26/03/2015
Bruno Fern, Typhaine Garnier, Christian Prigent, Pages rosses (craductions)
Une craduction est une traduction. Mais sachant qu’un sens ne se perçoit qu’entendu via des sons, elle transpose d’abord, plutôt que les significations, les sonorités qui les engendrent.
[à partir de locutions latines]
La vie de famille
Fama volati Madame conduit
Tu quoque mi fili ! Tout coquet, le fiston !
Desinit in piscem Daisy sniffe dans la piscine
La vie amoureuse
In medio stat virtus L’homme vertueux se tâte en public
Noli me tangere Ne pas limer : danger !
Ita diis placuit Elle l’a plaqué dix fois
La vie religieuse
Gratis pro deo Croire, ça coûte pas cher
Coram populo Coran pour les nuls
Domini dies Dieu fait un petit somme
La vie professionnelle
Sine qua non Canon à scier
Agere sequitur Aiguise ton sécateur
Tu es ille vir T’es viré, illico !
Problème immobiliers
Quo no ascendet ! C’est pas là, l’ascenseur !
Latine loquimur Les latrines sont fermées
Tu rides ego fleo Tout ridé, l’égout fuit
Etc.
Bruno Fern, Typhaine Garnier, Christian Prigent,
Pages rosses, craductions, Les impressions nouvelles, 2015,
96 p., 9 €.
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25/03/2015
Jean-Claude Schneider, La Peinture et son Ombre
L’épaisseur du réel, peintures de Nicolas de Staël
[...]
D’autres peintures se vouent à l’expression de l’espace ou de la lumière ou des vibrations de couleurs, celle de Nicolas de Staël, d’emblée, veut dire l’épaisseur de la matière. Elle, matière, dont ma vue subit la brutalité lorsque l’obstrue ce chaos qui ne me parle pas encore. Masses opaques. Scellées. Ternes et mates. Où le densité croit avec la profondeur. Une infinité de gris. De murs. Pénétrant leur substance, j’habiterai ce mutisme, y décèlerai des assonances avec mes contradictions, mes apories, devinant qu’elles répètent les doutes, mes atermoiements. C’est cela qui affleure dans les toiles alors retenues par le peintre : un accord avec le monde dans lequel il se sent englué, et qu’au visage fermé des apparences répondent les traits illisibles de chorégraphies intérieures. Les titres énoncent l’âpreté de la tâche : la vie est dure, les portes n’ont pas de porte, contre le mur et l’horizon se brise l’élan des lames ; pour approcher le monde clos comme la prison de Piranèse qu’évoque une des toiles les chemins dénoncent leurs entraves. Tout : compact, confus, impénétrable. La lumière même est obstacle, l’air a pris corps. Les vides se comblent, non d’ajours, mais d’opacité. Il faut, pour traduire la nuit des fonds, saturer les tons les plus sombres, et qu’ils diffèrent à peine tant ils ont absorbé la moindre respiration, éteint toute vibration moins sourde. On n’irait pas, s’y enfonçant, traversant, vers le jour, mais vers plus de ténèbres encore. Graduée du plus dense au moins ténu, la pigmentation, de la teneur de l’ombre, énumère dans ces Compositions — ô la chimie des cémentations, la tectonique des intrications — la même abondance de textures, de chairs, que les natures mortes des primitifs hollandais. Les complexes charpentes qui étayent et tendent les peintures des années 47-49 morcellent et multiplient l’espace, y creusent un labyrinthe obscur et profond, citerne aux colonnes brisées ou voûtées, aux anfractuosités dérobées, enchevêtrées. C’est l’intérieur d’un corps.
[...]
Jean-Claude Schneider, La Peinture et son Ombre, "L’Atelier contemporain", éditions François-Marie Deyrolle, 2015, 208 p., p. 66-67.
