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31/07/2023

Jean Tardieu, Histoires obscures

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                 Mémoire morte

 

Près des lambris dorés des bureaux

où les corridors filent dans les miroirs sans fin

chaque porte, chaque pilier

cache un tueur qui s’ennuie et bâille ;

le temps est long et le gage est mince.

 

Cependant au dehors dans l’ombre des immeubles

plus d’un portail abrite de la pluie

une femme debout brillante comme une vitrine

qui regarde avec des yeux vides.

 

— Allô ? — Oui c’est moi ! ... — Il est temps

— Écoutez... Où êtes-vous ?... Où êtes-vous ?

— Qui  parle ? ... qui est là ?... Je n’entendds pas !

 

La mer a annulé ses avenues :

demain le sable sous le pas des caravanes.

Alors l’archéologie dans les roches

confondra nos siècles et nos jours

et la conque d’un téléphone rouillé

ne livrera aucun secret

sur le bourdonnement de nos paroles.

 

Jean Tardieu, Histoires obscures, dans

Œuvres, Quarto/Gallimard, 2005, p. 884

 

13/07/2023

Joseph Joubert, Carnets

 

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Ce monde me paraît un tourbillon habité par un peuple à qui la tête tourne.

Ne coupez pas ce que vous pouvez dénouer.

Le monde intellectuel est toujours le même. Il est aussi facile à connaître aujourd’hui qu’au commencement, et il était aussi caché au commencement qu’il l’est aujourd’hui.

Pensez aux maux dont vous êtes exempt.

La mémoire — qui est le miroir où nous regardons les absents.

 

Joseph Joubert, Carnets, Gallimard, 1994, p. 211, 213, 215, 217, 240.

24/03/2023

James Sacré, De la matière autant que du sens

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          Mémoire

 

Ce qui reste dans la mémoire

N’est-il pas comme un support gravé

Qu’il faut remettre à l’endroit ?

Et pour y voir

On se demande souvent quoi.

James Sacré, De la matière autant que

du sens, Al Manar, 2023, p. 35.

17/11/2022

Jacques Roubaud, Autobiographie, chapitre dix

             

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                     La mémoire

 

ma mémoire se brouille souvent,

la neige incessante des sensations recouvre de son grand

silence blanc les pistes plus anciennes.

Avec quelle bêche creuserai-je ce manteau pour découvrir

sans les effacer les traces du renard de la jeunesse ?

Alors, je pisse dedans.

 

Jacques Roubaud, Autobiographie, chapitre dix, Gallimard, 1977,

p. 114.

 

16/11/2022

Jacques Roubaud, Octogone

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             À P. L. pour son 70e anniversaire

 

« J’ai moins de souvenirs que si j’avais deux ans »

« Ma mémoire n’est plus qu’un souvenir ». Je cite

souvent ces mots. Ce sont deux vers. C’est un peu vite

dire que ce sont vers. Aphorythmr au présent

 

continuel est leur statut. C’est au hasard

d’une recuisson de langage que la suite

de mallarméennes syllabes reste juste

comptable, tu n’as jamais montré tant d’égards

 

pour Alexandre que pour Bach (Johann Sebas-

tian). Le second est un décasyllabe ly-

rique, une invention de trouvères. Pali

 

est le feuillet crayonné d’ans où tu jetas

sa ligne de poids métrique. Sombres paroles.

Ô dure incomplétude des pensives époques.

 (var. : ô rude incomplétude des poussives systoles)

 

Jacques Roubaud, Octogone, Gallimard, 2014, p. 230.

29/09/2022

Nicolas Pesquès, La face nord de Juliau, onze, douze

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                        le 18 novembre (2008)

 

Si, sur une page, je regarde le mot colline, je connais, dans des délais variables, un afflux ou non d’images, d’envies, de mémoire. Une boue de pensée, la soupe des sensations. Il est souvent difficile de les distinguer.

 

Si, maintenant, je regarde la colline, je connais, dans des délais également variables un afflux ou non d’images, d’envies, de mémoire ; La même soupe, la même boue.

