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04/11/2020

Julien Bosc, Le coucou chante contre mon cœur

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Ce livre posthume de Julien Bosc, en chantier probablement avant 2016, reprend plusieurs des motifs qui lui étaient chers et l’on y entend pleinement sa voix singulière. Le lien avec les livres précédents est au moins une fois explicite ; ainsi un fragment où il est dit qu’un homme sait lire « le verso des miroirs » a donné le titre Le verso des miroirs (2018). Mais ce ne sont pas seulement des mots semblables qui construisent des voies de passage entre les livres, plus profondément est constante la présence de ce qui le hantait : la mémoire des camps d’extermination, de la violence qui ne cesse. Le rêve mais non l’illusion d’une société harmonieuse, le lien profond avec la nature, l’amour d’une femme n’ont pu, dans une solitude choisie, contrebalancer la certitude d’un désastre général.

Julien Bosc connaissait « les souffrances d’un nom / Élu pour le pire » : juif de naissance, il portait toujours les images des camps ; motif principal d’un autre livre, De la poussière sur vos cils (2015), elles sont encore très présentes ici. La destruction n’est pas seulement celle des corps, c’est aussi celle des noms, de toute identité quand il ne subsiste que des cendres et que tout de ce qui a été vécu disparaît à jamais. Ce qui est insupportable à Julien Bosc, c’est à la fois l’extrême difficulté d’imaginer ce que fut le chemin de ceux qui ne revinrent pas des camps et le fait que la voix des survivants n’a pas été (ne pouvait pas être ?) entendue :

                        Les silhouettes rescapées s’extirpèrent du brouillard 
                        Parler épousa l’innommable 
                       Tout fut tenté pour dire
                       Rien ou peu fut entendu
                       Puis tout fut tu

Une femme morte dans un des camps apparaît dans un rêve, invisible mais active, nue sur un cheval et aux longs cheveux comme lady Godiva. Le narrateur accueille cette figure étrange, « mirage » qui « diffus(e) les songes » et qui lui apprend chaque nuit un dizain, le chargeant avant de rejoindre les morts de « poursuivre son chant ». L’écriture naît donc de la nécessité de conserver la mémoire du vécu, de dénoncer « les démences » des tyrans, de défendre ceux qui fuient « la misère et la guerre ». C’est pourquoi dans les dernières pages du livre le sort des migrants, qui meurent en traversant la Méditerranée, est rapproché de celui des Juifs exterminés par le nazisme : Julien Bosc emploie une comparaison sans ambiguïté : « Ils montent mille à bord / Quand le rafiot n’en supporte pas vingt / tels jadis les wagons / qui roulaient vers l’hourban. » ; "hourban", « ruine » en hébreu, est un terme théologique, relatif à la destruction du premier et du second Temple, abandonné aujourd’hui au profit de "Shoah". Le lien est poursuivi : la destruction des Juifs s’est déroulée sans que personne n’en dise rien et la mort des migrants laisse muet, « Qui peut entendre leurs cris ? Personne ou si peu », d’où le constat qui clôt le livre : tout le monde est coupable de garder le silence devant la tragédie, et notamment l’écrivain « À qui la langue manque : / Pour dénoncer ».

Cette impossibilité d’exprimer à propos du réel ce qui devrait l’être parcourt tout le livre ; dès son début, à côté de la forêt, de la mer, donc de la nature telle qu’elle est imaginée par le narrateur, il n’y a rien, ou plutôt « Ce qui doit être dit mais ne peut ». Face au désastre est construite la fiction d’un monde harmonieux où se réfugie un temps le narrateur ; après qu’il eut été battu et torturé parce que différent, il est exilé sur une île très étroite et s’invente alors une sorte de paradis où il est soigné par une sangsue (elle suce ses nécroses) et une épeire (ses toiles suturent les plaies) ; il apprend les oiseaux et, les jours de mélancolie, « le coucou chante contre (s)on cœur ». Tableau idyllique qui fut celui d’un âge d’or détruit par « l’invention des races », la volonté d’accumuler des biens, les conquêtes. Il y a chez le narrateur une hésitation entre une vision proprement apocalyptique (« Le ciel s’obscurcit / Chargé de cendres et de plaintes [...] ») et le rêve d’un monde réconcilié (« Le ciel s’ouvrit / Les oiseaux s’accouplèrent /[...] », parcours d’un extrême à l’autre qui ne permet pas de vivre aisément dans le monde éloigné de ces deux visions.

