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23/05/2015

Pierre Chappuis, La rumeur de toutes choses

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Nicolas de Staël

 

   Tellement de force dans le geste, dans la simplicité, le dépouillement des formes, tellement de violence, d’intensité dans les couleurs qu’on est comme précipité dans l’immobilité d’une tourmente, tout à la fois transporté et cloué sur place. Plénitude et gouffre.

 

Désarroi de la lecture

 

   Lire : triturer, malaxer, tordre et détordre au plus près d’une vérité qui échappe.

   Des notes de lecture éparses sur la table, réduites au strict minimum, parfois plus développées, des phrases ou bribes de phrases recopiées, des réflexions adjacentes, d’inattendus croisements de chemins, une errance sans but, inquiète et captivante : le livre lu et relu se défait, soumis à une véritable mise en pièces — en vue de quelle remise en état pour l’instant douteuse, impossible, quelle reconstitution toujours à remettre en cause ?

 

Pierre Chappuis, La rumeur de toutes choses, Corti, 2007, p. 80, 84-85.

22/05/2015

Sandra Moussempès, Vestiges de fillette

                Sandra Moussempès (c) Didier Pruvot.jpg

                                          Reflet 1

 

   Lèvres dévastées, le rouge vif déborde, les yeux sans fin au contour aguicheur, elle s’accroupit (pagne mauve lèvres offertes tee-shirt près du corps), regarde au loin, les traces noires autour des yeux, sourcils maladroitement repeints de la main d’une enfant, la lumière opaque, moue d’une fillette, rayons roses sur le corps, secret de la paille autour de ses cuisses refermées, elle s’imagine de l’autre  côté du miroir.

 

                                            Reflet 2

 

   Les draps noirs sur les seins, dessein caché de l’autre monde. La dentelle d’une bretelle soutient la gorge dorée, dorure éternelle, les cheveux blonds, délavés par temps orageux, embroussaillés, sa bouche enflammée, le rouge dévie, regard docile presque doux (les pleurs ou le discours indicible d’une nuit blanche) elle tient au cœur du corps le drap froissé, elle, blonde à gémir, l’œil glauque et langoureux, désir tiède  de l’autre corps, luxure des lumières, l’éclat de sa peau, en plein jour, émaillée.

 

Sandra Moussempès, Vestiges de fillette, Poésie / Flammarion, 1997, p. 103-104. © Photo Didier Pruvot.

21/05/2015

Hilda Doolittle, Trilogie

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       Hommage aux anges

 

                    [1]

 

Hermès Trismégiste

est le patron des alchimistes ;

 

sa province est la pensée,

inventive, rusée et curieuse ;

 

son métal est le vif-argent,

ses clients, orateurs, voleurs et poètes ;

 

vole donc, ô orateur,

pille, ô poète,

 

prends ce que la vieille église

trouva dans la tombe de Mithra,

 

bougie et écriture et cloche,

prends ce sur quoi la nouvelle église a craché

 

ce qu’elle a détruit et cassé ;

ramasse les fragments de verre brisé

 

et de ton feu et de ton haleine,

fais fondre et intègre,

 

ré-invoque, re-crée

l’opale, l’onyx, l’obsidienne,

 

à présent éparpillés en tessons

que foulent les humains.

 

H[ilda] D[oolittle], Trilogie, traduit par Bernard

Hoepffner, Corti, 2011, p. 57-58.

20/05/2015

Eugenio Montale, La tourmente et autres poèmes

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                        Jour et nuit

 

Même une plume en volant peut dessiner

ta silhouette, ou le rayon qui joue à cache-cache

entre les meubles, répercuté du toit

par un miroir d’enfant. Sur le pourtour des murs

des traînées de vapeur allongent l’aiguille

des peupliers ; en bas sur le perchoir s’ébroue le perroquet

du rémouleur. Puis la nuit étouffante

sur la place, le bruit des pas, et toujours cette dure fatigue,

sombrer pour resurgir semblable

depuis des siècle, ou des instants, de cauchemars qui ne peuvent

retrouver la lumière de tes yeux dans l’antre

incandescent — les mêmes cris encore, les mêmes pleurs

sur la terrasse

si retentit le coup soudain qui te rougit     

la gorge et brise l’aile, ô téméraire

annonciatrice d’aubes,

et que s’éveillent cloîtres et hôpitaux

au son lacérant des trompettes

 

                                                       (traduction Louise Herlin)

 

Eugenio Montale, La tourmente et autres poèmes, Poésies III, Gallimard,

1966, p. 33.

