31/10/2025
Pierre Jean Jouve, Moires

Mémoire
Dans ce château aux trente fenêtres règne la personne aimée, par moi inventée et vraiment fausse. Je suis seul à le savoir quand je passe, voyageur étranger au pays. Nul ne m’interroge, personne ne sait ; le secret est bien gardé. Cependant une part de cette femme était une part réelle de ma vie. En haut vous voyez les remparts de glace ; et en bas le petit ruisseau près des saules ; des montagnes dangereuses se resserrent en ce point même. Les grandes pièces d’apparat ont été fermées depuis ; mais elles me sont familières, puisque j’y ai mis la mort.
Pierre Jean Jouve, Moires, dans Œuvre I, Mercure de France, 1987, p. 1051.
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22/07/2025
Antoine Emaz, Peau

Vert, I (31.09.05)
on marche dans le jardin
il y a peu à dire
seulement voir la lumière
sur la haie de fusains
un reste de pluie brille
sur les feuilles de lierre
rien ne bouge
sauf le corps tout entier
une odeur d'eau
la terre acide
les feuilles les aiguilles de pin
silence
sauf les oiseaux
marche lente
le corps se remplit du jardin
sans pensée ni mémoire
accord tacite
avec un bout de terre
rien de plus
ça ne dure pas
cette sorte de temps
on est rejoint
par l'emploi de l'heure
l'à faire
le corps se replie
simple support de tête
à nouveau les mots
l'utile
on rentre
on écrit
ce qui s'est passé
il ne s'est rien passé
Antoine Emaz, Peau,
éditions Tarabuste, 2008, p. 25-28.
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09/07/2025
Camille Loivier, torii

si les sonorités des chants d’oiseaux m’ont éloignée de ma route bordée de murets longs et étroits, au moins aurai-je écrit, au moins cette durée vaine de vivre aura été comblée par cette écriture qui n’a pas plus de sens que les tracés des vers de bois sous l’écorce desquamée qui me semblaient une écriture des temps reculés, quand les humains n’étaient pas encore des humains, et qu’ensuite je n’ai fait que penser à cette écriture des vers sur le bois, je me suis résignée à l’écouter, à la retranscrire, à refuser son silence et son insignifiance, à espérer qu’elle retienne notre mémoire
Camille Loivier, torii, isabelle sauvage, 2025, p. 45.
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07/05/2025
Jean Genet, Un Captif amoureux
Passons sur le fait très connu que la mémoire est incertaine. Sans malice elle modifie les événements, oublie les dates, impose sa chronologie, elle oublie ou transforme le présent qui écrit ou récite. Elle magnifie ce qui fut quelconque : il est plus intéressant pour quelqu’un d’avoir été le témoin d’événements rares, jamais rapportés. Qui connut un fait singulier unique, participe de cette singularité d’exception. Tous mémorialiste voudrait aussi demeurer fidèle à son choix initial. Avoir été si loin pour s’apercevoir que derrière le ligne d’horizon la banalité est celle d’ici ! Le mémorialiste veut dire ce que personne n’a vu dans cette banalité. Car nous sommes avantageux, nous avons donc avantage à laisser croire que notre voyage d’hier valait ce que nous écrivons cette nuit.
Jean Genet, Un Captif zamoureux, Gallimard, 1986, p. 59.
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25/04/2025
René Char, Le Poème pulvérisé

Marthe
Marthe que ces vieux murs ne peuvent pas s’approprier, fontaine où se mire ma monarchie solitaire, comment pourrai-je jamais vous oublier puisque je n’ai pas à me souvenir de vous : vous êtes le présent qui s’accumule. Nous nous unirons sans avoir à nous aborder, à nous prévoir comme deux pavots font en amour une anémone géante.
Je n’entrerai pas dans votre cœur pour limiter sa mémoire. Je ne retiendrai pas votre bouche pour l’empêcher de s’entrouvrir sur le bleu de l’air et la soif du jardin. Je veux être pour vous la liberté et le vent de la vie qui passe le seuil de toujours avant que la nuit ne devienne introuvable.
René Char, Le Poème pulvérisé, dans Œuvres complètes, Pléiade/Gallimard, 1981, p. 260.
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27/02/2025
Franz Kafka, Journaux

Quand on s’arrête sur un livre de lettres ou de mémoires, quelle que doit la personne concernée (…), qu’on ne le fait pas pénétrer en soi par sa propre force, car pour cela il faut déjà de l’art et celui-ci se suffit à lui-même, mais que cela vous est donné — pour celui qui n’oppose pas de résistance cela arrive vite —,de se séparer de l’étranger ainsi constitué et de consentir à en faire un membre de sa famille, alors ce n’est plus quelque chose de spécial quand, en refermant le livre on se trouve face à soi-même, et que, après cette excursion et ce délassement on se sent à nouveau mieux dans son être propre, renouvelé et secoué à neuf d’avoir été pendant un moment vu de loin, et on reste avec une tête plus libre.
Kafka, Journaux, traduction Robert Kahn, éditions NOUS, 2020, p. 247.
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19/09/2024
Novalis, L'Encyclopédie

Se fiancer = s’efforcer d’attirer l’attention.
Il est étrange que la liaison entre volupté, religion et cruauté n’ait pas depuis longtemps attiré l’attention sur leur affinité interne et sur leur tendance commune.
Du plaisir sexuel — de l’aspiration nostalgique au contact charnel —de la satisfaction en présence de corps humains dénudés. S’agirait-il d’un secret appétit de chair humaine ?
Extase — phénomène lumineux intérieur = intuition intellectuelle.
La mémoire est le sens individuel — l’élément d’individuation.
Novalis, L’Encyclopédie, traduction Maurice de Gandillac, éditions de Minuit, 1966, p. 282, 283, 284, 285, 286.
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01/08/2024
Jacques Roubaud, La pluralité des mondes de Lewis