La tentation est toujours de se retirer, de se dépouiller de tout pour recommencer à vivre, être « Nu de peau de tout / Pour l’aventure la dérive l’amour la mort. » ; l’un des rêves du narrateur découvre d’ailleurs la femme aimée morte dans un fossé mais qui s’éveille — donc tout à fait nouvelle —, et la femme désirée, « contre soi », éloigne « les terreurs et la mort » ; mais le narrateur hésite constamment entre cette relation apaisante et le repli, en particulier la solitude devant la mer qui est « la beauté tout ici devant soi ». Le texte regorge de mots relatifs à la mer (tempête, fanal, naufrage, radeau, phare, lames, vague, écume, clapot, etc.) et aux oiseaux de mer, et l’on retrouve la fascination pour la mer à l’origine de La Coupée (2017).

La forme d’écriture privilégiée dans ce livre s’accorde avec le propos, il s’agit de l’énumération, souvent de groupes nominaux, parfois d’infinitifs, qui sortent le procès du temps et de la personne, énumération chaque fois proche de la psalmodie :

                       L’ivresse du pouvoir
                       Le dédain de la parole donnée
                       La compromission des maîtres
                       Le mépris vis-à-vis des plus pauvres
                      L’insanité des mieux pourvus
                      Les noyés dans l’indifférence
                       La déportation
                       Les camps
                       La mer cimetière
                      Que regretterai-je ?

Il s’agit, par ce procédé, de « tenter de dire ce qui est » (La Coupée, p. 26), la lecture même devrait accepter le prosaïsme des vers et viser ce but, effectuée « Sans effet ni intonation particulière // (...) non une litanie / Un chant ». Rythme d’un chant qui ne cherche pas d’effets, « dans la lignée des épopées sans gloire » comme l’écrit justement dans son témoignage Jean-Claude Leroy, l’ami de longue date.

 

Julien Bosc, Le coucou chante contre mon cœur, postface de J.-C. Leroy, collection L’Orpiment, La Réalgar, 2020, 84 p., 15 €. Cette note de lecture a été publiée dans Sitaudis le 23 septembre 2020.

 

27/09/2020

Julien Bosc, Elle avait sur le sein des fleurs de mimosa

julien bosc,elle avait sur le sein des fleurs de mimosa,mer,marée

                          La mer

          Immense large d’huile âtre

À l’infini scintillante d’adamantines constellations déchues

 

 

           Ainsi la découvrit-elle au réveil

Ramenant sur elle le plaid sable dont la marée l’avait dévêtue à son insu

                           Mais

            Sans affecter ses fleurs ni leur tige

 

                            (Ainsi

                       Si n’eût été son effroi

             Non le vent mais la  marée bel et bien)

 

Julien Bosc, Elle avait sur le sein des fleurs de mimosa,

La tête à l’envers, 2018, p. 40.

Photo Tristan Hordé, novembre 2017

26/09/2020

Julien Bosc, Le verso des miroirs

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je sortis à l’heure des  chouettes et cortèges

où une lune orange tout à portée de main

à moi sans lieu un chien mourant ouvrit un chemin vers des rives

et s’étende à mes côtés sur des racines émergées

témoins savants des cécités et des noyades

 

à l’aube

contre la dépouille du chien

un jeune cheval couvert de gui

or sur le tain étoilé deux nénuphars éclos

l’un blanc l’autre diaphane

 

Julien Bosc, Le verso des miroirs, Atelier de

Villemonge, 2018, p. 5.

Photo Chantal Tanet, août 2017

25/09/2020

Julien Bosc, Je n'ai pas le droit d'en parler

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Les mascarets crevèrent les brise-lames et les digues. Le vent laissa les bois chablis jusque par-delà la brande des contreforts.

Mais les champs où faucher le seigle et le blé ? Mais la retraite où fraser le doute et la douleur ?

Des entrelacs de ronces et de genêts ; un amas de lauzes et de pierres.

Et la route ?

Un puits.

Et le chemin ?

Une rigole.