19/05/2015

Alain Veinstein, Dix pas avant les ruines

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[...]

Pour commencer, je tourne le dos au passé, à l’enfance où il y a la mort...

 

Hors de ses jambes, pour que la phrase ne se referme pas...

 

Ce n’est pas le dernier jour... Au début, il faut écrire sans amour...

 

Pas question de décrire les lieux, les personnages... Pas trace d’affaire d’homme... Je refuse l’aide d’une description de la terre... Je ne tire pas profit d’une scène... d’un concours de circonstances qui m’aurait permis de franchir un grand pas... D’un trait de plume, j’écarte les événements : personne, rien... Je ne m’appuie sur personne et sur rien...

 

De la précarité, je fais un théâtre... Enfance encore... Difficile  de s’arracher ces lambeaux d’enfance... Et cette haine qui me tient... Face au personnage féminin, je puise dans la haine mon désir de l’ouvrir... Je rêve de mise à nu, de sang... Ce n’est pas une violence mauvaise... C’est mon amour, de très loin, hors de portée des lèvres... Je dis mon amour, étourdi encore, désarmé par le bruit d’un pas... Désarmé comme par le fracas, plus haut, de la caisse... J’ai fait un pas et, à chaque pas, s’enfonce une dernière demeure.

 

J’ai fait un pas et rêve d’un autre pas comme au début de la vie... Presque la force d’écrire à bout portant...

 

Je parle du premier pas à partir de la mort... Un temps lointain... Quelques arpents de terre où j’aurais trouvé ma nourriture... Toute  une histoire... Je me souviens de quelques pas perdus... Et de la peur, rencontrée à chaque coin de phrase...

[...]

 

Alain Veinstein, Dix pas avant les ruines, dans L’introduction de la pelle, Seuil, 2014, p. 357-359.

18/05/2015

Amelia Rosselli (1930-1996), Document 1967-1973

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             à Schubert

 

Une mélodie couleur orange avait retenti

dans mes oreilles si attentives au solfège

d’un violon assez net pour me toucher

jusque dans mes fibres nerveuses (le

grand cœur) qui ma tiraient par les cheveux

pendant que je dansais avec la mélancolie ce

soir-là où je n’avais pas de rendez-vous.

Mélodie éternelle et inexplosée, mélodie

de sentiments qu’on ne peut pas violer

dans le secret tombal de l’apôtre : apôtre

de quoi ? — d’une quasi désespérée quelquefois

allègre, exposition de vos tableaux

mentaux, sentimentaux et ordinaires : l’amour

dans une boîte bien fermée n’eut pas le temps

de demander pardon.

 

Amelia Rosselli, Document 1966-1973, traduction de

l’italien et postface de Rodolphe Gauthier, La Barque,

2014, p. 20.

17/05/2015

Tristan Corbière, Las Amours jaunes

                                                                     

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                          À un Juvénal de lait

 

                           Incipit, parve puer, risu cognoscere

 

À grands coups d’aviron de douze pieds, tu rames

En vers... et contre tous — Hommes, auvergnats, femmes. —

Tu n‘as pas vu l’endroit et tu cherches l’envers.

Jeune renard en chasse... Ils sont trop verts — tes vers.

 

C’est le vers solitaire. — On le purge. — Ces Dames

Sont le remède. Après tu feras de tes nerfs

Des cordes-à-boyaux ; quand, guitares sans âmes,

Les vers te reviendraient, déchantés et soufferts.

 

Hystérique à rebours, ta Muse est trop superbe,

Petit cochon de lait, qui n’as goûté qu’en herbe,

L’âcre saveur du fruit encore défendu.

 

Plus tard, tu colleras sur papier tes pensées,

Fleurs d’herboriste, mais, autrefois ramassées,

Quand il faisait beau temps au paradis perdu.

 

Tristan Corbière, Les Amours jaunes, dans Charles Cros,

T. C., Œuvres complètes, édition établie par Louis Forestier

et Pierre-Olivier Walser, Pléiade / Gallimard, 1970,

p. 764-765.

