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17/02/2015

Christian Prigent, Entretien sur Arno Schmidt

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                                                                 Arno Schmidt

 

                                            Arno Schmidt

 

 

X

– À vos yeux, la littérature française offre-t-elle des œuvres qui font au français ce qu'Arno Schmidt fit à l'allemand ?

 

Ch. P.  

­— Il me semble que dans la littérature française du siècle dernier, les écrivains qui ont « fait » quelque chose à la langue œuvraient plutôt dans le genre poésie et les « grandes irrégularités de langage » initiées par la « révolution poétique » des années 70 du siècle précédent (Lautréamont, Mallarmé, Rimbaud, Jarry...). Même si, souvent, ce fut pour mettre en cause (voire pour récuser) l’idéologie poétique elle-même (Artaud, Bataille, Ponge, Denis Roche...). Ou pour détourner l’outillage poétique (rythmique, ritournelle, écholalie, polyphonie..) et le faire travailler dans la prose narrative (Beckett, Guyotat) ou le drame (Novarina). Côté roman, au sens à peu près strict du label, je ne vois vraiment rien qui ait eu la rigueur refondatrice qui anime le réalisme analytique de la prose schmidtienne (trouver, comme il le dit lui-même, « une structure de prose plus conforme aux modes de l’expérience humaine », faire de l’écriture un acte de « description et d’éclaircissement du monde par le mot »).

Bien sûr Proust (mais la langue de Proust, en gros, est classique). Bien sûr Céline (mais le « métro émotif » relève d’un lyrisme qui n’a rien à voir avec le raide grincement sablonneux de la prose de Schmidt). Dans les années Schmidt (vers 1952/1960, donc), la prose française moderne, c’est le « nouveau roman ». Rien, à mon sens, qui y soit au niveau de l’exigence méthodique et de l’inventivité stylistique qu’on apprécie chez Arno Schmidt.

 

X :

– Robbe-Grillet ?

 

Ch. P.  

– Je l'ai à peine lu, et fort tard (trop tard pour que cette lecture ait compté). Autour de moi, dans les années 1970/1980, cette œuvre ne jouait aucun rôle. J'en avais pris connaissance surtout à cause de sa polémique contre Francis Ponge (qui était pour moi un modèle théorique et pratique), dans Pour un nouveau roman. Plus tard (1989), j'ai passé quelques très charmantes heures avec Robbe-Grillet, à Berlin. C'était gai, fort peu « littéraire ». J'aimais sa causticité provocante et sa façon de distiller distraitement des vacheries. Ça ne m'a pas fait aimer beaucoup plus ses livres (surtout ceux qu'il publiait à l'époque).

J'ai davantage lu Claude Simon. Et dit dans Ceux qui merdRent (1993) ce que j'avais à en dire.

 

X  

– Voyez-vous quand même quelques auteurs qu'on pourrait, sans brader l'épithète, qualifier de « schmidtiens » ?

 

Ch. P.

– Vraiment, je doute que Schmidt ait été beaucoup lu par les écrivains français. Et je ne crois pas qu’il ait eu une influence. Sur les textes de ceux qui écrivent aujourd’hui un peu différemment de ce qu’attend la commande médiatique et marchande, on voit assez bien les marques (souvent délavées) de Beckett et de Duras ; le souvenir aussi de Gertrude Stein, de Thomas Bernhard. Mais Arno Schmidt... Non, vraiment. Peut-être faudrait-il aller voir du côté de ce prosateur extraordinaire qu'est Onuma Nemon (qui a lu Schmidt). Le seul, à ma connaissance, qui serait effectivement « schmidtien » (mais je ne sais pas s'il a lu Arno Schmidt), c’est le très remarquable Hubert Lucot – dont la prose narrative poursuit effectivement un effort semblable d’élucidation de l’expérience (le souvenir) et d’invention de formes (lexicales, syntaxiques, typographiques...) adéquates à cet effort. Mais Lucot est plus... français: plus stylistiquement maniériste, plus psychologique, plus obsédé par le nombril autobiographique, et (aujourd’hui, en tous cas) plus politiquement déclaratif.1Ou: «formes de prose exactement adaptées aux différents mécanismes de la conscience et modes d’expérience » (in Calculs, 1, 1955)

.