Et la sente qui n’allait nulle part, n’en finissait jamais de revenir au même point ?

Une faille désormais.

 

Julien Bosc, Je n’ai pas le droit d’en parler, Atelier La Feugraie, 2008, p. 31.

Photo Tristan Hordé, août 2017

24/09/2020

Julien Bosc, Le coucou chante contre mon cœur

En hommage à Julien Bosc, disparu le 23 septembre 2018

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Tout fut oublié

Tout fut à réapprendre

S’endormir se réveiller

Se lever marcher

Boire mâcher

Semer récolter engranger

Lutter contre le froid

Inventer l’ombre

Recréer une langue

L’apprendre l’écrire

S’y perdre et en revenir

 

Les silhouettes rescapées s’extirpèrent du brouillard

Parler épousa l’innommable

Tout fut tenté pour dire

Rien ou peu fut entendu

Puis tout fut tu

Tué une seconde fois

Les années passèrent

Des voix se levèrent

Il fallait témoigner

Outre les chiens les mots avaient enfin trouvé leur voie

 

Julien Bosc, Le coucou chante contre mon cœur,

Le Réalgar, 2020, p. 15.

Photo Tristan Hordé, novembre 2017

29/07/2020

Julien Bosc, Le coucou chante contre mon cœur

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Attendre

Ouvert

Ne pas fléchir

Tout silencer

Voir

Se replier au point de n’être plus

La pensée se dilue

Les nerfs fondent

La chair reprend ses droits

Le corps chavire une vague l’emporte les fonds l’accueillent

 

Que m’arrive-t-il

Je ne sens plus rien

Mes oreilles saignent

Un voile froisse mes paupières

Mon ventre fait sous moi

Des mains ou je ne sais me tirent

La bougie s’éteint

Le vent tombe

Avec les pétales du pavot

Le feu l’arc-en-ciel Orion le soleil : pleurerais-je ?

 

Julien Bosc, Le coucou chante conte mon cœur,

Le Réalgar, 2020, p. 25.

© Photo Chantal Tanet

08/07/2020

Julien Bosc, Le coucou chante contre mon cœur

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Du phare mon lieu ma peine mon exil j’ai vue sur les quatre océans

Les mers intérieures

Vue sur l’humanité aveugle et sourde :

Bateaux surchargés tels des charniers

Naufrages

Corps pas plus épais qu’une planche qui se débattent et crient

Sombrent

Introuvables

Ou hommes enfants femmes crevés qui touchent le rivage

Boursouflés d’eau et d’algues pour avoir fui la misère ou la guerre

 

Julien Bosc, Le coucou chante contre mon cœur, le Réalgar, 2020, p. 28.

16/03/2020

Julien Bosc, Neige d'avril

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ce matin sept heures trente

la mésange bleue est la première dans le cerisier

de peu suivie par la nonnette

 

— ça ne vole pas bien haut

— peut-être bien      mais c’est fort réjouissant

ces découvertes de petit jour après

le froid du lit la nuit

des rêves mi-figue mi-raisin

les poussières du réveil

le poêle en bas ici hésitant à reprendre

ça ne vole pas bien haut     moquiez-vous supérieur

mais tout de quoi

sachez

délier le dehors du dedans

 

Julien Bosc, Neige d’avril, dans Des Pays habitables,

N° 1, printemps 2020.

Photo T. H., juillet 3017.

25/09/2019

Julien Bosc, Je n'ai pas le droit d'en parler

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En hommage à Julien Bosc, décédé le 24 septembre 2018

 

(...)

De tant devoir me perdre, voyez : j’ai tiré un trait sur ma voix. Pour cette raison, ce soir, j’aimerais que quelqu’un me parle, me raconte une histoire, vraie ou fausse, cruelle ou tendre, de cape et d’épée ou de compagnon maçon, n’importe, mais à voix haute, que j’en entende au moins une. Et sinon une histoire : un mot, d’une langue vivante ou morte , une injure ou un reproche, sans souci de ma vanité, je les mérite tous ; un cri, sans qu’il me fût ensuite fait grief d’avoir cogné , un sanglot, s’il est un obstacle pour l’écho. Ou comme il vous plaira. Je ne suis pas difficile. Cependant pitié ! pas le vent, pas le bruit des vagues, pas la chute des pierres, pas le grillon ou la pie. Rien qui ne soit pas ta voix.

