Consumée de la perpétuelle inquiétude qu'est un grand amour qui dure toute la vie (son amour pour son petit-fils), comment eût-elle pu être bien portante ! Mais elle avait cette santé particulière des êtres supérieurs qui n'en ont pas et qu'on appelle la vitalité. Si frêle, si légère, elle surnageait toujours aux plus effroyables sautes de la maladie, et au moment où on la croyait terrassée, on l'apercevait, rapide, toujours au sommet, et suivant de tout près la barque qui menait son petit fils à la célébrité et au bonheur, non pour qu'il en rejaillît rien sur elle, mais pour voir s'il n'y manquerait de rien, s'il n'y aurait pas encore un peu besoin de ses soins de grand-mère, ce qu'au fond elle espérait bien. Il faut que la mort soit vraiment bien forte pour avoir pu les séparer !

(...) Elle ne quittait pas plus son lit ou sa chambre que Joubert, que Descartes, que d'autres personnes encore qui croient nécessaires à leur santé de rester beaucoup couchées sans avoir pour cela la délicatesse d'esprit de l'un ni la puissance d'esprit de l'autre. (...) Chateaubriand disait de Joubert qu'il restait constamment étendu et les yeux fermés, mais que jamais il n'était si agité et ne se fatiguait tant que dans ces moments-là. Pour la même raison, Pascal ne put jamais, sur ce point, suivre les conseils que lui prodigua Descartes. Il en est ainsi de beaucoup de malades à qui l'on recommande le silence, mais (...) leur pensée « leur fait du bruit. »

 

Marcel Proust, Écrits et articles (dans Contre Sainte-Beuve, suivi de —), édition établie par Pierre Clarac, Pléiade / Gallimard, 1971, p. 545 et 547.

28/01/2015

Eugène Fromentin, Carnet de voyage en Algérie

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        Fromentin, Tente au Sahara                   

 

                          Carnet de voyage en Algérie

 

   [...]

24 janvier 1848. Départ avant le jour. Nous escortons la voiture, nous descendons à pied les pentes les plus rapides. Matinée claire et très froide. Il y a de la glace dans les ornières et dans tous les pas des chevaux. le terrain durci par la gelée nous blesse les pieds, mais nous permet d'aller sans nous embourber. Nous dominons une étendue considérable de montagnes. Le soleil se lève derrière de lointains sommets couverts de neiges, et nous frappe au visage, nous enveloppe de lumière. Le ciel est d'une sérénité admirable. L'air vif des régions élevées dilate la poitrine et nous nous précipitons en criant sur les pentes. La glace frémit déjà et le terrain fléchit sous les pieds. Rencontre d'un douar (le premier depuis Philippeville), abrité dans un pli profond de la vallée. Les troupeaux se dispersent. Arabe en simple gandoura retenue par une ceinture en corde, monté sur un cheval à poil, un bâton à la main et conduisant un troupeau de bêtes à cornes.

   (...) ferme fortifiée, à la fois étable, écurie et caserne. — À 10 heures déjeuner au Hamma. Nous avons fini de descendre. Nous venons de sortir de la montagne et nous rentrons dans la riante et fertile vallée du Rummel. Le Hamma est le jardin de Constantine dont il n'est éloigné que de cinq à six kilomètres. Il faut une heure de cheval pour descendre de Constantine au Hamma, il en faut deux pour y monter. Arbres en fleurs ou déjà couverts de feuilles. Quelques palmiers épars dans les massifs d'oliviers, de caroubiers et d'arbres à fruits suffisent pour restituer au paysage son caractère oriental.

 

Eugène Fromentin,  Carnet de voyage en Algérie, dans Œuvres complètes, édition établie, présentée et annotée par Guy Sagnes, Pléiade / Gallimard, 1984, p. 927.

27/01/2015

Jean-Loup Trassard, Caloge

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                               Croissant

 

   Il disait qu'il allait y aller. Mais il avait commencé au jardin, arraché ou coupé, brûlé bourrier, ronces, fanes d'artichauts. Débité les branches tombées pendant la tempête, mis les triques à l'abri sous le bûcher. Fait un fourneau encore pour les feuilles, bois mort, grandes herbes, lierre. Consolidé les clôtures et barrières, payé dans le bourg plusieurs factures. Son travail de bureau le tenait aussi à l'intérieur. Cependant il voulait avant de repartir mettre la propriété en ordre; Et savait qu'en rentrant, après trois semaines, il faudrait déjà tout reprendre. Vous n'imaginez pas ça, vous, en ville. Ce n'est pas seulement le rapport. Il y a du respect pour la terre. On ne peut manquer à faire ce qu'il faut. Semblerait qu'on ne lui rend pas ce qu'elle nous donne. Même les prés ont besoin d'entretien, surtout les vieilles pairies de fond comme celles-là où n'importe quoi pousse assez vite si l'on n'y prend pas garde.

   Depuis son arrivée, fin de juin, il s'était mis en retard. Il répétait, avec raison, que fallait couper chardons, orties, oseilles avant qu'elles ne puissent dégrainer. Envahissants, ils prendraient la place de l'herbe. Même rares, leurs touffes rompent le tapis, comme on dit chez nous, « ça dégriche, ou grimace, fait vilain. » Et puis, si vous laissez vos chardons monter, les voisins se plaignent : la graine, emplumée, vole au loin quand elle est mûre, tout le quartier serait ensemencé. Cette année, je ne sais pas pourquoi, on en a eu des sacrés chardons !

 

Jean-Loup Trassard, Caloge, Le temps qu'il fait, 1991, p. 79-80.