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24/03/2015
Tourguéniev, Un Roi Lear des steppes
Un Roi Lear des steppes
J’ai passé mes quinze premières années à la campagne, chez ma mère, riche propriétaire de la province de ***. L ‘impression la plus frappante qui me soit restée de ce temps déjà lointain, je la dois à notre plus proche voisin, un certain Martin Pétrovitch Karlo. Cette impression ne pourrait guère s’effacer pour la bonne raison que de toute ma vie je n’ai jamais rencontré son pareil. Imaginez un homme d’une taille gigantesque : sur un énorme buste était planté, un peu de travers et sans nulle apparence de cou, une tête monstrueuse surmontée d’une masse de cheveux en broussaille, d’un gris tirant sur le jaune, et qui partait presque des sourcils ébouriffés. Sur le vaste champ de ce visage, couleur de volaille plumée, un robuste nez couvert de bosses, flanqué d’yeux minuscules d’un bleu de faïence et d’expression hautaine, surplombait une bouche minuscule elle aussi. La voix qui sortait de cette bouche était enrouée et néanmoins retentissante elle rappelait le bruit strident que fait sur un mauvais pavé un charroi de barres de fer. Kharlov semblait toujours s’entretenir par grand vent avec une personne placée de l’autre côté d’un ravin. La véritable expression de son visage ne se laissait pas facilement définir, car on avait parfois de la peine à en embrasser d’un regard toute l’étendue ; sans être ni désagréable ni même d’une certaine grandeur, il n’en offrait pas moins un spectacle étonnant et extraordinaire. Et quelles mains il avait : de vrais coussins ! Quels doigts, quels pieds ! Je ne pouvais pas, il m’en souvient, considérer avec une sorte de terreur respectueuse le dos large de deux empans de Martin Pétrovitch, ni ses épaules semblables à deux meules de moulin, ni surtout ses oreilles qui, soulevées des deux côtés par ses grosses bajoues, rappelaient dans leurs volutes, leurs torsades et leurs boursouflures ces pains blancs en forme de cadenas si connus chez nous sous le nom de « kalatches ».
Tourguéniev, Un Roi Lear des steppes, dans Romans et nouvelles complets, III, traduction Henri Mongault, revue par Édith Scherrer, Pléiade / Gallimard, 1986, p. 169-170.
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23/03/2015
Johannes Bobrowski, Boehlendorff et quelques autres, traduction J.-C. Schneider
À propos de poésies posthumes
Comme dans les monts d’Alk
Lorsqu’y court, aussi leste,
La bergère, qu’en plaine,
Et du roc fait son lit,
Mais dessus le pied déli-
Cat, pour mille baisers,
Ne veut plus avancer,
Quand moi, pour l’approcher,
Je saute les rochers,
Tant l’amour a des ailes,
Nonobstant les cailloux
Courant au-devant d’elle
Je tombe à deux genoux
Et aperçoit en haut
Ma vie et mon tombeau.
Johannes Bobrowski, Boehlendorff et quelques
autres, traduit de l’allemand par Jean-Claude
Schneider, La Dogana, 1993, p. 61.
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22/03/2015
Guillevic, Relier
Ce nouveau printemps
Ne t’inquiète pas
Du flux de la rivière :
Ce n’est pas lui
Qui te porte à ta fin
*
Ne t’inquiète pas
De l’orage en vue.
Que peut-il bien être
À côté des tiens ?
*
Ne t’inquiète pas
Du soleil ce soir.
Ce n’est pas toi
Qui l’as fatigué.
*
Ne t’inquiète pas
De tes cauchemars.
La nature se venge
De ce qu’elle fait pour toi.
*
Ne t’inquiète pas
Du bec du rapace,
Ce n’est pas à toi
Qu’il doit en vouloir.
*
Ne t’inquiète pas
Pour cette violette,
Elle veut être seule
À se regarder.
*
Ne t’inquiète pas
Du cri du coucou
Si tu sais aimer
Ce nouveau printemps.
Guillevic, Relier, 1938-1996,
Gallimard, 2007, p. 701-702.
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21/03/2015
André du Bouchet, Une lampe dans la lumière aride
rêvant d’une langue dot les images seraient tellement éblouissantes, profondes et fortes qu’elles tiendraient lieu de toute logique, et du cheminement ordinaire imposé à la pensée.