 

Julien Bosc, Je n’ai pas le droit d’en parler, Atelier La Feugraie, 2008, p. 22-23.

© Photo Chantal Tanet

24/09/2019

Julien Bosc, De la poussière sur vos cils

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En hommage à Julien Bosc, décédé le 24 septembre 2018

 

(...)

— Puis-je vous faire le récit d’un rêve ?

— D’un rêve ?

— Disons cela comme ça

— Oui

 

— J’étais assis, au bas de ce mur, mais un autre lui faisait pendant de telle sorte que j’étais dans un couloir... Je ne sais où le rêve avait commencé, je n’ai que la mémoire parcellaire de ce qui m’en reste, aussi ne puis-je pas vous dire qui ou quoi m’avait projeté dans ce couloir, si même on m’y avait projeté... J’y étais, seul, ni bien ni mal — il s’agissait d’autre chose... —, je ne pensais à rien de particulier mais confusément à tout lorsque soudain des chiens, je crois deux, oui deux chiens m’ont sauté à la figure, je veux dire au visage... Faible comme je l’étais après le trajet qu’on m’avait fait souffrir, je ne pus me défendre, vous vous en doutez. Et, en aurais-je eu la force, qu’aurais-je pu faire contre ces chiens dressés pour la haine ?... Je vous épargne les détails — à vous de même qu’à moi... je ne veux plus m’en souvenir... je dois m’en souvenir... je ne sais pas — mais j’eus le visage dévoré. Mon corps, non ! mes mains, non ! ma tête, non ! Ils n’avaient dévoré que mon visage. Mon visage et mon nom. Et je n’étais pas mort, pas même blessé.

 

Julien Bosc, De la poussière sur vos cils, éditons la tête à l’envers, 2015, p. 22-23. © Photo Tristan Hordé

22/07/2019

Julien Bosc, La demeure et le lieu : recension

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Le livre, recueil posthume dont quelques extraits avaient été publiés dans Rehauts, avait été préparé par son auteur, tout comme Le coucou chante contre mon cœur qui paraîtra en 2020 aux éditions Le Réalgar. On y reconnaît la voix de Julien Bosc (1964-2018), par la présence d’allusions à tel livre précédent et au retour de quelques motifs — celui de la mer et du départ, et, qui donne son esprit à l’ensemble, celui d’une identité introuvable et de la détresse qui l’accompagne. La postface de Jacques Lèbre situe précisément La demeure et le lieu par rapport aux autres livres de Julien Bosc et en donne une lecture sensible et approfondie.

Quelles qu’aient été les variations dans l’écriture des différents livres publiés, une caractéristique réunit la plupart d’entre eux, l’attention au dehors, à ce que l’on hésite à noter, à ce que l’on oublie parce que partie du quotidien le plus ordinaire. Julien Bosc, sans cesse, relève les menues découvertes au cours des marches, les mouvements des oiseaux, la pousse des bourgeons, les couleurs changeantes du ciel, son étonnement quand il saisit quelques bribes de la vie nocturne du hérisson ou de la hulotte, l’épanouissement des fleurs, la préparation des fagots et des bûches à fendre — travail nécessaire quand on se chauffe avec un poêle dans une région aux hivers rudes, la Creuse ; etc. Poèmes de la vie ordinaire, où l’on apprend ce que font les chats Pépère et Minette comme on lit les compliments refoulés de l’auteur devant une jolie marchande légumes ? Oui, si la lecture ne retient que la répétition de petits gestes : il n’y a alors que les traces de moments de la vie, une manière de journal. Non, si le lecteur prend en compte ce qui suit une série d’énumérations et, de là, reprend l’ensemble sous un nouveau jour.