 

X  

– Qu'est-ce, selon vous, qu'une influence littéraire, et comment définiriez-vous celle qu'Arno Schmidt a pu exercer sur vous ?

 

Ch. P.

 – Une influence littéraire s’exerce dans le temps de formation d’un mode d’expression propre. Une œuvre propose soudain, de l’expérience (du « réel »), des modes de symbolisation qui viennent, comme dit Rimbaud, « affiner » votre « optique », outiller votre vision et formaliser l’expérience d’une façon qui paraît. Alors on s’applique à comprendre ses procédures, à apprendre ses façons et à user de ses outils. Mais bientôt, voici que ces formes de représentation-là deviennent à leur tour impertinentes, inadéquates – et qu’elles sont perçues comme un nouvel écran entre le monde et vous. Il faut donc leur donner congé, pour traverser autre chose. Ce pourquoi l’amour des Maîtres est toujours un amour ambivalent : il faut tuer les Maîtres, aussi – pour trouver sa voix. J’ai connu cela avec Rimbaud et les poètes surréalistes (dans les années 1960), puis avec Ponge (années 1970), puis avec Denis Roche (idem). Rien ni personne depuis. Arno Schmidt est entré bien trop tard dans ma bibliothèque pour avoir eu sur moi la moindre « influence ». Je ne l’ai lu pour la première fois que vers 1992, alerté par Pascale Casanova, schmidtienne enthousiaste, qui trouvait quelque rapport entre les écrits de Schmidt et ce que je venais de publier côté fiction (Commencement, 1989) et côté théorie (Ceux qui merdRent, 1991). C’était trop tard pour intégrer cette marque nouvelle : les questions qui me travaillaient, les formes dont j’avais besoin pour traiter ces questions, c’était déjà en place. Mais ce que je lisais dans Calculs, par exemple, me semblait effectivement très proche des préoccupations stylistiques qui étaient les miennes dans mes livres de prose.

 

X  

– Quelle est votre pratique de ses textes ? (sauts et gambades ? linéaire ? plusieurs livres simultanés ?)

 

Ch. P.  

– Encore une fois : découverte très tardive, pratique très sporadique, connaissance très lacunaire. J’ai été enthousiasmé par quelques textes, comme le Paysage lacustre avec Pocahontas. Et été, comme j’ai dit, très intéressé par les écrits théoriques (Calculs). Mais je n’ai rien creusé, ni complété (je le regrette bien, croyez-le). Sans doute parce que trop pris, dans les années où cela aurait été utile et possible (entre 1992 et aujourd’hui), par le travail sur mes propres livres, d’une part ; et, d’autre part, par mon attention à ce qui apparaissait d’un peu neuf en France dans le domaine poétique.

 

13 septembre 2009, inédit (Pour un volume collectif sur l'œuvre d'Arno Schmidt).

 

Christian Prigent, dans SILO, sur le site des éditions P. O. L

Les œuvres d'Arno Schmidt (1914-1979) ont été traduites en français chez Christian Bourgois et aux éditions Tristram.

 

16/02/2015

Oscar Wilde, Poèmes en prose, traduction Bernard Delvaille

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                                           Le Maître

 

   Lorsque l’obscurité se fut étendue sur la terre, Joseph d’Arimathie, ayant allumé une torche de bois de pin, descendit de la colline dans la vallée. Car il avait affaire dans sa maison.

   Agenouillé sur le silex de la vallée de la Désolation, il vit un jeune homme qui était nu et qui pleurait. Sa chevelure avait la couleur du miel et son corps était comme une fleur blanche, mais il avait meurtri son corps avec des épines et sur ses cheveux il avait mis des cendres comme une couronne.

