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02/12/2019

Cioran, De l'inconvénient d'être né

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Nous n’avions rien à nous dire, et, tandis que je proférais des paroles oiseuses, je sentais que la terre coulait dans l’espace et que je dégringolais avec elle à une vitesse qui me donnait le tournis.

Se tuer parce qu’on est ce qu’on est, oui, mais non parce que l’humanité entière nous cracherait à la figure !

Vivre, c’est perdre du terrain.

 Pour nos actes, pour notre vitalité tout simplement, la prétention à la lucidité est aussi funeste que la lucidité elle-même.

 Cioran, De l'inconvénient d’être né, Idées/Gallimard, 1973, p. 112, 114, 115, 116.

19/10/2014

Henri Michaux, Poteaux d'angle

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        Pour le trentième anniversaire de la mort de Henri Michaux,

                                      le 19 octobre 1984 

 

   Celui qui a cru être ne fut qu'une orientation. Dans une autre perspective sa vie est nulle.

   La révélation qu'ils n'étaient qu'un personnage (on le sait par nombre de biographies) anéantissait les saints. Le diable, pensaient-ils, avec la permission du ciel et en punition de leur orgueil, leur infligeait cette souffrance. Ainsi appelaient-ils leur lucidité abominable.

   L'autre lucidité soudain manquait. Elles s'excluent.

 

   Que de gènes insatisfaits en tous, en chacun !

   Et toi aussi, tu pouvais être autre, tu pouvais même être quelconque et... l'accepter.

   De quel être t'es-tu mis à être ?

 

 

   Communiquer ? toi aussi tu voudrais communiquer ?

   Communiquer quoi ? tes remblais ? — la même erreur toujours. Vos remblais les uns les autres ?

   Tu n'es pas encore assez intime avec toi, malheureux, pour avoir à communiquer.

 

Henri Michaux, Poteaux d'angle, dans  Œuvres complètes, III, édition établie par Raymond Bellour avec Ysé Tran, Pléiade, Gallimard, 2004, p. 1064-1065.

 

                                Les craquements

 

   À l'expiration de mon enfance, je m'enlisai dans un marais. Des aboiements éclataient partout. « Tu ne les entendrais pas si bien si tu n'étais toi-même prêt à aboyer. Aboie donc. » Mais je ne pus.

   Des années passèrent, après lesquelles j'aboutis à une terre plus ferme. Des craquements s'y firent entendre, partout des craquements, et j'eusse voulu craquer moi aussi, mais ce n'est pas le bruit de la chair.

   Je ne puis quand même pas sangloter, pensais-je, moi qui suis devenu presque un homme.

   Ces craquements durèrent vingt ans et de tout partait craquement. Les aboiements aussi s'entendaient de plus en plus furieux. Alors je me mis à rire, car je n'avais plus d'espoir et tous les aboiements étaient dans mon rire et aussi beaucoup de craquements. Ainsi, quoique désespéré, j'étais également satisfait.

   Mais les aboiements ne cessaient, ni non plus les craquements et il ne fallait pas que mon rire s'interrompît, quoiqu'il fît mal souvent, à cause qu'il fallait y mettre trop de choses pour qu'il satisfît vraiment.

   Ainsi, les années s'écoulaient en ce siècle mauvais. Elles s'écoulent encore...

 

 

Henri Michaux, Épreuves exorcismes, dans Œuvres complètes I,  édition établie par Raymond Bellour, avec Ysé Tran, Pléiade, Gallimard, 1998, p. 781-782.

 

18/07/2014

Fernando Pessoa, Bureau de tabac

 

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                     Tabacaria

          

 Não sou nada.

Nunca serei nada.

Não posso querer ser nada.

A parte isso, tenho em mim todos os sonhos do mundo.

 

Janelas do meu quarto,

Do meu quarto de um dos milhões do mundo que ninguém sabe quem é

(E se soubessem quem é, o que saberiam ?)

Dais para o mistério de uma rua cruzada constantemente por gente,

Para uma rua inacessível a todos os pensamentos,

Real, impossívelmente real, certa, deconhecidamente certa,

Com o mistério das coisas por baixo das pedras e dos seres,

Com a morte a pôr humidade nas paredes e cabelos brancos nos homens,

Com o Destino a conduzir a carroça de tudo pela estrada de nada.

 

Estou hoje vencido, como se soubesse a verdade.

Estou hoje lúcido, come se estívesse para morrer,

E não tivesse mais irmandade com as coisas

Senão uma despedida, tornando-se esta casa e este lado da rua

A fileira de carruagens de um comboio, e uma partida apitada

De dentro da minha cabeça,

E uma sacudidela dos meus nervos e um ranger de ossos na ida.

 

[…]

 

          Bureau de tabac

 

Je ne suis rien.

Je ne serai jamais rien.

Je ne peux vouloir être rien.

À part ça, je porte en moi tous les rêves du monde.

 

Fenêtres de ma chambre,

Ma chambre où vit l’un des millions d’êtres au monde, dont personne ne sait

     qui il est

(Et si on le savait, que saurait-on ?),

Vous donnez sur le mystère d’une rue au va-et-vient continuel,

Une rue inaccessible à toutes pensées,

Réelle au-delà du possible, certaine au-delà du secret,

Avec le mystère des choses par-dessous les pierres et les êtres,

Avec la mort qui moisit les murs et blanchit les cheveux des hommes,

Avec le destin qui mène la carriole de tout par la route de rien.

 

 Aujourd’hui je suis vaincu comme si je savais la vérité.

Aujourd’hui je suis lucide comme si j’allais mourir

Et n’avais d’autre intimité avec les choses

Que celle d’un adieu, cette maison et ce côté de la rue devenant

Un convoi de chemin de fer, un coup de sifflet

À l’intérieur de ma tête,

Une secousse de mes nerfs, un grincement de mes os à l’instant du départ.

 […]

 

Fernando Pessoa, Bureau de tabac, [édition bilingue] traduit par Rémy Hourcade, préface de A. Casais Monteiro, postface de Pierre Hourcade, illustré par Fernando de Azevedo, Le Muy, éditions Unes, 1993, p. 37-38 et 15-16.

 

 

 

           Bureau de tabac

 

 Je ne suis rien.

Je ne serai jamais rien.

Je ne peux vouloir être rien.

À part ça j’ai en moi tous les rêves du monde.

 

Fenêtres de ma chambre,

De ma chambre abritant un de ces millions au monde dont nul ne sait qui il est

(Et si on le savait, que saurait-on ?)

Vous donnez sur le mystère d’une rue constamment remplie de gens qui se croisent,

Sur une rue inaccessible à la moindre pensée,

Réelle, impossiblement réelle, exacte, inconnaissablement exacte,

Avec le mystère des choses par-dessous les pierres et les êtres,

Avec la mort qui met du moisi sur les murs et des cheveux blancs sur les hommes,

Avec le Destin conduisant la charrette de tout sur la route de rien.

 

 

Aujourd’hui je suis vaincu comme si je savais la vérité.

Aujourd’hui je suis lucide, comme si j’allais mourir,

Et sans avoir d’autre fraternité avec les choses

Qu’un adieu, cette maison et ce côté de la rue devenant

Un convoi de chemin de fer et un sifflet de départ

Retentissant dans ma tête,

Et une secousse de mes nerfs et un crissement d’os au moment de partir.

 

Fernando Pessoa, Bureau de tabac, dans Œuvres poétiques, traduction par Patrick Quillier en collaboration avec Maria Antónia Cãmara Manuel, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 2001, p. 362-363.