*
les mots labourent l’air
on pique lourdement de l’avant
L’écume
et le litre tordu du sillage
Cette image qui vient de sortir a mis exactement dix ans à mûrir. Je m’en content pour la fin de la matinée.
*
Poésie : comme dans cette récente découverte physiologique où l’on profite du violent sursaut d’énergie vitale accumulée au moment d’un danger extrême.
*
Je ne peux pas dire ce que je ressens : ce que je ressens ne m’intéresse pas.
Ce que les autres sentent ne m’intéresse pas.
Je m’occupe uniquement des détails de l’accident terrestre.
André du Bouchet, Une lampe dans la lumière aride, Carnets 1949-1955, édition établie par Clément Layet, Le bruit du temps, 2011, p. 123, 124, 125, 127.
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20/03/2015
René Char, La pluie giboyeuse
Floraison successive
La chaude écriture du lierre
Séparant le cours des chemins
Observait ue marge claire
Où l’ivraie jetait ses dessins.
Nous précédions, bonne poussière,
D’un pied neuf ou d’un pas chagrin.
L’heure venue pour la fleur de s’épandre
La juste ligne s’est brisée.
L’ombre, du mur, ne sut descendre ;
Ne donnant pas la main, dut prendre ;
Dépouillée, la terre plia.
La mort où s’engouffre le Temps
Et la vie forte des murailles,
Seul le rossignol les entend
Sur les lignes d’un chant qui due
Toute la nuit si je prends garde.
René Char, La pluie giboyeuse, Gallimard,
1968, p. 17.
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19/03/2015
Bruno Fern, Le petit test
1
que l’on puisse être = se sen
tir plus noir que meure c’est raccord
(on a tellement tendance à sous-estimer le monde
roule pour lui-même sûr qu’il traverse
des hauts et des bas pas toujours assortis
à l’intérieur hors de portée
incomparable la voix idem
preuve qu’il y a matière)
2
Juste en buvant la tasse en la croquant
des morceaux du petit lait à consommer
rapidement après ouverture saignant
en pyjama c’est ballot dans le pavillon
8 pièces avec vue imprenable
sur quel espace inex
ploré de la cuisine bien qu’
aménagée au mm
Bruno Fern, Le petit test, éditions Sitaudis, 2015, p. 7.
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18/03/2015
Georges Didi-Huberman, Écorces
J’ai levé les yeux vers le ciel. En cet après-midi de juin où l’azur était plombé, couleur de cendre, j’ai senti la lumière implacable comme on reçoit un coup. La ramure des bouleaux au-dessus de ma tête. J’ai fait une ou deux photographies à l’aveugle, sans trop savoir pourquoi — je n’avais, à ce moment, aucun projet de travail, d’argument, de récit —, mais je vois bien aujourd’hui que ces images adressent vers les arbres du Birkenwald une question muette. Une question posée aux bouleaux eux-mêmes, les seuls survivants si l’on y pense, qui continuent de croître ici. Je constate, en comparant mon image avec celle du photographe clandestin de Birkenau, que les troncs des bouleaux sont désormais bien plus épais, bien plus solides qu’ils ne l’étaient en juin 1944.
La mémoire ne sollicite pas seulement notre capacité à fournir des souvenirs circonstanciés. Les témoins majeurs de cette historie — David Szmulewski, Zalmen Gradowski, Lejb Langfus, Zalmen Lewental, Yakov Gabbay ou Filip Müller — nous ont transmis autant d’affects que de représentations, autant d’impressions fugaces, irréfléchies, que de faits déclarés. C’est en cela que leur style nous importe, en cela que leur langue nous bouleverse. Comme nous importent et nous bouleversent les choix d’urgence adoptés par le photographe clandestin de Birkenau pour donner une consistance visuelle — où le non reconnaissable le dispute au reconnaissable , comme l’ombre le dispute à la lumière —, pour donner une forme à son témoignage désespéré.