   Celui qui avait de grands biens dit au jeune homme qui était nu et qui pleurait :

   « Je ne m’étonne pas que ta douleur soit si grande, car sûrement Celui-là était un homme juste. »

   Le jeune homme répondit :

   « Ce n’est pas sur lui que je pleure, mais sur moi-même. Moi aussi j’ai changé l’eau en vin et j’ai guéri les lépreux et donné la vue aux aveugles. J’ai marché sur les eaux, et de ceux qui habitent dans les tombeaux j’ai chassé les démons. J’ai nourri les affamés dans le désert où il n’y avait aucun aliment, et j’ai fait lever les morts de leurs demeures étroites, et à ma voix, et devant une grande multitude de peuple, un figuier stérile s’est desséché. Toutes ces choses que cet homme a faites, je les ai faites aussi. Et cependant ils ne m’ont pas crucifié. »

 

Oscar Wilde, Poèmes en proses, traduction Bernard Delvaille, dans Œuvres, sous la direction de Jean Gattégno, Pléiade / Gallimard, 1996, p. 56.

15/02/2015

Emily Dickinson, Le Paradis est au choix, traduction Patrick Reumaux

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Il n’y a pas de Silence sous terre — aussi silencieux

À endurer

Le formuler découragerait la Nature

Et hanterait le Monde.

 

*

 

Qui était-ce sinon Moi qui gagnait la Hauteur —

Qui étaient-ce sinon Eux, qui échouaient !

Mourir a maints tours dans son sac

S’ils pouvaient vivre, ils le feraient !

 

*

 

Les collines en syllabes Pourpres

Racontent les Aventures du Jour

À de petites bandes de Continents

Qui regagnent leurs Pénates après l’École.

 

*

 

Mourir — sans le Mort 

Vivre — sans la Vie

Telle est la pilule Miracle

Qu’on veut nous faire avaler.

 

Emily Dickinson, Le Paradis est au choix, traduit et

présenté par Patrick Reumaux, Librairie Élisabeth

Brunet, 1998, p. 347.

 

 

14/02/2015

Tristan Tzara, Où boivent les loups

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à  l’horizon planent toujours les oraisons

de vie en désordre

le liège est cerf le cerf est feuille

un matin à bijoux une robe de mains

palpitantes qui fuient la terre

 

un visage qui se hâte à la nuit

les soucis au rivage

une lumière qui erre sans se connaître

 

une femme qui l’habite à regret

la neige la couvre sur les cimes interdites

une seule ombre la trouve

une seule qui la cherche qui ne doute

de la naissance des ombres

 

Tristan Tzara, Où boivent les loups, dans Œuvres

complètes, II, édition établie, présentée et annotée par

Henri Béhar, Flammarion, 1977, p. 245.

 

 

13/02/2015

Jean-Luc Sarré, Ainsi les jours

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   Toujours le même plaisir de voir des chevaux, même montés par des flics. Je suggèrerais volontiers à l’un d’entre eux de grandir son buste, de basculer le bassin, de descendre les jambes, bref, d’apprendre à se tenir à cheval ; la monture, quant à elle, semble perdue dans ses pensées : le spectacle de la rue l’indiffère.

 

   Dans La ferme des animaux les chevaux représentent le prolétariat ouvrier.

 

Seul depuis quelques jours, et je ne parviens toujours pas à me rencontrer. Ce qui pourrait aussi se dire ainsi : « Cet appartement est trop petit pour deux personnes, nous ne cessons de nous heurter. »

 

Non, rien qui ne puisse attendre demain ! Il est trois heures du matin, pas question de me lever pour écrire, à peu de choses près, ce que j’ai déjà dû cent fois écrire — j’allume la lampe de chevet, tâtonne ébloui vers un bout de crayon — à savoir : « Indispensables et dérisoires, tels me paraissent ces carnets quand ils ne sont que l’alibi qui me permet de vivre mon désœuvrement de manière apparemment studieuse, même si, en l’occurrence, ce n’est pas le cas. Il s’agit bien d’une dépendance et ma force de caractère, j’ai eu l’occasion de le remarquer, s’apparente à celle d’un toxicomane. Ceci étant, il peut m’arriver de décrocher durant un jour ou deux et sans effort, non, pas le moindre, mais avec mauvaise conscience, comme si griffonner s’avérait un devoir. » J’ai, cette nuit plus que jamais, l’impression d’avoir muettement profané le silence.

