10/07/2015
Paul Klee, Journal
Nous étions attablés dans notre charmante petite trattoria (...) lorsqu’y entrèrent, comme à l’accoutumée, des musici qui se mirent à accorder mandolines et guitares. Le premier morceau résonnait normalement, un tantinet désaccordé, mais plein de sentiment. Vers la fin, la fillette qui était entrée avec eux, inaperçue, se fit remarquer par des gestes d’abord incertains et, aux derniers accords, se produisit avec désinvolture. On savait bien à quoi l’on assistait : une scène (et quelle scène !). J’ai vu mainte exhibition artistique, mais rien d’aussi original. La créature a une taille assez racée, pour le reste elle n’est pas précisément belle et sa voix n’est pas non plus parfaite. Mais on pouvait apprendre ici à discerner la beauté dans la seule vérité de l’expression. On devinait que la fillette anticipait avec talent ce que peut-être elle vivrait plus tard, les sentiments les plus forts n’étant autre chose que des sentiments primitifs. L’avenir ne saurait devenir : il ne fait que sommeiller dans la nature humaine et n’attend que l’éveil. C’est pourquoi même l’enfant connaît l’Eros dont nous pûmes entendre ici la gamme entière, depuis le petit couplet jusqu’à la scène pathétique et finalement tragique.
Paul Klee, Journal, traduction Pierre Klossowski, Grasset, 1959, p. 77.
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Serge Ritman, Tu pars, je vacille
épris de nous c’est je-tu continué
écrit de lèvres à lèvres lesquelles
où le poème s’il lit mon sein grain
c’est ma beauté d’ici que tu lisses
en tous signes me dis-tu ange nu
or toi c’est tout renverser pour nous
tu sais où je me casse morceaux
mille et un de toi tu me refais suis-je
c’est ton dire mon écrit ai pris tout
de nous je te fais poète tu me fais
en deux lettres correspondre à nous
ton air signe tout ce que je t’écris
et tu soulignes dans le buisson qui
me connaît m’invente pas savoir
mais faire l’amour les pronoms
ne se recouvrent sans principe et nos
deux lettres ne correspondent
sans mélange ici tu me prends
et les pronoms nous nomment égaux
sans jamais savoir qui mais toujours dire
tu viens je te prends mon appel
ton écoute vit c’est ta voix l’étoile
une main du ciel aucun comme aucune
comparaison me dit qui tu es je te suis
Serge Ritman, Tu pars, je vacille, Tarabuste,
2014, p. 96.
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09/07/2015
Philippe Beck, Dans de la nature
61
À Anne Morin
Que peut bien le :
« Qui suis-je pour demander
du paradis ici ? »
dans de la nature ?
La question a voyagé
et a de la sève isolée.
Question usée est un tesson
dans de l’usure.
Si elle est plaine criante
enrouée,
alors « Qui suis-je pour... ? »
est l’énergie satirique
qui aère les morceaux de bravoure,
les « Par ici ! » archaïques
dont je canalise les rivières
en pleine cité. Comme celui
qui empoignait grammaticalement
un frêle et gracile pipeau
et marchait sur du pétrole enterré.
« Qui suis-je pour... ? »
est roucoulement de tourterelle,
bête interdite chantant ardemment.
Les tourterelles font et refont des Oh !
« Oh » est l’étiquette de la Dame qui chante.
Philippe Beck, Dans de la nature, Poésie / Flammarion,
2003, p. 73.
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08/07/2015
Chloé Bressan, Claire errance
Nous ressentons le simple, le tors, le vain, le secourable, altération profonde, vit là le solitaire. Nous ressentons le ténu, le dense, le palpitant, le hors d’atteinte. Nous entrons. Nous disparaît. Nous n’est plus possible à surveiller. On ne surveille pas deux ciels à la fois. On passe un après un. Et encore, tout juste. On longe l’étrange ligne qui semble ne pas finir au fond du regard. Accepter de faire le guet pour les autres pendant qu’ils traversent le jour dans la poussière conforme.
Vient l’heure où il devient urgent de faire passer devant un motif d’absence.
Chloé Bressan, Claire errance, éditions sabelle sauvage, 2015, p. 36.
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07/07/2015
Philippe Beck, Opéradiques
Variations I
Ancienneté Bœuf danse droit.
Allant.
Un Bashô franciscain ?
Non.
A. tire le sillon devant.
Le sillon longeur est un bœuf
lancé en arrière — il avance
à l’arrière — proupe, soc de mer
ancienne, terrée,
aimant traceur, pointe de char
suivi et continué.
Sur les petites fleurs
de ballet vertical.