Georges Didi-Huberman, Écorces, éditions de Minuit, 2011, p. 51-52. Photo Georges-Didi-Huverman
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17/03/2015
Franz Kafka, À Milena
Franz Kafka
Avant-hier, au sanatorium Kiesling à Klosterneuburg près de Vienne, est décédé le Dr Franz Kafka, un écrivain allemand qui vivait à Prague. Il y était connu de peu de gens, car c’était un solitaire, un homme de savoir, effrayé par le monde ; il souffrait depuis des années d’une maladie pulmonaire, et même s’il la soignait, il la nourrissait mais en toute conscience et l’encourageait en pensée. Quand l’âme et le cœur ne supportent plus le fardeau, le poumon les relaie à moitié, afin qu’il soit au moins réparti de façon un peu plus équilibrée, voilà ce qu’il écrivit un jour dans une lettre, et telle était sa maladie. Elle lui conféra une délicatesse presque incroyable et un raffinement intellectuel presque macabre et qui n’admettait pas de compromis ; mais lui, l’être humain, il avait chargé sur les épaules de sa maladie toute sa peur intellectuelle devant la vie. Il était timide, craintif, doux et bon, mais les livres qu’il a écrits sont cruels et douloureux. Il voyait le monde comme peuplé de démons invisibles, qui se déchirent et détruisent l’être humain sans défense. Il était trop clairvoyant, trop sage, pour pouvoir vivre, trop faible pour combattre, faible comme le sont les êtres nobles et beaux, qui ne savent pas accepter le combat avec leur peur de l’incompréhension, de la méchanceté, du mensonge intellectuel, car ils connaissent à l’avance leur impuissance et savent qu’ils couvrent de honte par leur défaite les vainqueurs. [...]
Tous ses livres décrivent l’horreur d’une incompréhension énigmatique, d’une innocente culpabilité entre les humains. Il était un artiste et un homme d’une conscience si fine qu’il entendait même quand d’autres, sourds, se croyaient en toute sécurité.
6 juin 1924
Milena Jesenská, Franz Kafka, dans Franz Kafka, À Milena, [lettres] traduction et introduction par Robert Kahn, NOUS, 2015, p. 297 et 298.
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16/03/2015
Nicolas de Staël, Lettres 1926-1955
À Roger Van Gindertael
Paris, 14 avril 1950
Départ — pas un départ, tout au plus un faux recul... Il se peut que le départ soit une certaine inquiétude de l’esprit avec bien sûr un besoin immédiat de l’assouvir.
La conscience du possible, l’inconscience de l’impossible et le rythme libre.
Respirer, respirer, ne jamais penser au définitif sans l’éphémère.
Sans néant graphique pas de vision directe.
De la couleur sans couleur aux aguets...
Comme cela, vertical sur le crâne.
Alors, voilà du bleu, voilà du rouge, de vert à mille miettes broyés différemment et tout cela gagne le large, muet, bien muet.
Un œil, éperon.
On ne peint jamais ce qu’on voit ou croit voir, on peint à mille vibrations le coup reçu, à recevoir, semblable, différent.
Un geste, un poids.
Tout cela à combustion lente.
Palette — c’est le timbre, le son, la voix.
Le saut de la plate-forme, impossible à repérer, ça va trop vite, c’est peut-être pour cela précisément que c’est si lent.
Niaiserie, une des sources les plus profondes à discrétion.
Le large est à tout le monde, seulement chacun a des narines différentes pour en percevoir ce qu’il peut.
Aller jusqu’au bout de soi... tour de passe-passe, acrobate et compagnie, la mort.
N’évaluer jamais l’espace trop rapidement. Il y a des petites pommes de pin toutes ratatinées dont l’odeur nous donne une telle impression d’immensité que l’on se promène à Fontainebleau en étouffant dans cette forêt comme dans une mansarde à nains.
[...]
Nicolas de Staël, Lettres 1926-1955, édition présentée et commentée par Germain Viatte, Le bruit du temps, 2014, p. 195.