 

16/05/2015

Andrea Zanzotto, Idiome, Traduit par Philippe Di Meo

 

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                                         Écoutant depuis le pré

 

Sur la touche, le doigt anéanti insiste

sur une note toujours ratée

et pourtant inhumainement juste

  au-delà de tout exemple réussie

Une note, jusqu’à ce que sang soit le doigt,

puis, il s’estropie, en un mouvement

  de trille raté

au-delà de tout exemple

néanmoins reréussi

Rayonnant depuis toute chose, une offre infinie

parvient sur cette note, sur ce doigt

énervé, et d’ailleurs depuis longtemps anéanti,

qui veut la prendre en charge, donner crédit

  à une partition universelle possible,

déverser d’une bande enregistrée

dans une autre

non moins mythique instrument

Une adresse ou une déclaration d'expéditeur

insistante comme bec de pic-vert,

c’est sur ce doigt que tape l’offre,

  sienne-unique, de rien-du-tout, qui n’allèche rien,

  et, toujours creusant sur cette touche,

  et toujours la ratant, dans la déserte

réalité, qui par ailleurs s’affine comme matin,

son obstination contre tout pourquoi,

son inépuisable ni existible pour qui, pour quoi,

  ajuste, devine

 

 

Ascoltando dal prato

 

Insiste il dito annichilito sul tasto

in una nota sempre sbagliata

eppure disumanamente giusta

  al di là di ogni esempio azzeccata

Una nota fino a che sangue è il dito

e poi si azzoppa in uno sbagliato

  movimento di trillo

  al di là di ogni esempio

  tuttavia riazzeccato

Un’infinita, irraggiante da tutto, offerta

arriva su quella nota, su quel dito

innervosito, anzi da tempo annichilito,

che vuol farsene carico, dar credito

  a un possibile universale spartito

  riversare da un nastro registrato

  a un altro

  non meno mitico instrumento

Un indirizzo o un’una dichiarazione di mittente

come becco di popicchio insistito

è in quel dito cha batte l’offerta

  sua-unica, da-nulla, che nulla alletta

  e che scavando per sempre in quel tasto

  e sbagliandolo sempre, nella deserta

realtà che per altro come mattina s’affina,

la sua ostinazione contro ogni perché,

il suo per chi per che non mai esauribile

  né esistibile assesta, indovina

 

 

Andrea Zanzotto, Idiome, traduction de l’italien, du dialecte haut-trévisan (Vénétie)  et préface par Philippe Di Meo, José Corti, 2006, p. 36 et 37.

15/05/2015

Bernard Noël, Monologue du nous : recension

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   On n’oublie pas que Bernard Noël a publié un Dictionnaire de la Commune en 1971, heureusement réédité en 2000 par Mémoire du Livre, ouvrage « pour inviter le présent à rejouer le passé » puisqu’il rassemble les noms des acteurs de ce qui fut une tentative de transformation radicale des rapports sociaux. Bernard Noël n’a pas cessé depuis d’écrire pour représenter, autant que faire se peut, la complexité du réel tel qu’il le vivait et l’on peut prendre aujourd’hui la mesure de ce travail d’éclaircissement grâce aux trois premiers volumes de son œuvre publiés chez P.O.L. Monologue du nous poursuit à sa manière une tâche qui ne peut avoir de fin.

 

   Qu’est ce "nous" ? Un groupe de 4 militants qui rejettent la société telle qu’elle est. Symboliquement, le nous est un refus du "je",  ce je qui s’est imposé au cours des années 1970 chez les dirigeants des partis dits de gauche pour commenter les faits politiques. Le nous est une petite structure de dialogue pour décider et agir : Bernard Noël construit une fiction dont les personnages et leurs projets évoquent les Brigades rouges ou Action directe. Tout se passe à Paris et dans la banlieue proche, après 2012 selon certains indices — voir une allusion transparente avec le « galant péteux tapi à l’arrière d’un scooter ». À la fin d’une manifestation, un policier entre dans la camionnette du groupe, est assommé et emmené dans une maison : son enlèvement semble passer inaperçu et la question se pose : quoi en faire ? À la suite d’une lutte, il est tué et enterré, et naît alors le projet d’abattre des dirigeants d’institutions qui participent activement au développement du capitalisme. Divers éléments se greffent sur ce récit : le nous publie un journal, accepte un contact avec la préfecture pour mieux approcher ses cibles, abat un banquier ; un autre nous de 4 militants s’est formé qui exécute un autre banquier  ; etc. La trame, fort simple, importe moins que les principes qu’exposent ce nous.

