Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

09/02/2021

Julien Gracq, Nœuds de vie

         Gracq.jpg

Tout comme le récitatif mozartien (Don Juan par exemple) qui est l’introduction avouée d’un tissu conjonctif entre les vifs moments (les arias) marque dans l’opéra une tentative pour décaler deux niveaux de présence plus ou moins intime de la musique, le dialogue (apparu, semble-t-il, plus tard dans le roman que le récitatif dans le théâtre lyrique) a introduit dans la fiction le problème longtemps inédit du style parlé ! Mais, dans « style parlé », il y a d’abord « style » ; les dialogues de Flaubert n’ont rien de commun avec ceux de Stendhal, ni ceux de Morand, avec ceux de Giraudoux. Dans une œuvre d’art, il n’y a pas à proprement parler de parties, ni de modes d’expression distincts, parce que le tout les infuse et inhibe entièrement. Mais dans la parlerie décousue du lit, de la table et de la rue, il n’y a pas de parties, parce qu’il n’y a pas de tout.

 

Julien Gracq, Nœuds de vie, Corti, 2021, p. 160-161.

27/06/2020

Hebri Michaux, L'étang (texte inédit dans Œuvres complètes)

ZjHa-KjKJhdD2-B3cFKG1wlVlB4pT6WYS2N_M4HOw4aw1A2VDPVLVVH3yIYfM5_1yRTdGOOKTNH7aRTMo_ssHRC9JVevqpnHk9s_I3kcoWNt446MnskWbK9tiP2Nd3A_4jwCEKdTHWGB2y2PbUI.jpg

                                L'étang

 

   Donne-lui un homme et du temps, il en fait un cadavre, puis il le rejette sur ses bords.

   Il le gonfle puis il le rejette.

   Lui demeure.

   On avait établi des bancs aux alentours où l'on peut s'asseoir.

   Ceux qui étaient fatigués venaient auprès de lui fumer de longues pipes.

   Un château fut bâti en face.

 Ceux qui désormais sont seuls aussi et orphelins et les oisifs volontiers s'approchent de lui qui ne fait rien et les mécontents l'entretiennent des causes de leur spleen, certains disaient, si j'étais noyé, si j'étais cadavre, je serais peut-être plus heureux, et ils réfléchissaient.

   D'autres lui jetaient des mottes, des mottes de terre pour colorer sa face.

   Il pourrissait les feuilles tombées petit à petit, mais ne sollicitait pas les feuilles encore à l'arbre.

   De peu d'utilité à cause de son éloignement, on eût voulu l'approcher plus du village.

   Mais voilà, quel charretier s'en serait chargé ?

Et il demeurait.

   Il était là et ne venait à personne, ne cherchait point à courir, à souffler, psy, bschu, bschu...

   comme l'eau de la rivière qui progresse sur les cailloux, ne recherche pas d'autres poissons que les siens.

   Il demeurait.

 

Henri Michaux, Textes restés inédits du vivant de Michaux, dans Œuvres complètes, III, édition établie par Raymond Bellour avec Ysé Tran, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 2004, p. 1417.

04/02/2019

André Malraux, L'Homme précaire et la littérature

                  andre_malraux.jpg

                                 L’imaginaire de vérité

 

Tenons-nous l’imaginaire pour un monde fictif dont changeraient seulement les programmes, où l’on jouerait Fantômasau lieu de Cendrillon ? Pourtant on n’a jamais cru à Fantômas comme à saint Pierre, ni à saint Pierre comme à Fantômas.

Les media peuplent notre imaginaire, et d’images changeantes ; Sans doute celui du Moyen Âge ne fut pas moins peuplé ; sans doute nos images sont-elles présentes dans nos maisons, par le journal et la télé, alors que les images religieuses étaient rassemblées dans l’église. La plus éclatante fiction projetée sur le plus vaste cinémascope, comparée aux grands lieux de  pèlerinage, aux cathédrales, devient enfantine, d’abord parce qu’elle est un jeu. La Fable n’a pas plus remplacé l’Histoire Sainte et la Légende Dorée, que les westerns n’ont remplacé la messe. Si Vénus a remplacé la Vierge dans l’illustration, la bibliothèque et le musée, rien n’a remplacé Marie dans la civilisation qu’elle couronne. Supposer que Versailles succède à Notre-Dame de Chartres satisfait les déterminismes — et leur permet d’oublier que du XIIIe au XVIIesiècle, le chrétien a subi une mutation radicale, son lien avec l’imaginaire ayant radicalement changé. Le Moyen Âge a cru au sien comme un vrai communiste croit au communisme ; le XVIIIesiècle, comme les habitants des pays démocratiques croient à la démocratie : distraitement.

 

André Malraux, L’Homme précaire et la littérature, dans Essais (Œuvres complètes, VI), Pléiade / Gallimard, 2010, p. 772.

18/10/2014

Giorgio Manganelli, Dall'inferno (Depuis l'enfer)

                imgres.jpg

   Long et flexible corps, serpentin, désossé, apte à glisser entre les doigts d'un astucieux sectateur qui poursuit pour réséquer ; visqueuse peau qui retient une main, livide pour figer de préhensibles chélates, scintillante, afin d'aveugler et dépouiller d'imprudentes paupières. Du cuir d'ailes se détache du buste, parce que voltigeur, en bonds prolongés et lents je passe d'arbre en arbre, de branche en branche ; je puis brièvement faire halte entre ciel et terre, pour lorgner la toile de fond, alentour, vers le haut ennemi ocellé, le diable, souverain putatif de l'ici-bas. Puis, élastiquement, je m'élance pour élire domicile dans une anfractuosité d'arbre faux, ou de roche de théâtre. Je suis reptile, écureuil, rat, taupe, couleuvre, ichneumon, scorpion, chauve-souris, amphisbène ; mais de tous-là, j'ai des choses que d'autres de leur espèce ne connaissent point ; ailes de taupe et regard de chauve-souris, en tant que rat je vole, couleuvre, je creuse des galeries au cœur de la terre. J'ai peur. Les fictions qui se pressent alentour, la fausse forêt, la complexe et sage astuce des vrombissements, des claquements, manifestement élaborés par les mains d'un alchimiste inepte ne me rassurent pas, mieux, m'alarment, comme indice d'invasion calculée et glacée, ruse intentionnelle pour me capturer et manipuler ma plurale nature, me décomposer, me corrompre et me défaire. Inlassables, mes yeux tournent et fixent, je rampe, j'oblique de lieu en lieu, d'ombre en ombre ; ma longue langue goûte les vénéneux engins que je redoute ; si les arbres sont des fictions, ils peuvent être des menaces, des pièges, de divines tromperies. Un insecte frémissant bourdonne, multiplie les pulsations de mes innombrables cœurs, je puis me décomposer en divers animaux en fuite, chacun est capable de méditer, de retrouver le vestige de lui-même, où s'évanouit le péril. Si une ombre change, je prends subitement mon envol. Je scrute, tente de langue, de queue. J'ai peur. Je vois que des formes de terreur jaillissent de mon corps, et que je fais ce que j'ai engendré ; mais ici-bas chacun engendre ses propres erreurs privées. Je fuis avec art, habile et subtil, avocassier, mais cela ne suffit pas : je dois m'interroger sur la chute de la lune. Je n'ignore pas que j'ai été lune.

 

Giorgio Manganelli, Dall'inferno (Depuis l'enfer), traduit par Philippe Di Meo, Denoël, 1985, p. 62-64.