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15/03/2015
Pascal Quignard, Lycophron et Zétès
La lecture
Vir virum legit ne signifie pas : l’homme lit dans l’homme. Cette expression était usuelle dans les armées romaines. Cette formule militaire édictait l’ordre commun à tous les fantassins : Chaque soldat se choisit un compagnon d’armes qui répond de sa dépouille s’il tombe.
Chaque homme ramasse l’homme.
Sur l’audition imaginaire
[...]
La voix d’une autre parle loin en nous, encore, au fond de la langue qui nous a envahis.
Mais d’abord, ce n’est pas la langue qui dans la langue
C’est l’émouvoir de la voix du corps dont on était l’habitant, voilà ce qui parle « d’abord » et s’y poursuit « encore »
« Poussant des cris avertissant l’autre qu’on habitait », tel est le sujet avant le sujet (avant que la langue collective l’assujettisse en « personne grammaticale », avant que la société en fasse un « conscrit » sur la ligne de front de ses guerres, avant que le frère d’armes recueille la dépouille de son compagnon d’armes qi tombe, qui tombe, toujours mort, toujours prae, à son côté)
Pascal Quignard, Lycophron et Zétès, Poésie / Gallimard, 2010, p. 236 et 237.
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14/03/2015
Marie Cosnay, Le Fils de Judith : recension
Marie Cosnay 2009 ; photographiée par Michel Durigneux
Autour du double et de la métamorphose
Dans la dizaine de livres que Marie Cosnay a publiés, on retrouve quelques motifs communs, notamment ceux du double et de la métamorphose, le retour également de tout l’appareil du théâtre, et ils sont bien présents dans Le Fils de Judith. L’intrigue semble d’abord linéaire, le but du principal narrateur, Helen, bien défini : il s’agit pour la jeune femme d’enquêter pour retrouver les traces d’un homme, mais la quête devient un voyage dans un labyrinthe et révèle tout autre chose que ce qui était attendu.
Helen pense être la fille du vieillard, Quentin Wilner B., qui l’a chargée de sa tâche, et elle est persuadée partir à Hambourg pour reconstituer le parcours d’Eugen, qui serait son frère et qui, de retour à la maison natale en Espagne, s’est tué d’une balle dans la bouche. Elle rencontre deux femmes qui auraient été des amours d’Eugen ; l’une d’elles, Isole, a accompagné ce frère, en 1968, à travers une partie de l’Europe jusqu’en Tchécoslovaquie, précisément jusqu’à Lidice. On sait que ce village avait été entièrement rasé par les nazis et le couple s’y trouve un peu après l’écrasement du Printemps de Prague par les Soviétiques. Retour à Hambourg où Eugen abandonne Isole pour Moscou où, mathématicien génial, il travaille sur la théorie...des probabilités. Isole fait d’Helen son double en lui attribuant son propre prénom. Isole a un autre double en la personne de Magdalena, l’autre amour d’Eugen, qui affirme à Helen être sa mère et qu’Eugen n’est pas son frère mais son père. Qu’est-ce qui est "vrai" ? Helen revient auprès du vieillard, qui meurt rapidement ; la tombe d’Eugen est ouverte et, auprès de ses restes, elle découvre un squelette d’enfant : celui du bébé abandonné par Magdalena ? Comment alors ne pas penser « Je ne suis née nulle part et surtout de personne, d’aucune histoire singulière ».
Le lecteur resterait perplexe si la seule intrigue l’avait retenu, mais il se souvient que, dans la mythologie grecque, Hélène avait une sœur jumelle (Clytemnestre), et d’autres éléments du récit évoquent ce motif du double. Isole et Magdalena sont en tout opposées, figures d’Iseut et de [Marie] Madeleine, chacune d’elles double ; Eugen, en dehors de ses travaux de mathématiques, écrit, ce que Quentin Wilner B. entendait faire sans y avoir jamais réussi, et Helen tire du fond d’une malle un manuscrit, Le Livre de Judith — double de celui que l’on est en train de lire ? Le prénom de la mère d’Eugen est double par nature puisque c’est un palindrome, Hannah, alors que ceux de plusieurs personnages sont, au regard de l’onomastique française, incomplets : (Helen(e), Isol(d)e, Eugen(e). Eugen s’est tiré une balle dans la bouche et Quentin devenu monstre marin avale Helen (« je tombe dans la bouche de Quentin W. B. »), qui est ensuite « crachée sur une plage ». Et sur la scène du théâtre se rejouent les violences de l’Histoire...