 

 

Jean-Luc Sarré, Ainsi les jours, Le bruit du temps, 2014, p. 93, 93, 115, 117.

12/02/2015

Hölderlin, Aux Parques, traduction Philippe Jaccottet

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                                  Aux Parques

 

Un seul, un seul été... Faites m’en don, Toutes –Puissantes !

 

Un seul automne où le chant en moi vienne à mûrir,

   Pour que mon cœur de ce doux jeu rassasié,

      Sache se résigner alors, et meure. 

 

L’âme à qui fut déniée, vivante sa part divine,

   Cherche en vain le repos dans la ténèbre de l’Orcus.

      Mais qu’un jour cette chose sainte en moi, ce cœur

         De mon cœur, le Poème, ait trouvé naissance heureuse :

  

Béni soit ton accueil, ô silence du pays des ombres !

   Vers toi e descendrai, les mains sans lyre et l’âme

      Pourtant pleine de paix. Une fois, une seule,

         J’aurai vécu pareil aux dieux. Et c’est assez.

 

Hölderlin, Poèmes, traduction Philippe Jaccottet, dans

Œuvres, sous la direction de P. Jaccottet, Gallimard /

Pléiade, 1967, p. 109.

11/02/2015

Georges Braque, Le jour et la nuit, carnets 1917-1952

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Nous n’avons jamais de repos : le présent est perpétuel.

 

En art, il n’y a pas d’effet sans entorse à la vérité.

 

Le peintre pense en formes et en couleurs ; l’objet, c’est la poétique.

 

Le peintre ne tâche pas de reconstituer une anecdote, mais de constituer un fait pictural.

 

J’ai le souci de me mettre à l’unisson de la nature, bien plus que de la copier.

 

Écrire n’est pas décrire, peindre n’est pas dépeindre.

 

Georges Braque, Le jour et la nuit, Gallimard, 1952, p. 11, 12, 13, 13, 14, 15.

 

10/02/2015

Étienne Faure, La vie bon train

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   Attendre un amour en face de la voie 13 plusieurs minutes, et voilà le qui-vive des premières fois qui revient. L’express convenu hésite avant de choisir le quai où s’est massé le groupe informé de ses intentions. S’instaure le doute ultime des rendez-vous : la voie, l’horaire et l’encore théorique certitude qu’il sera là dans le compartiment. Un train arrive. des êtres isolés vont se retrouver appariés, combinés avec une amie, un conjoint, un alter ego très lointain ou si ressemblant qu’ils vont bien ensemble. Les secrets de ces assortiments demeurent dérobés aux yeux qui ne percent rien, ou presque rien, de ces choses. Rattrapés en courant, les rendez-vous ratés à cet instant préfigurent, comme les amours, l’inaptitude à se rencontrer. Il était moins une. D’autres sont restés impassibles, la tête hors du cou haut perchée pour apercevoir l’ami qui devait être ici, qui devrait arriver. Le temps resserrant les chances de le voir surgir (il s’en est écoulé, du monde, depuis cinq minutes...) le songe remonte à petits pas dans l’âme à présent pensive.

 

Étienne Faure, La vie bon train, proses de gare, éditions Champ Vallon, 2013, p. 86.

09/02/2015

E. E. Cummings, font 5, traduction Jacques Demarcq

 

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                                Quatre

                                    

                                      I

 

La lune regardait par ma fenêtre

elle me touchait de ses petites mains

et de ses doigts pelotonnés

d’enfant elle comprenait mes yeux joues lèvres

ses mains (glissant) palpaient la cravate errant

sur ma chemise et dans mon corps ses

pointes tripotaient minusculement la vie de mon cœur

 

les petites mains se sont, par à-coups, retirées

 

tranquillement ont commencé à jouer avec un bouton

la lune a souri elle

a relâché ma veste et s’est glissée

par la fenêtre

elle n’est pas tombée

elle a continué à glisser dans l’air

        sur les maisons

                                                                             les toits

 

Et venant de l’est vers

elle une fragile lumière s’est penchée grandissant

 

E. E. Cummings, font 5, traduit et présenté par

Jacques Demarcq, NOUS, 2011, p. 77.