Prose-pays et spirale interdite
ou Cascade-de-la-Vue-Inverse.
Charrue-proue capable de sillon.
Sillage antique est un bœuf.
Bien. Il prose l’arrière
et le vers premier, durci,
et fait glisser pays
sur pays.
Passé précède verdure contée.
Usif, à cause des filles de la voix.
Cardaire est un soc,
près du Tireur, Tracteur,
ou Câble Animal.
Au puits d’alcali
où descend
pèlerin poétique.
Philippe Beck, Opéradiques, Poésie /
Flammarion, 2015, p. 381-382.
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06/07/2015
Rose Ausländer, Pays maternel
À la mer
Pourvue de profondes empreintes digitales
La houle déferlante
Nous atteint
Nos minutes
Lavées
De la poussière de la ville
L’eau
Met en musique nos mots
Sages aquatiques
Cernés de sable
Tu es la voix
Sois indulgent envers moi
Étranger
Je t’aime
Toi que je ne connais pas
Tu es la voix
Qui m’envoûte
Je t’ai perçue
Reposant sur du velours vert
Toi haleine de mousse
Toi cloche du bonheur
Et du deuil inextinguible
Rose Ausländer, Pays maternel, traduction Edmond
Verroul, Héros-Limite, 2015, p. 21, 63.
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05/07/2015
Raymond Queneau, Le chien à la mandoline
Voilà que j’assiste à un grand dîner officiel
Après vous Après moi L’échange volatile
De ces mots survolant le côtes de rastron
Me semble en vérité de plus en plus futile
Depuis que j’ai gâté de sauce mon plastron
Pour aller au banquet des rois du mirliton
Je m’étais habillé non sans un certain style
On mangea de l’orange avec du caneton
Et des petits gâteaux de chez Lefèvre-Utile
Les yeux écarquillés je somnolais pantois
Il y eut un discours puis deux puis trois
Et moi-même admirant ma conduite exemplaire
Mais en baissant les yeux épouvanté je vois
La tache que j’avais plaquée avec mes doigts
Sur ma chemise blanche effort vestimentaire
Raymond Queneau, Le chien à la mandoline, Gallimard,
1965, p. 179-180.
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04/07/2015
T. S. Eliot, Préludes
Préludes
I
Le soir d’hiver choit dans les ruelles
Parmi des relents de grillade.
Il est six heures.
Les mégots de jours enfumés.
Voici que l’averse en bourrasque
À nos pieds plaque
Des bribes de feuilles souillées
Et de vieux journaux arrachés
Aux terrains vagues ;
Contre les jalousies brisées
Et les toiles des cheminées
L’averse bat ;
Un cheval de fiacre esseulé
Au coin de la rue piaffe et fume.
Puis les réverbères s’allument.
T. S. Eliot, Poésie, traduction Pierre Leyris,
Seuil, 1969.
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03/07/2015
Paul Claudel, Dodoitzu, peintures de Rihakou Harada
Ma figure dans le puits
Ma figure dans le puits
Pas moyen que je me l’ôte
Ma figure dans le puits
Pas moyen que je me l’ôte
Et que j’en mette une autre
Et si l’on me trouve jolie
Tant pis ! C’est pas ma faute !
Her face in the well
My face in the well
I cannot take it out
My face in the well
I cannot take it off
And if you think I’m pretty
It’s really not ma fault !
Le crapaud
Quand j’entends dans l’eau
Chanter le crapaud
Des choses passées
J’ai le cœur mouillé !
Nightingale and toad
When I hear in the cool
Gold of the moonlight pool
The nightingale singing,
It is my heart ringing.
Paul Claudel, Dodoitzu, peintures de Rihakou Harada, Gallimard, 1945, non paginé.
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02/07/2015
Rainer Maria Rilke, Sonnets à Orphée
II
Et presque jeune fille alors et de surgir
de ce bonheur uni du chant et de la lyre
et tous ses voiles de printemps de resplendir,
si claire, et de se faire un lit dans mon oreille.
Et de dormir en moi. Et tout fut son sommeil.
Les arbres que j’ai pu quelque jour admirer,
ce lointain, ce touchable, et, touchés, les herbages,
et chaque étonnement m’atteignant en personne.
Elle dormait le monde. À quel point accomplie
tu la fis, dieu chanteur, qu’elle n’ait pas souhaité
être éveillée avant ? Vois, naquit et dormit.
Où est sa mort ? Ô ce motif, le créeras-tu
avant que ton chant ne se dévore ? — Où va-t-elle
sombrer hors de moi ?... Une jeune fille presque...
