10/11/2023
Jules Supervielle, Le Forçat innocent
Solitude au grand cœur encombré par les glaces,
Comment me pourrais-tu donner cette chaleur
Qui te manque et dont le regret nous embarrasse
Et vient nous faire peur ?
Va-t’en, nous ne saurions rien faire l’un de l’autre,
Nous pourrions tout au plus échanger nos glaçons
Et rester un moment les regarder fondre
Sous la sombre chaleur qui consume nos fronts.
Jules Supervielle, Œuvres poétiques complètes,
Pléiade/Gallimard, 1999, p. 241.
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02/04/2023
Jules Supervielle, Gravitations
Tiges
Un peuplier sous les étoiles
Que peut-il ?
Et l’oiseau dans le peuplier
Rêvant, la tête sous l’exil
Tout proche et lointain de ses ailes,
Que peuvent-ils tous les deux
Dans leur alliance confuse
De feuillages et de plumes
Pour gauchir la destinée ?
Le silence les protège
Et le cercle de l’oubli
Jusqu’au moment où se lèvent
Le soleil, les souvenirs.
Alors l’oiseau de son bec
Coupe en lui le fil du songe
Et l’arbre déroule l’ombre
Qui va le garder tout le jour.
Jules Supervielle, Gravitations, dans
Œuvres poétiques complètes,
Pléiade/Gallimard, 1996, p. 179.
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01/04/2023
Jules Supervielle, La Corps tragique
Le don des larmes
Tout est pareil chez l’homme qui se dresse
Pour voir le fond de ce qui le morfond,
Pleurer de joie c’est pleurer de détresse
C’est bien cela qui fait que nous pleurons.
Et cependant les contraires déchirent
Ce qui résiste en nous de nos raisons
Et longuement nous nous ensanglantons
Avec les mots épineux du délire.
Tout bouge en nous et nous continuons
Par le chemin qui n’a pas de repos.
Venez aussi, vous n’êtes pas de trop,
Homme aux yeux secs, aveugle compagnon.
Jules Supervielle, Le Corps tragique, dans Œuvres
poétiques complètes, Pléiade/Gallimard, 1996, p. 596.
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29/03/2023
Jules Supervielle, Le Forçat innocent
Réveil
Le jour auprès de moi se fixe
Mais il m’ajourne dans l’oubli
Si je m’approche du miroir
Je n’y découvre rien de moi.
Hier encore j’eusse dit : « Mes mains »
Et aussi : « Mes jours et mes nuits »
Aujourd’hui je ne sais que dire,
Tous les mots sont restés au loin,
Saisis par leur propre délire.
Jules Supervielle, Le Forçat innocent, dans
Œuvres poétiques complètes, Pléiade /Gallimard,
1996, p. 271.
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19/07/2019
Jules Supervielle, La Fable du monde
La mer secrète
Quand nul ne la regarde
La mer n’est plus la mer,
Elle est ce que nous sommes
Quand nul ne nous voit.
Elle a d’autres poissons,
D’autres vagues aussi.
C’est la mer pour la mer
Et pour ceux qui en rêvent
Comme je fais ici.
Jules Supervielle, La Fable du monde,
dans Œuvres poétiques complètes, édition
Michel Collot, Pléiade /Gallimard,
1996, p. 402.
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14/03/2019
Jules Supervielle, Le Corps magique
Qui parle ?
L’univers fait un faible bruit
Est-ce bien lui à mon oreille ?
Pourquoi si faible si c’est lui
Alors qu’il n’a pas son pareil
Pour être lui, même la nuit.
Que deviendra ce faible bruit
A ses seules forces réduit
Sans une oreille qui le pense,
Sans une main qui le conduise,
Où le bruit est encore le bruit.
Où le silence à son silence
Très secrètement se fiance.
Jules Supervielle, Le Corps magique, dans
Œuvres poétiques complètes, éditions
Michel Collot, Pléiade/Gallimard, 1996, p. 601.
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25/11/2018
Jules Supervielle, Le Forçat innocent
Le miroir
Qu’on lui donne un miroir au milieu du chemin,
Elle y verra la vie échapper à ses mains,
Une étoile briller comme un cœur inégal
Qui tantôt va trop vite et tantôt bat si mal.
