30/04/2016
William Cliff, En Orient
j’ai vu la chambre où Cavafis est mort
dans la misère
il avait dû vendre l’appartement
qu’il possédait
pour n’en occuper qu’une seule chambre
avec l’Arabe
un « serviteur » qui vécut près de lui
jusqu’à sa mort
celui qui m’a fait visiter la chambre
m’a déclaré
que Cavafis est mort dans l’ignorance
du monde entier
pas un seul de ses congénères hellènes
ne l’a aidé
quand le cancer a rongé son pharynx
et l’a tué
l’image que certains nous ont donnée
de Cavafis
est celle d’un monsieur très distingué
qui recevait
chez lui de fins lettrés et leur disait
ses beaux poèmes
en buvant de l’ouzo et grignotant
la noire olive
à la lumière de chandelles pour
qu’on ne voie pas
les rides courir et laisser leurs stries
sur son visage
on dit aussi qu’il allait dans la rue
enveloppé
d’une vaste cape noire et flottante
pour se donner
l’air d’un artiste il était d’une taille
indifférente
le nez tombant le visage allongé
et assez laid
mais les yeux dilatés d’une étonnante
vivacité
se jetaient en tous sens pour scruter les
gens qui passaient
étant de famille aristocratique
mais tout à fait
ruinée il aurait eu trop de fierté
pour demander
la charité et se serait ainsi
laissé mourir
dans ce meublé qui s’appelle aujourd’hui
Pension Amir
au numéro quatre deuxième étage
rue Sharm-el-Sheik
ne vivent plus que des Arabes à deux
ou trois par chambre
avec entre les lits un bec à mèche
pour bouillir l’eau
du thé qu’on offre aux étrangers qui viennent
voir où vécut
un des plus grands poètes de ce siècle
mort inconnu
William Cliff, En Orient, Gallimard, 1986, p. 61-63.
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31/03/2014
Shakespeare, Sonnet 1 (2)
Deux traductions du premier des Sonnets de Shakespeare.
From fairest creatures we desire increase,
That thereby beauty's rose might never die,
But as the riper should by time decease,
His tender heir might bear his memory ;
But thou contracted to thine own bright eyes,
Feed'st thy light's flame with self-substantial fuel,
Making a famine where abundance lies,
Thyself thy foe, to thy sweet self too cruel,
Thou that art now the world's fresh ornament.
And only herald to the gaudy spring,
Within thine own bud buriest thy content,
And, tender churl, mak'st waste in niggarding,
Pity the world, or else theis glutton be,
To eat the world's due, by the grave and thee.
The Oxford Shakespeare, The Complete Works, Clarendon Press, Oxford, 1988, p. 751.
Des plus beaux êtres, nous voulons croissance
et que par eux la rose point ne meure,
qu'ils laissent dans leur tendre descendance
la richesse qu'ils eurent à leur heure ;
mais toi fasciné par tes propres yeux,
tu te nourris toi-même de ta flamme,
empêchant que le lit de tes aïeux
se perpétue en fécondant la femme.
Ô toi, du monde si bel ornement
mais seul héraut de tes années superbes,
hélas ! ton bourgeon meurt en enterrant
ce que tu devrais nous offrir en gerbes
car tu ne peux permettre qu'au tombeau
tu donnes tout entier ton corps si beau.
Shakespeare, Sonnets, édition bilingue, traduits par William Cliff, Les éditions du Hasard, 2010, p. 9.
Les êtres les plus beaux on voudrait qu'ils s'accroissent
et que jamais leur splendeur n'en vienne à mourir
mais puisque avec le temps ce qui mûtit périt
qu'en soit mémoire au moins quelque tendre héritier.
Mais toi tu ne te voues qu'à l'éclat de tes yeux,
tu en nourris le feu par ta propre substance,
tu crées de la famine en un lieu d'abondance,
ennemi de toi-même et cruel à ton charme.
Toi qui es aujourd'hui le chatoiement du monde
et le seul messager du triomphal printemps,
dans ton propre bourgeon tu enterres ta sève
et par économie, cher faraud, tu gaspilles.
Ô prends pitié du monde ou sinon dévores
toi et la tombe, ce qu'au monde vous deviez.
Shakespeare, dans Jean Grosjean, Une voix, un regard, textes retrouvés, 1947-2004, édition de Jacques Réda, préface de J.M.G. Le Clézio, 2012, p. 232.
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09/09/2013
William Cliff, Écrasez-le
Chômer
Depuis un mois j'étais chômeur :
j'ai dû m'inscrire rue du Boulet
me présenter rue de l'Escalier
enfin pointer rue Sainte-Catherine.