Mémoire
mémoire : née tardivement
corps continus êtres réels et infinis
loin de l’instant désignés par la souffrance
du souvenir qui ne veut pas que j’oublie
du souvenir qui n’oublie pas ce que je veux
mémoire entretissée de nuits
le temps se reforme autour d’une voix
les surfaces sans nom et le sans nom s’apparient
l’espace s’agrège enfin, se duplique
Jacques Roubaud, La pluralité des mondes de Lewis,
Gallimard, 1991, p. 54.
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13/04/2024
Etel Adnan, Je suis un volcan criblé de météores

Il n’y a pas de grenouilles
dans ce vaste ciel
pas de messages
Il n’y a pas de ciel dans ce cerveau
pas de mots
Il n’y a pas de cerveau
dans ce corps
pas de lien.
Les collines sont sèches
l’or ne fait pas pousser
l’herbe
lions et éléphants
sont morts
Y a-t-il déjà longtemps
que ma mémoire
est terre brûlée ?
La sècheresse
est dans l’esprit
et sur le sol
(…)
Etel Adnan, Je suis un volcan criblé de météores,
Traduction de l’anglais, Poésie/Gallimard,
2023, p. 323.
31/07/2023
Jean Tardieu, Histoires obscures

Mémoire morte
Près des lambris dorés des bureaux
où les corridors filent dans les miroirs sans fin
chaque porte, chaque pilier
cache un tueur qui s’ennuie et bâille ;
le temps est long et le gage est mince.
Cependant au dehors dans l’ombre des immeubles
plus d’un portail abrite de la pluie
une femme debout brillante comme une vitrine
qui regarde avec des yeux vides.
— Allô ? — Oui c’est moi ! ... — Il est temps
— Écoutez... Où êtes-vous ?... Où êtes-vous ?
— Qui parle ? ... qui est là ?... Je n’entendds pas !
La mer a annulé ses avenues :
demain le sable sous le pas des caravanes.
Alors l’archéologie dans les roches
confondra nos siècles et nos jours
et la conque d’un téléphone rouillé
ne livrera aucun secret
sur le bourdonnement de nos paroles.
Jean Tardieu, Histoires obscures, dans
Œuvres, Quarto/Gallimard, 2005, p. 884
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13/07/2023
Joseph Joubert, Carnets

Ce monde me paraît un tourbillon habité par un peuple à qui la tête tourne.
Ne coupez pas ce que vous pouvez dénouer.
Le monde intellectuel est toujours le même. Il est aussi facile à connaître aujourd’hui qu’au commencement, et il était aussi caché au commencement qu’il l’est aujourd’hui.
Pensez aux maux dont vous êtes exempt.
La mémoire — qui est le miroir où nous regardons les absents.
Joseph Joubert, Carnets, Gallimard, 1994, p. 211, 213, 215, 217, 240.
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24/03/2023
James Sacré, De la matière autant que du sens

Mémoire
Ce qui reste dans la mémoire
N’est-il pas comme un support gravé
Qu’il faut remettre à l’endroit ?
Et pour y voir
On se demande souvent quoi.
James Sacré, De la matière autant que
du sens, Al Manar, 2023, p. 35.
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17/11/2022
Jacques Roubaud, Autobiographie, chapitre dix

La mémoire
ma mémoire se brouille souvent,
la neige incessante des sensations recouvre de son grand
silence blanc les pistes plus anciennes.
Avec quelle bêche creuserai-je ce manteau pour découvrir
sans les effacer les traces du renard de la jeunesse ?
Alors, je pisse dedans.
Jacques Roubaud, Autobiographie, chapitre dix, Gallimard, 1977,
p. 114.
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16/11/2022
Jacques Roubaud, Octogone

À P. L. pour son 70e anniversaire
« J’ai moins de souvenirs que si j’avais deux ans »
« Ma mémoire n’est plus qu’un souvenir ». Je cite
souvent ces mots. Ce sont deux vers. C’est un peu vite
dire que ce sont vers. Aphorythmr au présent
continuel est leur statut. C’est au hasard
d’une recuisson de langage que la suite
de mallarméennes syllabes reste juste
comptable, tu n’as jamais montré tant d’égards
pour Alexandre que pour Bach (Johann Sebas-
tian). Le second est un décasyllabe ly-
rique, une invention de trouvères. Pali
est le feuillet crayonné d’ans où tu jetas
sa ligne de poids métrique. Sombres paroles.
Ô dure incomplétude des pensives époques.
(var. : ô rude incomplétude des poussives systoles)
Jacques Roubaud, Octogone, Gallimard, 2014, p. 230.
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29/09/2022
Nicolas Pesquès, La face nord de Juliau, onze, douze

le 18 novembre (2008)
Si, sur une page, je regarde le mot colline, je connais, dans des délais variables, un afflux ou non d’images, d’envies, de mémoire. Une boue de pensée, la soupe des sensations. Il est souvent difficile de les distinguer.
Si, maintenant, je regarde la colline, je connais, dans des délais également variables un afflux ou non d’images, d’envies, de mémoire ; La même soupe, la même boue.
Le corps a vécu deux activités, a accompli deux choses radicalement différentes. Comment les symptômes pourraient-ils être les mêmes ? Ils ne le sont pas. C’est toute la tragédie et toute l’excitation du monde.
Nicolas Pesquès, La face nord de Juliau, onze, douze, Flammarion, 2013, p. 104-105.
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