Quand ils approcheront, ses oiseaux favoris,
Elle regardera mais sans avoir compris,
Voudra, prise de peur, voir sa propre figure,
Le miroir se taira, d’un silence qui dure.
Jules Supervielle, Le Forçat innocent, dans Œuvres complètes,
édition Michel Collot, Pléiade / Gallimard, 1996, p. 280.
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03/04/2018
Jules Supervielle, La Belle au Bois dormant
La Belle au Bois dormant
Amphidontes, carinaires, coquillages
Vous qui ne parlez qu’à l’oreille,
Révélez-moi la jeune fille
Qui se réveillera dans mille ans,
Que je colore la naissance
De ses lèvres et de ses yeux,
Que je lui dévoile le son
De sa jeunesse et de sa voix,
Que je lui apprenne son nom,
Que je la coiffe, la recoiffe
Selon mes mains et leur plaisir
Et qu’enfin je la mesure avec mon âme flexible !
Je la reconnais, jouissant de sa claire inexistence
Dans le secret d’elle-même comme font les joies à venir,
Composant son sourire,
En essayant plusieurs,
Disposant ses étamines
Sous un feuillage futur,
Où mille oiseaux, où mille plumes
Essaient déjà de se tenir,
Allumant des feux d’herbages,
Charmant l’eau loin de ses rives
Et jouant sur les montagnes
À les faire évanouir.
Jules Supervielle, Gravitations, Poésie / Gallimard,
1966, p. 122-123.
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16/09/2017
Jules Supervielle, Le Corps tragique
Le milieu de la nuit
Je vois ma plume au milieu de la nuit
Qui met un peu de lumière autour d’elle.
Mais la vapeur de la locomotive
Entre ces murs de plus en plus rétive
Qui me le dira d’où vient-elle ?
J’ai beau penser fer, chaudière, charbon,
Je ne vois pas à quoi je leur suis bon,
Je ne sais plus d’où me viennent ces mots
Ni l’alphabet dont les lettres cessèrent
Si brusquement de m’être familières.
Comme quelqu’un qui a perdu son cœur
Je suis ailleurs jusqu’en mes profondeurs
Et je me sens tellement insolite
Que tout m’est bon à me servir de gîte.
À la merci de contraires sans foi
Je suis partout où s’affirment leurs lois,
Et cependant la bougie se consume
Et le train file et je suis dans ma chambre.
Les montagnards de mon rêve s’égaillent
Et je me sauve au fond des couvertures.
Jules Supervielle, Le Corps tragique, dans
Œuvres poétiques complètes, Pléiade / Gallimard,
édition Michel Collot, 1996, p. 595.
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23/12/2016
Jules Supervielle, Oublieuse mémoire
Oublieuse mémoire
Pâle soleil d’oubli, lune de la mémoire,
Que draines-tu au fond de tes sourdes contrées ?
Est-ce donc là ce peu que tu donnes à boire
Ces gouttes d’eau, le vin que je te confiai ?
Que vas-tu faire encor de ce beau jour d’été
Toi qui me changes tout quand tu ne l’as pas gâté ?
Soit, ne me les rends tels que je te les donne
Cet air si précieux, ni ces chères personnes.
Que modèlent mes jours ta lumière et tes mains,
Refais par-dessus moi les voies du lendemain,
Et mène-moi le cœur dans les champs de vertige
Où l’herbe n’est plus l’herbe et doute sur sa tige.
Mais de quoi me plaignais-je, ô légère mémoire,
Qui avait soif, Quelqu’un ne voulait-il pas boire ?
Jules Supervielle, Oublieuse mémoire, dans Œuvres poétiques
complètes, édition Michel Collot, Pléiade/Gallimard,
1996, p. 485.
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25/09/2016
Jules Supervielle, Le Corps tragique
Amour
Venant de tours indifférentes
Les regards des guetteurs s’échappent.
L’amour de l’homme et de la femme
Naît dans des citernes sans âme.
Combien faut-il d’obscurité
Avant que s’affrontent les corps
Tâtonnant vers leurs nudité
Et leurs plus obstinés trésors.