 

Le corps a vécu deux activités, a accompli deux choses radicalement différentes. Comment les symptômes pourraient-ils être les mêmes ? Ils ne le sont pas. C’est toute la tragédie et toute l’excitation du monde. 

 

Nicolas Pesquès, La face nord de Juliau, onze, douze, Flammarion, 2013, p. 104-105.

08/07/2022

Camille Loivier, les lignes indéfiniment se poursuivent

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             les lignes indéfiniment se poursuivent

 

mais les lignes transversales — les branches des arbres qui passent au-dessus des murs, les rivières qui courent au-dessous des ponts, les ronces qui vont partout comme les bêtes à quatre pattes, les oiseaux qui sillonnent le ciel bas tout à leur aise, les nuages, les éclaboussures, les brises — ne nous ont pas encore traversée, elles continuent prises dans leur élan de s’éloigner, vers l’ubac et vers l’adret

 

si l’image de l’éléphant, si les sonorités du piano nous ont éloignée transversalement de notre route bordée de murs longs et étroits, au moins aurons-nous écrit, au moins cette durée vaine de vie aura été comblée par cette écriture qui n’a  pas plus de sens que les tracés des vers de bois sous l’écorce desquamée, qui nous semblaient  une écriture des temps reculés, quand les humains n’étaient pas encore des humains, et qu’ensuite nous n’avons fait que penser à cette écriture des vers sur le bois, nous nous sommes résignée à l’écouter, à la retranscrire, à refuser son silence et son insignifiance, à espérer qu’elle retienne notre mémoire

[...]

 

Camille Loivier, les lignes indéfiniment se poursuivent, dans la revue de belles-lettres, 2022, I, p.77.

12/05/2022

Gustave Roud, Air de la solitude

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                  Appel d’hiver

 

Où es-tu ?

Que de fois crié cet appel vers un être, du fond de l’abîme intemporel où ma maison a glissé doucement comme un navire perdu ! L’absolu triomphe dans cette chambre, fomenté par le feu blanc des neiges. Les portraits parlent, les poèmes chantent. Toute une vie s’illumine au miroir profond de la mémoire. Tout éclate et se fige en un inexorable présent. Le cœur sous la pointe du doigt s’exténue et s’arrête. J’appelle, à travers des lieues, des années, et sans songer même à la dérision de ma voix close, un cœur qui bat.

 

Gustave Roud, Air de la solitude, postface Philippe Jaccottet, Poésie/Gallimard, 2002, p. 46.

09/05/2022

Jean-Loup Trassard, L'ancolie

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Chaque sabot ayant son double, inverse comme dans un miroir, le dernier souci sera de percer sur la paire, à l’intérieur des pieds, eux trous conjoints où passer une ficelle de chanvre dont le sabotier tient une grande touffe au plafond de son atelier. Qui peut s’assurer entre le texte écrit et celui qui sera lu, tour à tour l’un entraînant l’autre, d’une relation aussi étroite et continue ? Il faudrait, voilà : que pris dans l’intimité du bois vous gardiez une mémoire étrangère afin, touchant les parois, sans vous perdre d’y inventer — ou découvrir — d’infinies anfractuosités.

 

Jean-Loup Trassard, L’Ancolie,, Gallimard, 1975, p. 152.

19/02/2022

Joseph Joubert, Carnets, II

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Écrire avec l’esprit et la pensée. Ce qui est écrit ainsi paraît d’abord plus lumineux.

 

Montesquieu : il dictait ce qu’il se souvenait d’avoir pensé. Ainsi, tous ces menus remplissages qui font plaisir à la lecture, mais dont la mémoire fait peu de cas ne se trouvent point dans ses écrits.

 

« L’art est de cacher l’art » Oui, dans tout ce qui doit ressembler à la nature. Mais n’est-il rien qui doive ressembler à l’art et par conséquent le montrer ?

 

            

Mes idées ! C’est la maison pour les loger qui me coûte à bâtir.

 

— et combien de bonnes idées viennent dans un grenier à rats — quand il fait mauvais temps.

 

Joseph Joubert, Carnets, II, Gallimard, 1994, p. 33, 34, 36, 37, 43.

