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29/06/2024

Polina Barskova, Chaque ville ne sera plus jamais mienne

Polina Barskova, Chaque ville ne sera plus jamais mienne

p.p.s.

 

Dois-je façonner

un petit pot

pour y loger des boyaux

en déloger des vermisseaux

pour la beauté de mon pays

de ma pauvre terre natale

de ma terrible terre natale ?

Tout ce qui s’égosille

tout ce qui s’extasie

je le mêle au corps de glaise

pour le faire couver sous la braise

pour qu’on mange et boive la glaise

alors que moi je mène le jeu.

 

Moi, je dois brûler en eunuque potelé

sur sa tendre poupée brisée ;

je dois hurler en éclisse céleste

mais sans un bruit, sans mots ;

flâner en songe sur la Fontanka,

marquer d’une plaie sordide

le grand étranger de la Jdanovka,

rêver de pierre tombales…

 

Puis — secret hors de ma portée ­­—

garder, tel Bachmatchkine,

un pont caduc par une morne nuit…

 

Peut-être

Peut-être

Peut-être

Être.

Polina Barskova, Chaque ville ne sera plus jamais mienne, traduction du russe Eva Antonniko, dans La Revue de belles-lettres, 2024-I, p. 112.

 

 

 

 

19/10/2014

Henri Michaux, Poteaux d'angle

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        Pour le trentième anniversaire de la mort de Henri Michaux,

                                      le 19 octobre 1984 

 

   Celui qui a cru être ne fut qu'une orientation. Dans une autre perspective sa vie est nulle.

   La révélation qu'ils n'étaient qu'un personnage (on le sait par nombre de biographies) anéantissait les saints. Le diable, pensaient-ils, avec la permission du ciel et en punition de leur orgueil, leur infligeait cette souffrance. Ainsi appelaient-ils leur lucidité abominable.

   L'autre lucidité soudain manquait. Elles s'excluent.

 

   Que de gènes insatisfaits en tous, en chacun !

   Et toi aussi, tu pouvais être autre, tu pouvais même être quelconque et... l'accepter.

   De quel être t'es-tu mis à être ?

 

 

   Communiquer ? toi aussi tu voudrais communiquer ?

   Communiquer quoi ? tes remblais ? — la même erreur toujours. Vos remblais les uns les autres ?

   Tu n'es pas encore assez intime avec toi, malheureux, pour avoir à communiquer.

 

Henri Michaux, Poteaux d'angle, dans  Œuvres complètes, III, édition établie par Raymond Bellour avec Ysé Tran, Pléiade, Gallimard, 2004, p. 1064-1065.

 

                                Les craquements

 

   À l'expiration de mon enfance, je m'enlisai dans un marais. Des aboiements éclataient partout. « Tu ne les entendrais pas si bien si tu n'étais toi-même prêt à aboyer. Aboie donc. » Mais je ne pus.

   Des années passèrent, après lesquelles j'aboutis à une terre plus ferme. Des craquements s'y firent entendre, partout des craquements, et j'eusse voulu craquer moi aussi, mais ce n'est pas le bruit de la chair.

   Je ne puis quand même pas sangloter, pensais-je, moi qui suis devenu presque un homme.

   Ces craquements durèrent vingt ans et de tout partait craquement. Les aboiements aussi s'entendaient de plus en plus furieux. Alors je me mis à rire, car je n'avais plus d'espoir et tous les aboiements étaient dans mon rire et aussi beaucoup de craquements. Ainsi, quoique désespéré, j'étais également satisfait.

   Mais les aboiements ne cessaient, ni non plus les craquements et il ne fallait pas que mon rire s'interrompît, quoiqu'il fît mal souvent, à cause qu'il fallait y mettre trop de choses pour qu'il satisfît vraiment.

   Ainsi, les années s'écoulaient en ce siècle mauvais. Elles s'écoulent encore...

 

 

Henri Michaux, Épreuves exorcismes, dans Œuvres complètes I,  édition établie par Raymond Bellour, avec Ysé Tran, Pléiade, Gallimard, 1998, p. 781-782.

 

07/09/2013

Norge, Le stupéfait

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                             JE

 

                                                      à Pierre Chabert

 

Je, c'est qui, c'est moi, c'est eux...

Un épi seul sur sa tige,

C'est vous et c'est eux qui fondent

Dans mille horizons douteux.

Je, c'est amour ou c'est Dieu

Et tout ce qu'il y a d'ange

                 Dans JE !

Sable et ciel, mais quel vertige

Si tous le JE tout en feu

                       Si JE,

JE moi seul ou JE nous deux

                        Si JE

Si JE n'est personne au monde !

 

                          *

 

                 JE PULLULE

 

Je grouille, je fuse, j'abonde,

J'éclos, je germe, je racine,

Je ponds, j'envahis, je reponds.

Je me double et puis me décuple

Je suis ici, je suis partout,

Dedans, dehors et au milieu

Dans le sac et dans le liquide

Comme je suis au fond du fer,

Du bois, de l'air et de la chair.

 

J'ai beau m'annuler, inutile :

Je reviens toujours par-delà,

Je serpente et je papillonne,

J'enfante, fourmille et crustace,

Je me fourre dans toute race,

Pullule, fermente et m'empêtre.

Le néant n e veut pas de moi

Et je lutte à mort avec la

Difficulté de ne pas être.

 

 

Norge, Le stupéfait, Gallimard, 1988, p. 35 et 40.