La métamorphose du vieillard en poisson est rêvée, mais elle en annonce d’autres, en particulier celle d’Helen qui s’aperçoit que sa voix change et devient masculine, avant de sentir son corps devenir autre – « C’est une sorte d’extase que d’avoir à l’intérieur, possession et prodige, un corps doublé ». Le rêve lui-même est peut-être celui d’un narrateur qui a noté l’histoire d’Helen : on reconnaît en effet dans le début du récit une porte cochère qui ouvre sur d’autres mondes si l’on parvient à l’ouvrir, et c’est la même qui débutait Des Métamorphoses, le précédent livre de Marie Cosnay. Quand Le fils de Judith s’achève, « un jeune homme regarde, assis sur le trottoir, une jeune fille (...) » : l’un et l’autre étaient déjà là à l’ouverture du récit, qui peut donc recommencer.
L’Histoire est présente, on l’a vu, et il faut préciser que Quentin Wilner B. et son épouse ont fui l’Allemagne en 1938, le nom de jeune fille d’Hannah étant Heimann. Ce fond, avec d’inquiétantes lueurs d’incendie, met en valeur l’étonnant jeu entre réel et imaginaire qu’est Le Fils de Judith .
Marie Cosnay, Le Fils de Judith, Cheyne, 2014, 96 p., 16 €.
La recension a paru dans Sitaudis le 5 mars 2015.
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13/03/2015
Cesare Pavese, Le métier de vivre
Que dire si, un jour, les choses naturelles — sources, bois, vignes, campagne — sont absorbées par la ville et escamotées et se rencontrent dans des phrases anciennes ? Elles nous feront l’effet des theoi, des nymphes, du naturel sacré qui surgit d’un vers grec. Alors la simple phrase « il y avait une source » sera émouvante.
Le sentiment terrible que tout ce que l’on fait est de travers, et ce qu’on pense, et ce qu’on est. Rien ne peut te sauver, parce que, quelque décision que tu prennes, tu sais que tu es de travers et en conséquence ta décision l’est aussi.
Avec les autres — même avec la seule personne qui émerge — il faut toujours vivre comme si nous commencions alors et devions finir un instant plus tard.
Cesare Pavese, Le métier de vivre, traduction de l’italien par Michel Arnaud, Gallimard, 1958, p. 249, 251, 256.
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12/03/2015
Hélène Sanguinetti, Alparegho, Pareil à rien
La nuit partout dans la maison.
La nuit partout dans la maison.
Bave tient à la vitre,
avec des pics
et des crevasses.
Escargot,
escargot écrasé,
bouillonnant,
maison sur son dos,
plus de maison !
Il tenait aux feuilles, il y buvait,
la maison brillait, ne brille plus !
Ah bon, ne brille plus.
Voilà pour lui, voilà pour l’espion
qui oublie de rouler sa paillasse, et s’endort
sans pointu de coude dans l’oreille , voilà ce qui est juste.
Aujourd’hui
va dépasser la courbe des montagnes,
prendre les fils, s’y prendre,
et la mer, elle aussi, saura.
Parce qu’entre toutes les choses,
il y a des voix incessantes qui circulent,
indestructibles et lentes elles circulent
sans klaxonner
sans faire de bruit connu
sans geste ou air connu
sans air comme pour nous.
Il y a des voix indestructibles qui circulent.
Ah bon, il y a des voix.
[...]
Hélène Sanguinetti, Alparegho, Pareil à rien, Amandier,
2015, p. 33-35.
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