Rainer Maria Rilke, Sonnets à Orphée, traduction
Maurice Regnaut, dans Œuvres poétiques et théâtrales,
sous la direction de Gerald Stiec, Gallimard Pléiade,
1997, p. 16.
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29/06/2015
Gerard Manley Hopkins, Carnets-Journal-Lettres
Les arbres sont connus
Par ce qu’ils portent, mais moi —
Ma sève est scellée,
Et sèche ma racine.
Si je ne puis avoir
Une vie intérieure
(Sinon pour fauter)
Ni produire de fruits
Cela doit être que
Je n’aime pas.
Est-il quelqu’un
Pour me prouver
Que j’ai mal raisonné ?
Car si je me condamne
Je ne perds pas confiance
S’Il m’éprouvait
Et me sondait
Ne trouverait-il pas (ce qui pourtant
Doit être là
Dissimulé derrière).
Gerard Manley Hopkins, Carnets-Journal-Lettres,
traduits et présentés par Hélène Bokanowski
et Louis-René des Forêts, Bibliothèque, 10/18,
1976, p. 60.
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28/06/2015
Alberto Giacometti, Écrits
Paysage ! Paysage ! Ciel du matin, ciel du soir toujours doré là-bas au fond. Ah ! Comment dire ? On ne peut pas dire, il faut les peindre les grands ciels liquides et les avoir et les a r b r e s ! les arbres ! les arbres !
Depuis quinze jours j’essaie de faire des paysages. Je passe toutes les journées devant le même jardin, les mêmes arbres et le même fond. J’ai vu ce paysage la première fois le matin, brillant de soleil, les arbres couverts de fleurs, et dans le fond, très loin, les montagnes couvertes de neige. C’est ça que je voulais peindre mais depuis le ciel est moins clair, il pleut souvent, les montagnes je ne les vois plus depuis quinze jours, les fleurs sont fanées, les blanches et les lilas, et je continue mes paysages jusqu’à la nuit. Chaque jour je vois un peu plus que je ne vois presque rien et je ne sais plus du tout comment, par quel moyen, je pourrais mettre sur la toile quelque chose de ce que je vois. Tout espoir de rendre la vision du premier jour est disparu mais cela m’est assez indifférent. Ce paysage ne devait être qu’un commencement. C’est celui que j’ai tout le temps sous les yeux devant la porte de mon atelier, j’en ai vu beaucoup d’autres dans les environs que je voulais faire aussi, un je l’ai commencé un jour.
Alberto Giacometti, Écrits, Hermann, 1990, p. 202.
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27/06/2015
Georges Braque, Le jour et la nuit
En art, il n’y a pas d’effet sans entorse à la vérité.
*
Contentons-nous de faire réfléchir, n’essayons pas de convaincre.
*
Il ne faut pas imiter ce que l’on veut créer.
*
Il n’est en art qu’une chose qui vaille : celle qu’on ne peut expliquer.
*
C’est la précarité de l’œuvre qui met l’artiste en posture héroïque.
*
Faute de pouvoir adapter un vocabulaire périmé, le critique condamne.
*
L’écho répond à l’écho. Tout se répercute.
Georges Braque, Le jour et la nuit, Gallimard, 1952, p.10, 11, 11, 12, 13, 14, 30.
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26/06/2015
Max Ernst, Écritures
Laïcité
Ne pas confondre
le baiser de la fée
avec
la fessée de l’abbé.
Soliloque
Pour apprendre à lire et à écrire
Ignorez la parole aux œufs durs
Pour apprendre à boire et à manger
Inaugurez la pêche au soleil levant.
La Paix
la guerre
et la rose
la paix : source fraîche et amère
la guerre : le général rit sous cape
au nez du pape
la rose : nulle rose ne pleure virginité
Max Ernst, Écritures, Gallimard, 1970, p. 374, 375 et 373.
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25/06/2015
Jean Arp, Jours effeuillés
Sur le dos ou sur le ventre
Le jour est parfois plat.
On a beau faire
on n’arrive pas à s’élever.
Il n’y a personne pour s’élever.
On est forcé de rester plat
sur le dos ou sur le ventre
plat comme une feuille de papier
dans un bloc à écrire.
*
La petite obèse
détrompe ses nains
décroche sa cour.
Elle court elle ronronne
au nom d’une roue.
Elle est à bout.
Les nains s’étonnent.
Leur belle patronne
se décèlerait si vite,
plierait si vite ses cris
pour devenir une grande grenouille
rouge et chaude
donnant du lait ?
Le temps est gris
et mécontents les nains se plient
vivants et crus
et tour suit tour
nuage nuage.
Jean Arp, Jours effeuillés, Gallimard, 1966, p. 473, 462.
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