10/07/2014
Andrea Zanzotto, Idiome
Des gens
Des gens — comme tant d'autres gens —
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Peut-être est-ce ce pourquoi j'ai toujours peine
et mal voulu partir,
à cause du bienheureux sans-gêne d'une certaine vertu
bien à toi qui en non violence tisse
et retisse des quotidiennetés —
de par elle-même, elle donne tant d'autres biens
d'accueil et de douceur
réciproque, sans exclure la fermeté —
même si parmi de légères distractions
réciproques, indifférences croisées,
caillots de petites affaires et mafias —
et puis une petite volonté
poisseuse de ne pas regarder trop loin,
une bonhomie quelquefois somnolente
Pensant à de telles choses je me découvre
parfois complètement seul, je sens
que j'omets beaucoup, ne pouvant
ni ne sachant en dire davantage
mais ensuite je me libère,
avec un peu d'effroi, un peu de joie
qui //et je me coule dans la juste
existence, un parmi le grand nombre d'ici.
Je me libère : et je vois un papier qui va
vers le nord, dans le vent, vers la nuit.
Et parfois, m'éblouit un pré
derrière une vieille maison oublié,
solitaire, feignant l'indifférence ou
une légère ou une pâlichonne distraction
mais peut-être souffre-t-il, peut-être est-il seulement
un paradis
Genti
Gente — come tante altre genti —
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Forse è per questo che ho sempre stentato
e malvoluto partire,
per l'invadenza beata di una certa tua virtù
che in nonviolenza tesse
e ritesse quotidianità —
essa di per sé dona tanti altri beni
di accoglienza e dolcezza
reciproca, né esclude la fermezza —
pur se tra lievi distrazioni
reciproche, indifferenze incrociate
coaguli di minimi affari e mafie —
e poi una piccola appiccicosa
volontà di non guardar troppo lontano
una bonarietà qualche volta sonnolenta
Mi scopro talvolta del tutto solo
pensando a tali cose, sento di
omettere molto, di non poter
né saper dire di più,
ma poi mi libero,
con un po'di sgomento un po'di gioia
che //e mi adagio nel giusto
essere uno coi tanti di qui.
Mi libero : e vedo une carta che va
verso nord, nel vento, verso la notte.
E talvolta mi abbacina un prato
dimenticato dietro una casa antica,
solitario, che finge indifferenza o
lieve o smunta distrazione
ma forse soffre, forse è soltanto
un paradiso
Andrea Zanzotto, Idiome, traduit de l'italien, du dialecte
haut-trévisan (Vénétie) et présenté par Philippe Di Meo,
José Corti, 2006, p. 33 et 35, 32 et 34.
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22/03/2014
Yves di Manno, Champs (2)
L'été, I
Qu'une fenêtre s'ouvre, que le vent
S'y engouffre et déjà, immobile
La main s'élance, voudrait suspendre
Tel mouvement de branche. Une plume
Tombe du corps d'un oiseau. Un enfant
La ramasse. Les paniers sont emplis
De fruits. Le long des routes, des
Noyers inclinés par des siècles de
Bourrasque désignant un Sud hypothétique
Hors d'atteinte. Le temps n'y est pour
Rien.
Un fauteuil immuable tend ses bras
Dans le vide. La soucoupe est pleine
De mégots où les lèvres de femme ont
Laissé une empreinte étonnée. Près
d'elle un journal aux pages effeuillées
Par le vent : une main posée sur l'angle
D'un buffet : une clef que l'on hésite à
Tourner.
Yves di Manno, Champs, Poésie / Flammarion,
2014, p. 101.
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09/06/2013
Louis Aragon, Le Paysan de Paris
Le passage de l'Opéra
1924
On n'adore plus aujourd'hui les dieux sur les hauteurs. Le temple de Salomon est passé dans les métaphores où il abrite des nids d'hirondelles et de blêmes lézards. L'esprit des cultes en se dispersant dans la poussière a déserté les lieux sacrés. Mais il est d'autres lieux qui fleurissent parmi les hommes, d'autres lieux où les hommes vaquent sans souci à leur vie mystérieuse et qui peu à peu naissent à une religion profonde. La divinité ne les habite pas encore. Elle s'y forme, c'est une divinité nouvelle qui se précipite dans ces modernes Éphèses comme au fond d'un verre, le métal délacé par un acide ; c'est la vie qui fait apparaître ici cette divinité poétique à côté de laquelle mille gens passent sans rien voir, et, qui, tout d'un coup, devient sensible, et terriblement hantante, pour ceux qui l'ont une fois maladroitement perçue. Métaphysique des lieux, c'est vous qui bercez les enfants, c'est vous qui peuplez leurs rêves. Ces plages de l'inconnu et du frisson, toute notre matière mentale les borde. Pas un pas que je fasse vers le passé, que je ne retrouve ce sentiment de l'étrange, qui me prenait, quand j'étais encore l'émerveillement même, dans un décor où pour la première fois me venait la conscience d'une cohérence inexpliquée et de ses prolongements dans mon cœur.
Toute la faune des imaginations, et leur végétation marine, comme par une chevelure d'ombre se perd dans les zones mal éclairées de l'activité humaine. C'est là qu'apparaissent les grands phares spirituels, voisins par la forme de signes moins purs. Laporte du mystère, ne défaillance humaine l'ouvre, et nous voilà dans les royaumes de l'ombre. Un faux pas, une syllabe achoppée révèlent la pensée d'un homme. Il y a dans le trouble des lieux de semblables serrures qui ferment mal sur l'infini. Là où se poursuit l'activité la plus équivoque des vivants l'inanimé prend parfois un reflet de leurs plus secrets mobiles : nos cités sont ainsi peuplées de sphinx méconnus qui n'arrêtent pas le passant rêveur, s'il ne tourne vers eux sa distraction méditative, qui ne lui posent pas de questions mortelles. Mais s'il sait les deviner, ce sage, alors, que lui les interroge, ce sont encore ses propres abîmes que grâce à ces monstres sans figure il va de nouveau sonder. La lumière moderne de l'insolite, voilà désormais ce qui va le retenir.
Louis Aragon, Le Paysan de Paris, Gallimard, 1926, p. 17-18.
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