08/02/2015

Philippe Beck, Contre un Boileau, un art poétique

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(Ouverture du livre)

 

   L’art poétique est un manuel. Il manie les idées pratiques qu’il suggère. Il fournit des idées pratiques à manier. Il pense pour le poème. Mais c’est un fournisseur paradoxal : il manie des idées théoriques en vue d’une pratique (une poétique), et pratique sa théorie en affinité, éclaire son chemin, élabore son tracé au mieux, en avançant, dans l’horizon du poème. Il a un intellect rythmique. Des mains du siècle, horizontales, le suscitent d’abord : elles ont perfectionné la force rythmique du discours, ses balancements, créé des poèmes dehors, des poèmes exprès d’après des idées pratiques originales, glissantes, intéressantes, étoiles d’une reconstitution intimée. La théorie (l’optique reconstitutionnelle) est antérieure (enveloppée en puissance, impliquée), contemporaine et postérieure à la création intentionnelle d’une utopie du discours appelée poème ; elle s’égale en droit à l’intense procédure à accomplir, comme son projet dépendant et assignable. Le projet est dedans, c’est-à-dire dans la nasse, lié. Comme théorie à manier, dépendante, l’art poétique se déclare intime de l’objet qu’il manie avec cœur en affinité ; il peut s’ordonner à l’objet huilé dont il double la puissance, par intellection sensible, et le captiver. En avril 1842, Thoreau note : « L’expérience est dans les doigts et dans la tête. Le cœur n’a pas d’expérience. » Il faut donc imaginer un cœur sur la main, une générosité reconstituante, dans la réflexion, « quand le doigt du poète y fait passer son phosphore » (Joubert, « De la poésie », XLVIII). C’est-à-dire un cœur de procédure (un thumos, un Gemüt, une force d’élan versée), un foyer processuel pensé par la main ou dans la main qui avance(1).

 

Philippe Beck, Contre un Boileau, un art poétique, Fayard, 2015, p. 13.

 

(1) Contre Benn, qui dit : « Un Gemüt ? Je n’en ai aucun. » « Gemüt ? Gemüt habe ich keines. » Dans Die Struktur der modernen Lyrik, Hugo Friedrich reprend à son compte le thème des Probleme der Lyrik de Benn (1951). Ainsi se renforce une doctrine sans cœur de la poésie, doublée d’une doctrine de la poésie sans cœur, c’est-à-dire sans foyer problématique, sans intellect rythmique, « instinct logique » ou instinct formateur, immanent et reconstituable. Car c’est exactement ce que désigne, quoi qu’il en soit, le mot cœur : Empédocle dit que le cœur est le lieu des pensées, pensées qui se pensent ou pensées impuissantes à se penser.

 

 

Philippe Beck, Contre un Boileau, un art poétique, Fayard, 2015, p. 13.

 

 

 

 

07/02/2015

Jean Tortel, Relations

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         Phrases pour un orage

 

                         I

 

Le ciel un peu trop lent pour cette heureuse

Matinée, l’arbre un peu trop

Chargé d’épaisseur tendre.

 

Le jardin transpirait

Au point du jour.

 

Il respire encore.

 

                           II

 

Vogue et scintille

Avant midi

Ce nuage.

 

(Il vient du sud), et nu

Le risque d’un azur

Quand sa blancheur l’éprouve

Dès qu’elle est suscitée.

 

Plus pure si possible

Que lui, touché par elle

Et dénoncé.

 

Ou son langage,

Ou son éclat.

 

                             III

 

On n’est pas heureux

Sous l’azur fragile.

 

En ce jardin je sais je ne sais quoi.

Les feuilles sont un peu plus larges,

Un peu moins vertes que leur nom.

 

L’azur enfante l’ombre

(Le fruit sa pourriture).

 

La terre aborde son silence

Qui l’attendait.

 

[...]

 

Jean Tortel, Relations, Gallimard, 1968, p. 29-31.