Les deux êtres soudain tout proches
Dardent leurs anguilles sous roche
Et, de feu sous les chastes cieux,
Croisent le fer voluptueux.
Les deux marées mâle et femelle
Rompent les digues de leur nuit
Formant un seul torse rebelle
Qui ruisselle de barbarie
Jusqu’à ce que le long des corps
Les mains lasses miment la mort.
Jules Supervielle, Le Corps tragique, dans
Œuvres complètes, édition Michel Collot,
Pléiade/Gallimard, 1996, p. 603.
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19/01/2016
Jules Supervielle, La Fable du monde
L’enfant et la rivière
De sa rive l’enfance
Nous regarde couler :
« Quelle est cette rivière
Où mes pieds sont mouillés ;
Ces barques agrandies,
Ces reflets dévoilés,
Cette confusion
Où je me reconnais,
Quelle est cette façon
D’être et d’avoir été ?
Et moi qui ne peux pas répondre
Je me fais songe pour passer aux pieds d’une ombre.
Jules Supervielle, La Fable du monde, dans
Œuvres poétiques complètes, Pléiade / Gallimard,
1996, p. 389-390.
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17/10/2014
Jules Supervielle, Les Amis inconnus
L'oiseau
« Oiseau, que cherchez-vous, voletant sur mes livres,
Tout vous est étranger dans mon étroite chambre.
— J'ignore votre chambre et je suis loin de vous,
Je n'ai jamais quitté mes bois, je suis sur l'arbre
Où j'ai caché mon nid, comprenez autrement
Tout ce qui vous arrive, oubliez un oiseau.
— Mais je vois de tout près vos pattes, votre bec.
— Sans doute pouvez-vous approcher les distances
Si vos yeux 'ont trouvé ce n'est pas de ma faute.
— Pourtant vous êtes là puisque vous répondez.
— Je réponds à la peu que j'ai toujours de l'homme
Je nourris mes petits, je n'ai d'autre loisir,
Je les garde en secret au plus sombre d'un arbre
Que je croyais touffu comme l'un de vos murs.
Laissez-moi sur ma branche et gardez vos paroles,
Je crains votre pensée comme un coup de fusil.
— Calmez donc votre cœur qui m'entend sous la plume.
— Mais quelle horreur cachait votre douceur obscure
Ah ! vous m'avez tué, je tombe de mon arbre.
— J'ai besoin d'être seul, même un regard d'oiseau !...
— Mais puisque j'étais loin au fond de mes grands bois ! »
Jules Supervielle, Les Amis inconnus, dans Œuvres poétiques complètes, édition sous la direction de Michel Collot, Pléiade, Gallimard, 1996, p. 300-301.
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17/03/2012
Jules Supervielle, Les Amis inconnus
L'escalier
Parce que l'escalier attirait à la ronde
Et qu'on ne l'approchait qu'avec des yeux fermés,
Que chaque jeune fille en gravissant les marches
Vieillissait de dix ans à chaque triste pas,
— Sa robe avec sa chair dans une même usure —
Et n'avait qu'un désir ayant vécu si vite
Se coucher pour mourir sur la dernière marche ;
Parce que loin de là une fillette heureuse
Pour en avoir rêvé au fond d'un lit de bois
Devint, en une nuit, sculpture d'elle-même
Sans autre mouvement que celui de la pierre
Et qu'on la retrouva, rêve et sourire obscurs,
Tous deux pétrifiés mais simulant toujours...
Mais un jour l'on gravit les marches comme si
Rien que de naturel s'y était passé.
Des filles y mangeaient les claires mandarines
Sous les yeux des garçons qui les regardaient faire.
L'escalier ignorait tout de son vieux pouvoir
Vous en souvenez-vous ? Nous y fûmes ensemble
Et l'enfant qui venait avec nous le nomma.
C'était un nom hélas si proche du silence
Qu'en vain il essaya de nous le répéter
Et, confus, il cacha sa tête dans les larmes
Comme nous arrivions en haut de l'escalier.
Jules Supervielle, Les Amis inconnus, dans Œuvres poétiques complètes,
édition publiée sous la direction de Michel Collot, Bibliothèque
de la Pléiade, 1996, p. 318.
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