Pendant un mois j'ai fait la file
sans saluer nombre pédés
qui comme moi ne foutent rien
et vont pointer :
ça suffit à leurs besoins personnels
leur chope au Carroussel
le manger à Sarma
le shampooing du samedi
et le rimmel éventuel.
Certains vieux clous voulaient me tripoter
tout en faisant la file
puis ils disaient merci à l'employée
en reprenant leur carte cachetée.
J'avais l'impression d'être galeux
cherchais de la mystique en amour
(et c'est très mauvais signe).
À quoi je passais mon temps tout le jour ?
Aérer mon grabat et besogner dans ma cuisine.
Mais aujourd'hui on me rappelle à ma fonction sociale
et de nouveau je suis un vrai un pur
je peux dire merde à mes amours sentimentales
et comme un mat dresser mon membre vers l'azur.
William Cliff, Écrasez-le, Gallimard, 1976, p. 89-90.
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27/02/2013
William Cliff, Marcher au charbon
Londres
Sur un trottoir de cette ville
on l'a trouvé étendu mort
j'ignore encor s'il faisait froid
dehors quand il s'est résigné
à se laisser crever j'ignore
aussi ce qu'a duré son a-
gonie si le remords a tra-
versé son âme au moment du
trépas (c'était un beau garçon
intelligent sentimental
un des plus fins produits
de notre bourgeoisie
d'avoir lu Nitche et d'autres livres
ça lui aura été fatal —
ainsi l'on parle des défunts
sans savoir ce qu'ils ont été,
il ne nous reste de plus d'un
que lourd silence et corps figé.
L'oubli t'a rendu plus ténu
qu'un fil de vent dans la bourrasque :
peut-être que ce qui perdure
de toi n'est que cette écriture.
William Cliff, Marcher au charbon,
Gallimard, 1978, p. 81.
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13/12/2012
Jean-Claude Pirotte, Cette âme perdue
la mort s'approche à petits pas
c'est la tortue je suis le lièvre
on voit luire sa carapace
merveilleusement ciselée
et ses yeux aux lourdes paupières
simulent une somnolence
de personnage centenaire
dans un refrain de romance
gothique ou dans un roman noir
écrit par madame Radcliffe
on garde peut-être en mémoire
une ode de William Cliff
on conjure avec les moyens
du bord l'avenir immédiat
on lit deux vers d'Armand Lubin
courir vite ne sert à rien
on avance ainsi pas à pas
de borne en borne vers le lieu
où la tortue vous attendra
en ouvrant largement les yeux
Jean-Claude Pirotte, Cette âme perdue,
Le Castor Astral, 2911, p. 61.
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27/10/2012
William Cliff, En Orient
(l'amour des enfants)
dans mon enfance j'avais pour amie
une putain qui œuvrait au bar de la gare
elle s'appelait Mariette elle m'aimait
je lui portais des fleurs et en échange
elle me donnait de grandes sucettes
elle était ce qu'on appelle une "sotte"
avec beaucoup de rouge sur les joues
et de longs cheveux teints en noir qu'elle faisait
boucler sur son dos elle passait devant la maison
faisant sonner ses hauts talons
et balançant vigoureusement sa sacoche
or Maman n'aimait pas que je fréquente
la "demoiselle de la gare" qui était
pourtant si bonne si aimante et qui souffrait
sans doute d'un manque d'enfant mais moi
je ne pouvais pas je savoir et j'étais tout séduit
qu'on eût tant d'amour pour mon imperceptible personne
enfants négligés enfants mal aimés
laissez-vous dorloter par les pauvres putains
qui rêvent de vous écraser contre leur gorge
déchirée de coups d'ongles et vous vieilles pédales
ne désirez-vous pas étreindre ces enfants
entre vos bras tremblants de tristes peaux pendantes ?
— oh oui ! certainement
William Cliff, En Orient, Gallimard, 1986, p. 48-49.
