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20/10/2014

Jean Frémon, Silhouettes

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                           Une journée de R. W.

 

La passion de servir. Être un autre. Manquer de respect au premier venu. Ne pas conclure. Bêcher le jardin. Trier des pois, tourner de la ficelle, coller des sacs de papier. Prendre une ou deux résolutions. Remettre son départ au lendemain. Un même amour pour le provisoire et l'éternel. Suivre la courbe des nuages dans la vitre, une herbe dans la bouche. Cet épi rétif dans les cheveux. Brusquer une décision. L'incompréhension générale est votre  liberté. Ne pas en faire une règle. Une fin sans histoire, longtemps préparée. Je vous lègue mon chapeau.

 

                                   Abschied

 

Un foulard de laine en cache-nez. Le bonjour donné à la ronde. L'haleine en nuage devant soi. Le crissement de la neige sous les pas. Peu de barrières aujourd'hui, peu de retenue. Le ciel très haut que traverse, de gauche à droite, un corbeau.

Une résolution. Poings serrés dans les poches. Suivre la pente, s'en écarter doucement. L'air froid aspiré profond. Une sorte d'asymptote.

 

Jean Frémon, Silhouettes, dessins de Nicola de Maria, éditions Unes, 1991, p. 39 et 41.

26/09/2012

Jean Frémon, Rue du Regard

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                                         Paysage / Figure

 

   La très étroite bande verticale de paysage qui se découpe entre le mur et le volet à demi fermé de la fenêtre qui éclaire la chambre nuptiale où les époux Arnolfini se tiennent , debout, par la main, est très irréelle. Très imaginaire.

 

   Par une effet de métonymie, on a coutume d'appeler Figure un tableau plus haut que large, parce qu'il est plutôt approprié au portrait, buste, mi-corps ou en pied, et Paysage un tableau plus large que haut. (Par la vertu d'une seule ligne horizontale, un sol et un ciel sont là, c'est un paysage, le reste est facultatif. Il serait amusant de chercher les exceptions — Corot, il peint les arbres comme des figures, Constable aussi.)

 

   Verticale, la bande de paysage des Arnolfini est plus une figure qu'un paysage, c'est l'intrusion, à dose infinitésimale, comme par une meurtrière, du mythe du paradis perdu dans le rite matrimonial. Adam et Éve, chassés par Mantegna, ont retrouvé un bercail. Il est cossu, il est même sacré, on est près de se déchausser !

 

   Sur l'appui de la fenêtre, comme oubliée là par mégarde, une pomme, en pleine lumière, avec sa petite ombre portée, vient opportunément rappeler l'innocence d'avant la chute.

 

   Jan Van Eyck était là.


Jean Frémon, Rue du Regard, P. O. L, 2012, p. 199-200.

01/06/2012

Jean Frémon, Silhouettes

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 Silhouette de Vladimir Khlebnikov

et de son chien

 

Sur une plage de la Caspienne

 

Ils mangent du caviar ramassé sur le sable

 

                             *

 

Silhouette de Sandro Penna.

 

Dans l'autobus.

 

À bicyclette.

 

Sur le port.

 

Ébloui

 

par un ange narquois.

 

                                 *

 

Silhouette de Witold Gombrowicz.

 

Il tire sur sa pipe

Sans y croire

 

À Cordoba

Argentine

 

mille neuf cent

cinquante quatre.

 

Le monde est derrière lui.

 

                                     *

 

Silhouette de James Joyce dans sa cinquante-septième année, avec canne et chapeau, à Paris, dans la rue, sous la pluie, sur une photographie au gris teinté de sépia comme à l'ancienne, dans un livre, dont je me souviens, sur cette feuille, de mon écriture, puis composée et glissée, abusivement, parmi d'uatres, entre vos mains.

 

                                       *

 

Silhouette de dos, paysanne s'éloignant, Seurat au crayon conté sur Ingres vergé, elle porte un panier sur la hanche et s'enfonce dans un chemin qui n'est pas dessiné.

 

De son chignon une mèche, un trait, s'échappe.

 

                   Je reconnais ce châle sur ses épaules, le panier, le chemin, la lumière prisonnière dans le creusement de la surface.

 

Jean Frémon, Silhouettes, dessins de Nicola de Maria, éditions Unes, 1991, p. 15-18 et p. 20.

14/09/2011

Jean Frémon, Antoni Tàpies, La substance et les accidents

Jean Frémon, Antoni Tàpies, graffiti

Asocial, le graffiti ? Seulement en apparence, quand la société diverge par trop de l’espèce ; c’est alors que des individus, croyant ne se réclamer que d’eux-mêmes, manifestent au nom de l’espèce. Le mur, la table qui ont vécu, vieilli, appellent le grafiti. Le poseur de graffiti est rarement le premier, il suit, il imite, il répond, il répète, il décale, il ironise. À son insu, il entre par quelques signes dans un mode particulier de rapport entre l’espèce et le monde ; se croyant incompris, le poseur de graffiti signe son appartenance à l’espèce et à sa culture. Comme l’artiste, il s’écarte et révèle ce qu’on ne veut pas mais qui cependant est. Il catalyse.

Jean Frémon, Antoni Tàpies, graffiti

C’est cette écriture du désir, pur supplément de corps, qu’on trouve dans la peinture de Tàpies. Et toute une théorie de signes élémentaires, lettres, chiffres, accolades, parenthèses, guillemets, tirets, plus, moins, infini, égal, qui ne dénotent qu’eux-mêmes ; nul sous-entendu en aparté, nul dialogue, nulle démonstration, ils sont là comme les signes illisibles d’une activité intellectuelle insaisissable et sont séparés des mouvements profonds du corps lui-même.

 

 Jean Frémon, Antoni Tàpies, La substance et les accidents, éditions Unes, 1991, p. 39-40.