Les vers de plusieurs poèmes débutent par un verbe à l’infinitif, suivi ou non de compléments, comme dans « marcher / regarder / attendre / écouter / laisser dire / effacer / plusieurs fois reprendre / aller dans la nuit / réessayer / croire un instant que oui / or non      déjà demain et rien ». Les actions sont ici données sous la forme la plus générale, pas du tout situées dans le temps, ce qui signifie que l’échec à écrire évoqué n’est pas lié aux circonstances. Comme si « forcer les ferrures de la langue » ne permettait que rarement de fixer « les rares mots rescapés du naufrage ». Ce qui s’exprime sous différentes formes, c’est la quasi-certitude de ne pouvoir (ou savoir) restituer ce qui devrait l’être ; une fois le poème écrit en ayant eu « la sale sensation / parfois / de faire feu de tout bois », alors « preuve est là       rien n’a été dit ». Le doute de soi est rarement surmonté et il est lié à une relation difficile aux choses du monde.

Julien Bosc observe les oiseaux autour de sa maison, les manœuvres (qui échouent) des chats pour les attraper, marche près de la rivière, dans les bois où il surprend une biche, réunit des fleurs des champs : toutes actions qui le réconfortent, mais commence-t-il à brûler feuilles et « vieux genets », les « voir partir en fumée » entraîne une vive mélancolie, « (penser qu’on pourrait se pendre / allez savoir pourquoi à ce moment-là) ». Le lecteur retourne à un livre précédent, De la poussière sur vos cils, où était évoquée la fumée des crématoires, et lit d’ailleurs une autre allusion à ce livre avec « les cendres sur ses cils ». S’arrêtant pour rêver aux figures que le temps dessine sur un vieux mur, Julien Bosc reconnaît une fleur et diverses figures d’animaux mais aussi « la face d’un gisant bouche-bée » et, non pas une silhouette mais « le portrait d’un homme » (souligné par moi) dont les traits « expriment une immense tristesse ». Aussi l’idée de la disparition habite-t-elle le livre, le matin au réveil ou lorsqu’un travail physique occupe la journée, toujours sont présents les « anciens galets dans la gorge », galets déjà dans le poème d’ouverture. Cependant, dans le temps même où tout semble vaciller, être noué, existent une échappée, la possibilité de quitter ce qui provoque la détresse.

Le lecteur revient alors à un autre livre de Julien Bosc, La Coupée, récit en vers d’un court voyage sur un navire conteneur qui l’a fait « passer (…) de l’autre côté du miroir » et, le voyage achevé, il prend soin d’écrire qu’il faudra « prendre garde     à ne sombrer ni toucher le fond ». La mer libératrice et le vocabulaire de la marine sont sans cesse présents dans La demeure et le lieu et aux endroits ou aux moments les plus inattendus. De l’évocation de la nuit et d’arbres en hiver on saute à celle de poussière de coquillage : de là à « un esquif pris dans la tempête », une mouette. La mer est également là quand le vent est fort, « il suffit de fermer les yeux (…) », et c’est le rivage et, la nuit, la lune devient phare pour guider 

vers le large     la côte 

l’aventure         ou sa nostalgie

Un poème est remarquable pour suivre la transformation des éléments du quotidien en paysage marin : une énumération — nom + qualification — de choses vues « de bas en haut » permet de passer d’un ruisseau à des cumulus qui « très lentement dérivent

         sur la voie du retour

         des feux là et là entre la ligne des arbres

le bourdonnement des mouches

les stridulations des grillons

un phare enfin

un port d’attache

et

assis sur une étroite jetée

un vieux pêcheur (…) »

 

Seul le départ pourrait écarter « la pensée d’en finir », sortir de la répétition et de la présence du passé que rappellent de petites actions de la vie de chaque jour. Pourtant, on peut aussi lire dans le souci de les rapporter, comme le sait bien Julien Bosc, « une manière parmi d’autres de conjurer la mort / ou / plus simplement / de déjouer les sempiternelles incertitudes de l’existence ». Certes, sa disparition conduit à lire dans les poèmes des signes de son choix de tout quitter, on peut cependant lire et relire La demeure et le lieu sans rien connaître du destin de son auteur et l’on est fortement touché par sa manière d’empoigner la vie.

 

Julien Bosc, La demeure et le lieu, Faï Fioc, 2019, 80 p., 9 €. Cette recension a été publiée sur Sitaudisle 19 juin 2019.