16/02/2022

Pierre Vinclair, L'Éducation géographique

             

pierre vinclair,l’Éducation géographique,mémoire

        

(...) je continue dans l’escalier de la mémoire, je me perds dans les salles, je ne sais plus si je descends ou si je monte et c’est un laytinthe, ou si je coule et c’est un océan de vieilles épaves aux vaisselles brisées, céramique pillées, aux motifs effacés,

                  je me cogne à ce mur

 

                  vertical comme un texte

                  une page sans parole

                  livré comme un meuble IKEA

                                qu’il faut monter

 

                  (je ne te demande pas

                  de contempler ce que je dis

                  mais d’obéir, au fond :

 

                  rappelle-toi la voiture

                  sur l’autoroute

                  c’est le mois de novembre

 

                  les paysages quelconques

                  que personne ne peint

                  défilent sous les roues

 

                  la traite négrière et la peinture

                  sont terminées depuis longtemps

 

                  je ne sais plus où l’on pourrait

                  trouver des traces de cela).

 

Pierre Vinclair, L’Éducation géographique, Flammarion

2022, p. 46.

 

14/02/2022

Mina Loy, Manifeste féministe & écrits modernistes

                         

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                      Notes sur l’existence

 

Il importe peu que dans notre propre situation nous ayons pu voyager un million de kilomètres dans cette dimension désolée — l’intériorité. Notre personnalité visible, laquelle borne les confins de l’égo, quoiqu’apparemment étant ce que nous devons être, existe de fait là où nous y renonçons. Notre personnalité visible demeure un mannequin changeant, composé par hasard.

 

Le passé est mort telle une superstition dépassée, une momie au milieu de physionomies effritées dans la poussière de laquelle, des temps à autre, un grain s’incruste dans l’œil de la mémoire.

(...)

La guerre n’a laissé aucune trace en nous à l’exception de la disgrâce que quelques vieilles dames qui publiquement se vautrent sur la tombe de leur fils alors qu’elles auraient dû savoir comment mieux les élever.

 

Mina Loy, Manifeste féministe & écrits modernistes, traduction Olivier Apert, NOUS, 2022, p. 55 et 57.

19/01/2022

Ludovic Degroote, Si décousu

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Filer le présent

 

les murs deviennent vieux

et la hauteur des villes

passe à travers

ceux qui passent

comme sans centre

et sans murs ils passent à travers

cette brutalité du monde

qui s’enferme mal

mémoire en friche

qui les pousse à disparaître

dans la suite du temps

hors de son tour

et de ses coins

mémoire qui s’en va

filer le présent

 

Ludovic Degroote, Si décousu, éditions unes,

2019, p. 43.

10/09/2021

Gustave Roud, Journal

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Lundi 11 novembre [1940]

 

L’oiseau-prophète. L’oreille ouvre parfois sur le cœur — sur une mémoire ancestrale. Le cri nocturne des bêtes de proie atteint en nous quelque chose d’antérieur à toute civilisation. Quel travail d’esprit pour se situer à nouveau, lorsque réveillés en plein sommeil par cette clameur d’un autre âge, qui atteint un autre en nous. — Bouvreuil — l’oreille ouverte sur quelle mystérieuse voie de — communication ?

 

Gustave Roud, Journal, Carnets cahiers et feuillets II 1937-1971, éditions Empreintes, 2004, p. 86.

06/05/2021

James Sacré, Donne-moi ton enfance

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Son corps impossible

 

Je cherche le corps de mon enfance

En mon corps grandi

Qui va bientôt mourir.

J’en aurais rien dit

 

Le corps de mon enfance

Pour te le donner. Et je ne saurai pas

Ce qui est donné.

 

On croit voir quelques gestes

Dans le puits de la mémoire :

 

Si de l’eau brille

Ou de la nuit,

 

Le mot noir ?

 

Quel geste a trop dit sans dire assez

À mon corps d’enfant,

Pour continuer ?

Bientôt la mort, j’attends toujours,

Et vous ?

(...)

James Sacré, Donne-moi ton enfance,

Tarabuste, 2013, p. 79-80.