 

   Il y a d’abord un constat, « toute opposition est désarmée par l’élection d’une gauche aussitôt passée à droite », et une certitude : la révolte est inefficace, seulement « mouvement sentimental ». Ce qui n’exclut pas que s’impose « la nécessité de l’illusion » d’être des acteurs dans la société. Seule cette illusion peut donner le goût de vivre, cependant il ne s’agit pas de penser que l’action  changera quoi que ce soit au cours des choses ; dans un manifeste publié dans leur journal, le nous explique : « notre action est désespérée et c’est du seul désespoir qu’elle tire sa force et sa nécessité ». Tuer des banquiers, ou des dirigeants d’un gouvernement, ne changera en rien « la dissolution de tous les repères sociaux », et cela n’échappe pas au nous, mais le choix des privilégiés qui le constituent est de préférer « les actions désespérées au salut », et parallèlement la destruction de soi par l’alcool et la drogue. Un rejet, donc, de tout ce qui pourrait ressembler à la vie sociale acceptée par la majorité. Une volonté aussi de sacrifice qui a quelque chose de religieux : le groupe projette de se faire sauter au milieu de dirigeants, assurant par ce « sacrifice » son « effacement » et son anonymat.

 

   L’aboutissement des actions isolées, c’est l’ « abîme », puisque leur seul résultat est de « nuire » au pouvoir, sans que rien d’autre ne bouge. Si elles ne modifient rien, le récit ne peut se poursuivre : il ne ferait que décrire des assassinats successifs ; la seule issue pour Bernard Noël était de faire disparaître, d’une façon ou d’une autre, le nous : il choisit leur arrestation : « démembré en quatre suspects, [le groupe] se voit contraint, sous bonne escorte, à mettre fin au Nous. » C’est aussi la fin de l’idée que le type de violence retenu par le nous puisse être légitime — et le lecteur reste devant la question : Que faire ?

 

Bernard Noël, Monologue du nous, P.O.L, 112 p., 8,90 €.

Cette recension a été publiée sur Sitaudis le 4 mai 2015

 

 

 

 

 

14/05/2015

Nathalie Quintane, Tomates

 

                                 nathalie quintane,tomates,école,inégalité,ouvrier,voile,littérature,maigregros

   On ne doit pas entrer avec un couteau dans un établissement scolaire. Les portiques détecteurs de métaux détectent les couteaux. On installe des portiques détecteurs de métaux à l’entrée des établissements scolaires.

 

   Il vaut mieux avoir le bac pour entrer sur le marché du travail. Le bac d’aujourd’hui ne vaut plus rie,. Ceux qui ont le bac ne valent rien sur le marché du travail.

 

   Les fils d’ouvriers n’accèdent pas aux classes préparatoires aux grandes écoles. On ferme les usines, il n’y a plus d’ouvriers, et donc plus de fils d’ouvriers. Les classes préparatoires ne sont pas fermées aux fils d’ouvriers.

 

   Fumer tue. Quand on est à côté d’un fumeur, on fume. Les fumeurs sont des assassins.

 

   Des anarchistes ont écrit des livres. Des anarchistes ont lancé des bombes. Il y a parmi ceux qui écrivent des livres des gens qui lancent ou lanceront des bombes.

 

   Des musulmans obligent des jeunes filles à porter le voile. Les jeunes filles doivent être libres de ne pas porter le voile. On vote une loi qui oblige les jeunes filles à ne pas porter le voile.

 

   La littérature n’est pas accessible au grand public. Le grand public veut faire la fête. La littérature c’est la fête.

 

   La nourriture qui ne fait pas grossir est chère. Il y a des pauvres. Les pauvres sont gros.

 

(Etc.)

 

Nathalie Quintane, Tomates, Points / Seuil, 2014 [P.O.L, 2010], p. 70-72.

© Photo publiée dans Politis.

13/05/2015

Paul Louis Rossi, Visage des nuits

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                         Gens de peu

 

Gens de peu et gens de rien

Quel est le bras qui vous retient

 

Lorsque vous passez la Seine

Sans amours qui vous soutiennent

 

Vous pensez je le sais bien

Sans veine que tout est vain

 

Sans amis qui se souviennent

À vous jeter dans la Seine

 

Sachez que ce n’est pas la peine

De troubler l’eau avec des larmes

 

Essayez de donner l’alarme

Si le courant vous entraîne

 

Le Fleuve est moins bon que vous-même

Pourquoi voulez-vous qu’il vous aime

 

Paul Louis Rossi, visage des nuits, Poésie /

Flammarion, 2005, p. 97.