31/05/2019

Julien Bosc, La demeure et le lieu

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la locution « à bord de nuit »

comme dans « se promener à bord de nuit »

est-elle propre à cette famille de paysans

(de qui je l’affectionne et la tiens)

ou est-elle plus largement répandue

 

quoi qu’il en soit

si elle touche la corde sensible

c’est que

révélatrice des transmutations et métamorphoses

— où s’accordent mots et songes —

elle fait du crépuscule un navire

des cieux la mer

et

de la nuit

l’augure d’une traversée merveilleuse

                                             — si

                                             à bord

                                             et au large déjà

                                             la côte est laissée derrière soi

 

Julien Bosc, La demeure et le lieu, Faï fioc, 2018, p. 39.

© Photo Chantal Tanet

30/03/2019

Julien Bosc, Elle avait sur le sein des fleurs de mimosa : recension

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La phrase titre débute chacune des 9 séquences du long poème posthume de Julien Bosc. Il s’agit d’un récit de rêve qui met en scène un homme et une femme, sans que l’on puisse, à certains moments, déterminer qui, des deux, rêve, cette indécision étant un des éléments de la construction du texte. L’absence de repères temporels (« Un long temps passa / Des siècles peut-être » ; « Un matin d’hier ; « Les années passèrent » ; etc.) et l’indétermination des espaces sont caractéristiques de cet état dans lequel le réel perd ses contours. Seul un élément du monde est présent d’un bout à l’autre du récit, la mer.

Un château est mentionné mais ce décor d’un certain romantisme est bâti devant la mer, par ailleurs la terre est travaillée par les eaux (« côtes hautes et déchirées ») et la plupart des notations qui la concernent la lient à la mer. Les mots employés n’appartiennent pas tous au vocabulaire courant et sont empruntés au lexique technique ; à côté, par exemple, de phare, digue, jetée, proue, hisser les voiles, larguer les amarres, on lira aussi bollard, musoir, amer, videlle, etc., et certaines expressions sont données avec une valeur figurée comme lester son rêve ou, à propos de la robe de la femme, prendre le large. Ajoutons l’existence de gigantesques navires ; sachant que Julien Bosc a voyagé quelques jours sur un porte-conteneurs (voir La coupée, 2016), on pourrait penser seulement à une fascination pour la mer si l’on oubliait qu’elle figure un lieu sans repère, toujours semblable à lui-même, et qu’elle symbolise toujours, conventionnellement, la vie (comme le liquide amniotique) autant que la mort (les dangers de la tempête), donc l’origine et la fin, une traversée et un retour.

L’image de la boucle (du vide au vide) apparaît très tôt dans le poème ; à la question « D’où venez-vous ? » est donnée une réponse complexe ; d’abord « D’un amour fou », ensuite « D’une racine vivace survivant à chacune des saisons et dont le dernier mot est l’écho silencé du premier » ; à l’idée de la vie qui ne cesse s’ajoute celle du retour, du miroir (qui évoque un livre précédent, Le verso des miroirs, 2018) ;  la séquence suivante, donnée entre parenthèses, associe cette idée, avec l’image de la rencontre, à la mort : « (Or / Un matin d’hier / À l’angle de deux rues // La mort). Traversée d’une origine à la disparition. C’est aussi à partir du miroir qui réfléchit la lumière que sont détruits par le feu « Les lieux / Les noms / Les souvenirs (…) / Tout », c’est-à-dire l’espace, le temps, la mémoire (de l’espace et du temps) ; ne subsistent que « elle la fleur la mer » et ce qui est proposé également hors du temps et d’un lieu (« sans début trame ni fin ») et enfin, détachés de la séquence, « Les mots du corps ». On y voit une allusion à un écrit précédent, Le corps de la langue (2016), mais ici se pose la question de la présence, ou de l’absence, du corps.