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09/01/2012
William Cliff, Immense existence : un poème et la recension du livre
An angel at my table
dès l'âge le plus tendre tu aimas chanter
la musique des mots dans les vers bien comptés
toujours avec toi tu emportais un recueil
pour y lire à voix haute et sentir les écueils
de la brutalité s'écarter devant toi
hélas un jour des « malins » à mielleuse voix
te conduisirent chez les fous pour te « guérir »
(n'était-ce pas folie ta manie de t'enfuir
toujours des autres hommes ?) oui six ans ils t'ont
enfermée avec des monstres dont le menton
poussé çà et là faisait d'affreuses grimaces
tu subis les électrochocs comment la masse
des horreurs plantées dans ton front n'a-t-elle pas
brisé ta résistance ? mais l'ancien combat
que tu menais depuis l'enfance avec la plume
dans tes gros doigts aux ongles noirs enfin rallume
ce goût insensé de chanter être poète
à la fin sera ta perpétuelle fête
(on te voit après ton tour d'Europe rentrer
sur les bords de Néo-Zélande on voit les prés
monter pour agrandir ton regard sur la mer
ou bien dans ta roulotte ouvrant tes beaux yeux verts
tu fais avec tes doigts noirs qui toujours cheminent
dans ta joie sur le clavier de la machine)
William Cliff, Immense existence, Gallimard, 2007, p. 73-74.
Vous appréciez les vers comptés, dont on dit un peu vite qu’ils appartiennent à "autre temps de la poésie" ? Alors il faut lire Immense existence, où se succèdent divers mètres, de l’heptasyllabe à l’alexandrin, et des formes strophiques anciennes, dont la ballade – avec envoi : Prince d’Amour tellement séduisant / heureusement que tu viens en passant, etc. On relève des rimes embrassées (passe :ces/excès/carcasses), croisées (horizon/structures/qu’ils ont/nature) ou plates (coule/foule/cruelle/semelle), et même la très classique élision du e de encore quand elle est nécessaire pour éviter un vers bancal. Ce n’est pas dire que William Cliff écrit comme Lamartine. Sa métrique, très libre, ne s’embarrasse pas des règles d’un manuel, négligeant la prononciation du e dit « muet » quand besoin est, ou n’essayant pas à tout prix de rimer. Le lecteur reconnaît dans cette très brève description les pratiques du poète depuis le premier texte publié, qui annonçait à quoi devait servir le vers :
Ce vers de quatorze syllabes dont je suis si fier
va-t-il me permettre de cracher le vivre amer
qui me brûle sur les lèvres, malgré la loi illusoire
de la rime et des pieds dont je me charge sans y croire ?
(Homo sum, dans Cahier de poésie I, Gallimard, 1973, p. 145)
C’est encore le « vivre amer »qui nourrit les derniers poèmes, mais malgré l’âge venu la solitude reste entière (« parfois j’ai de la peine à me retrouver seul »). Ce sont maintenant les souvenirs, et non plus le présent ou le passé proche, qui constituent le matériau de l’écriture. Souvenirs des amours ou des amants de rencontre, souvenirs des lieux de l’enfance et des parents. Souvenirs aussi des voyages : comment sortir du monde clos, des jours prosaïques si ce n’est en partant ? Sont évoqués Montevideo, Helsinki, Tokyo, Bénarès, Porto Rico, Atlanta, Saint-Pétersbourg, l’Espagne qui lui est chère. Regard attentif sur les choses et les gens, puisque qu’ailleurs « on voit la vie réelle » ? Il y a encore et encore comme une nécessité d’être ailleurs : l’image du navire quittant le port ou y accostant revient souvent dans le livre (« nous étions sur la digue regardant au loin / le bateau qui s’effaçait dans le crépuscule », « on attend le bateau on l’attend on l’attend », etc.). Cependant, le regard aigu ne découvre pas de paix et il semble qu’il faille toujours repartir pour « ne plus voir l’horreur d’être né sur cette terre / et d’attendre toujours que se lève le jour ». Rien d’étonnant, donc, à la présence de Rimbaud dans Immense existence ; non nommé il est évoqué lors d’un "pèlerinage" de Cliff à Charleville : « ah ! qu’il a dû souffrit ici l’Adolescent / et qu’il a dû sentir le poids de la misère ». Rimbaud est encore là dans un autre poème par l’emprunt d’un de ses mots (flache) et par le souvenir de Verlaine (« dans le vieux parc où Verlaine a chanté ». Y a-t-il du malheur partout ? oui, et parfois « allons boire / afin d’oublier les méchancetés ». Ou bien séjournons dans une ville hors du temps, Venise, « pour oublier la vie réelle ». Il existe des moments de grâce, ceux donnés par la lecture, notamment par la poésie :
toujours avec toi tu emportais un recueil
pour y lire à voix haute et sentir les écueils
de la brutalité s’écarter devant toi
Cliff y ajoute ce que révèlent sans cesse les oiseaux, oiseaux marins ou merle, « oiseaux qui chantent […] / à gorge triomphante l’Existence Immense ».
Recension parue dans Poezibao en 2007.
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