© Photo Chantal Tanet

 

11/05/2015

Henry David Thoreau, Walden ou la vie dans les bois

 

 

                        Pendaison de crémaillère

 

 En octobre je m’en allais grappiller aux marais de la rivière, et m’en revenais avec des récoltes plus précieuses en beauté et parfum qu’en nourriture. Là aussi j’adirai, si je ne les cueillis pas, les canneberges, ces petites gemmes de cire, pendant d’oreille de l’herbe des marais, sortes de perles rouges, que d’un vilain râteau le fermier arrache, laissant le marais lisse en un grincement de dents, les mesurant sans plus au boisseau, au dollar, vendant ainsi la dépouille des prés à Boston et New York ; destinées à la confiture, à satisfaire là-bas les gouts des amants de la Nature. Ainsi les bouchers ratissent les langues des bisons à même l’herbe des prairies, insoucieux de la plante déchirée et pantelante. Le fruit brillant de l’épine-vinette était pareillement de la nourriture pour mes yeux seuls ; mais j’amassai une petite provision de pommes sauvages pour en faire des pommes cuites, celles qu’avaient dédaigné le propriétaire e tles touristes. Lorsque les châtaignes furent mûres j’en mis de côté un demi boisseau pour l’hiver. C’était fort amusant, en cette saison, de courir les bois de châtaigniers alors sans limites de Lincoln, — maintenant ils dorment de leur long sommeil sous la voie de fer — un sac sur l’épaule, et dans la main un bâton pour ouvrir les bogues, car je n’attendais pas toujours la gelée, parmi le bruissement des feuilles, les reproches à haute voix des écureuils rouges et des geais, dont il m’arrivait de voler les fruits déjà entamés, attendu que les bogues choisie par eux ne manquaient pas d’en contenir de bons.

 

Henry David Thoreau, Walden ou La vie dans les bois, traduction L. Fabulet, Gallimard, 1967 [1922].

10/05/2015

Walter Benjamin, Rastelli raconte, traduction Philippe Jaccottet

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                                            Le souhait

 

   Un soir, pour la fin du sabbat, les juifs étaient réunis dans une misérable auberge d’un village de Hasidim. C’étaient des gens du coin, à l’exception d’un individu que personne ne connaissait, un homme en haillons, particulièrement misérable, accroupi dans l’ombre du poêle, tout au fond de la salle. On avait parlé à bâtons rompus. Soudain, quelqu’un demanda quel souhait chacun ferait, si on lui en accordait un. L’un voulait de l’argent, l’autre un gendre, le troisième un établi neuf, et ainsi de suite.

   Quand chacun eut opiné, il ne resta plus que le mendiant du coin du poêle. Celui-ci n’obtempéra aux questionneurs que de mauvaise grâce et non sans hésiter :

— Je  voudrais être un roi très puissant, régnant sur une vaste contrée, et qu’une nuit, comme je dormirais dans mon palais, l’ennemi franchit la frontière et qu’avant les premières lueurs de l’aube ses cavaliers eussent atteint mon château sans rencontrer de résistance et que, brutalement tiré de mon lit, sans même le temps de passer un vêtement, j’eusse dû prendre la fuite, en chaise, traqué jour et nuit sans relâche par monts et vaux, forêts et collines, jusqu’à trouver refuge ici même, sur un banc, dans un coin de votre auberge. Tel est mon souhait.

   Les autres se regardaient, interloqués.

— Et qu’en aurais-tu de plus ? demanda quelqu’un.

— Une chemise, répondit le mendiant.

 

Walter Benjamin, Rastelli raconte, traduction Philippe Jaccottet, Points / Seuil, 1987, p. 92-93.

 

09/05/2015

Jean Daive, Monstrueuse

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Une maison basse

en angle dans un parc en fleur

ne dort pas

n’allume rien, la nuit

quelques sons, dedans et dehors

étouffés, résonnent

des bois creux

battent contre des palissades

un homme seul frappe des cuillères

en bois

pour suspendre au-dessus

des jardins en fleur

l’acrobate, l’arlequin, l’écuyère

il remonte le mécanisme d’un conte de fée

autrefois raconté à l’oreille

par une famille qui tourne les tables et les renverse

à transmettre les omissions

 

Jean Daive, Monstrueuse, Poésie / Flammarion,

2015, p. 128.

08/05/2015

Fernando Pessoa, Pour un "Cancioneiro"

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Une pluie tombe du ciel gris

Qui n’a aucune raison d’être

Il n’est pas jusqu’à ma pensée

Où ne ruisselle de la pluie.

 

J’ai en moi plus grande tristesse

Que celle-là que je ressens

Je veux me la dire mais elle

A le poids de ce que je mens.

 

Car en vérité je ne sais

Si je suis triste ou pas triste,

Et légèrement la pluie tombe

(Car Verlaine y a consenti)

À l’intérieur de mon cœur.

 

Fernando Pessoa, Pour un « Cancioneiro »,

traduction Patrick Quillier, dans Œuvres

poétiques, Pléiade /Gallimard, 2003,

p. 737-738.