Paradoxalement le corps apparaît peu dans l’ensemble des séquences. La phrase titre, reprise, implique certes la nudité, et cette nudité est soulignée (« nue et brune », ou blanche comme la dalle de la tombe), mais quand elle est évoquée ce n’est pas dans un contexte amoureux, les mots qui lui sont associés sont tous négatifs : « peine », « amour suffoqué » (donc, étouffé jusqu’à la mort), « trépas », « chancellement »,  « vertige » ; c’est un corps qui n’a plus d’assise, qui se défait, et l’amour est à peine énoncé qu’il disparaît. Ce mouvement vers la disparition répété plus avant, puisqu’elle fait entrer la nuit en elle, par « l’huis de la vie » ; singulier emploi d’un mot archaïque qui permet l’homophonie, lui, l’absent, apparaît en creux. Lorsque le corps (masculin ou féminin ?) vit l’acte amoureux, il n’est aucunement dans l’échange — soumis, yeux bandés, membres entravés —, sinon dans le « sang d’un baiser » et, une fois encore, tout disparaît dans « la tempête les flammes » ; le feu semble encore présent plus avant dans le poème avec le mot « âtre », dont le contexte (« La mer / Immense large d’huile âtre ») écarte l’idée de feu et oriente vers un autre sens : le mot, archaïque lui aussi, signifie « noir » (latin ater). L’absence d’échange se manifeste également dans une autre scène ; l’homme est mort et enterré, « Seule et nue elle l’exhuma / Le mit en elle une dernière fois ». Ces variations autour de l’inaccomplissement d’une relation amoureuse ont leur pendant dans d’autres rapports à l’autre et au monde.

La femme est, d’abord rêvée, introduite « dans le corps du poème » ; ensemble de mots, elle peut s’écarter de la figure conventionnelle de l’amoureuse et se définir sans relation avec ce que le lecteur attendrait ; ainsi, entrée dans le poème, elle délaisse :

                       (…) la veille pour les songes

                       La clarté pour l’ombre

                       Le feu pour le fanal

 

                       (…) Le dialogue pour le ressassement

                       L’étreinte pour le vide

Ce qui est stable, ce qui évoque fortement le réel, ce qui assure le lien à l’autre, tout cela est abandonné au bénéfice de ce qui est du côté de l’oubli, de la répétition, de l’absence. C’est une figure mélancolique qui s’impose dans ce récit, et les voix de l’homme et de la femme ne s’accordent pas — pour autant qu’elles cherchent à le faire. Poème étrange et attachant autour d’un amour fou, dans lequel les visages de l’amour, même rêvés, ne parviennent pas à sortir du chaos.

 

Julien Bosc, Elle avait sur le sein des fleurs de mimosa, Préface Édith de la Héronnière, peinture de Cécile A. Holdban, " la tête à l’envers ", 2019, 76 p., 16 €. Cette note a été publiée sur Sitaudis le 7 février 2019.

 


 

15/10/2018

Étienne Faure, Tête en bas

 

                                  Soirée autour de Tête en bas d’Étienne Faure,

                               avec un hommage à Julien Bosc, éditeur et poète,

                                        le jeudi 18 octobre, à partir de 19 h,

                              librairie Liralire, 116, rue Saint-Maur, 75011, Paris.

 

Étienne Faure.jpg

 

Parfois s’excusant, les livres

— d’avoir vécu, d’être jaunes —

chutent, obscurs,

soudain remarqués sur la planche

par leur absence — on les ramasse,

en relit quelques lignes, extraits de vie,

fulgurances, les adopte un temps

puis leur sens retombe, les mains les rangent

au plus haut, côté ciel, en réchappent

un dactyle, une fleur inhalée de longue date,

foin du monde où s’arrêta la lecture d’avant,

et des lettres d’amour recluses

autrefois parcourues en hâte, emmêlées avec

les mots du livre qui les protègent, les enveloppent,

les mots protégeant les mots jusqu’à la prochaine

lecture quand d’autres mots s’acclimatent

au noir des signes, qu’on y voie.

 

chutes

 

Étienne Faure, Tête en bas, Gallimard, 2018, p. 81.

29/09/2018

Julien Bosc, Le corps de la langue

Julien Bosc, Le corps de la langue, bouche, partage, silence, parole

                                           été 2017

ainsi la langue dans sa bouche

 

                  partagée

 

                  avec les mots

 

                qu’il les silence

                        plie

                      déplie

 

                     attende

         le jour

        attende

         la nuit

        écoute

     laisse faire

        accueille

fasse siens tels quels

             et

 

leur cédant sa voix

 

          parle

 

du bout des lèvres contre ses lèvres à

                           elle

                  buvantses paroles

           à n’en plus finir ni pouvoir

 

                     ni non plus

 

Julien Bosc, Le corps de la langue, Quidam, 2016, np.