 

06/02/2015

Hilda Doolittle, Trilogie

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             La floraison du bâton

 

                          [8]

 

Je suis tellement heureuse,

je suis la première ou la dernière

 

d’un vol ou d’un essaim ;

je suis pleine de nouveau vin ;

 

je suis marquée par un mot,

je suis brûlée par le bois,

 

tirée de braises rougeoyantes,

ni coupée, ni marquée par l’acier ;

 

je suis la première ou la dernière à renoncer

au fer, à l’acier, au métal ;

 

je suis allée en avant,

je suis allée en arrière,

 

je suis allée de l’avant depuis le bronze et le fer,

jusque dans l’Âge d’Or.

 

H(ilda) D(oolittle), Trilogie, traduit par Bernard

Hoepffner, Corti, 2011, p. 105.

05/02/2015

Marina Tsvétaïéva, Tentative de jalousie

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    (Poème en français)

  

         La neige

 

Neige, neige,

Plus blanche que linge,

Femme lige

Du sort : blanche neige.

Sortilège !

Qui suis-je et ou vais-je ?

Sortirai-je

Vif de cette terre

 

Neuve ? Neige,

Plus blanche que page

Neuve neige

Plus blanche que rage

Slave...

 

Rafale, rafale

Aux mille pétales,

Aux mille coupoles,

Rafale-le-Folle !

 

Toi une, toi foule,

Toi mille, toi râle,

Rafale-la-Saoule

Rafale-la-Pâle

Débride, dételle,

Désole, détale,

À grands coups de pelle,

À grands coups de balle.

Cavale de flamme,

Fatale Mongole,

Rafale-la-Femme,

Rafale : raffole.

                                                  1923

 

Marina Tsvetaïéva, Tentative de jalousie et

autres poèmes, traduit du russe et présenté

par Ève Malleret, La Découverte, 1986,

p. 175-176.

 

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04/02/2015

Pierre Alferi, Sentimentale journée

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UN NU

 

                         La chose

                             La toucher

                             Bousculer

                             La forme

 

Pour s'assurer qu'existe

La chose là

Chose — capitale —

Vue tous les jours

Toujours dans un délire

Conscience du temps réduite

À la pointe de flèche

Espace réduit

À l'angle

Cul d'un sac très froncé

La toucher

Prudemment peur

D'aviver sa

Nudité douloureuse de la

Froisser de la

Défroisser mais tellement

Excitable mollusque

Aveugle quand

Se rétracte s'étale

Qu'on veut aussi bousculer

La forme

Extraordinairement profuse

Petite

D'une crête

Qui s'efface passe

Dans une autre et lui passe

L'énergie de pliure

Par ondes

Rouges holà oh

Mon Dieu embrasser

Le visage sans yeux l'œil

Sans visage ?

 

Pierre Alferi, Sentimentale journée, P. O. L.,

1997, p. 45-46.

Robert Duncan, Passages & Structures, traduction Serge Fauchereau

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           Allons, que je me délivre

 

Allons, que je me délivre de tout ce que j’aime.

Que je délivre de moi tout ce que j’aime et que je lui donne sa liberté.

Car je veux obéir sans être attaché,

servir comme je sers.

 

Allons que je me délivre de ce maître que je me suis donné

que je doive alors prendre mesure

     de toute rectitude,

de toute justice. Aujourd’hui.

 

Je suis en route, près de la route,

je fais de l’auto-stop. Mais, d’un côté,

comme je suis heureux que personne ne soit passé.

Car je suis à un tournant. Je suis chez moi

au soleil. Je n’attends pas, je suis là, debout.

 

Et d’un autre côté, j’attends,

d’être en route, que ce soit ma route.

Je suis impatient.

 

Oh que je sois à présent délivré de ma route,

pour tout ce que je m’attache

  et je m’attache ce que j’aime, 

          chaînes et parages rassurants —

laissons partir ces choses aimées et moi avec.

Car je suis en travers de la route, ma destination barre la route !

 

Robert Duncan, Passages & Structures, traduit de l’américain et présenté par Serge Fauchereau, Christian Bourgois, 1977, p. 57.