25/02/2020
Pierre Alferi, divers chaos
et la rue
la pluie glacée
poursuit chacun dans son impasse
le berge étroite
du flux de tôle
autour des foyers électriques
les grappes de nous
venus nous réchauffer les fesses
ou nous brûler les yeux
sommes
d’animaux rationnels
non-entiers fractions
irréductibles
au dénominateur commun
proche de zéro
Pierre Alferi, divers chaos, P.O.L , 2020, p. 9.
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07/11/2019
Claude Dourguin, Paysages avec figure
(Naples)
Le passant se faufile entre des façades hautes noircies par les années, percements irréguliers, entablements brisés, étages dissemblables indemnes de toute fureur réhabilisatrice ; des porches vastes introduisent à des vestibules superbes à colonnes, les marches déboîtées d’une église servent à l’étalage d’une quincaillerie d’occasion, des arrière-cours où s’entasse un capharnaüm hétéroclite d’ustensiles, de vieilles motos et de plantes, livrent leurs loggias d’altitude à la gaieté des lessives ; des palais s’accoudent à la vie populaire, leurs façades aux larges fenêtres à frontons posent, noblesse oblige, leur belle architecture à peine visible en l’absence de recul. La rue affirme la plus vivante des royautés — on y fait son marché, on y discute, travaille, conclut toutes sortes d’ententes, d’échanges, on y vent et y achète à peu près tout, on peut venir à y dormir, on y joue, on s’y affronte parfois ; on s’y repose, à terre, accroupi contre un mur à deux pas du chantier pour manger sa pizza pliée a libretto sans rien manquer du spectacle.
Claude Dourguin, Paysages avec figure, éditions Conférence, 2019, p. 134.
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13/08/2019
Jacques Réda, Les ruines de Paris
Car finalement nous ne sommes, me confie ce livreur, que de passage et pour très peu de temps sur terre, mais trop de gens ont tendance à l’oublier Si bien que tout se déroule à l’envers de ce qui devrait être : partout la haine au lieu de l’amour. Tels sont les propos qu’il me tient dans une langue aussi difficile à reproduire que son accent : le parigot où sous la gouaille pointe une espèce de morgue. Nous en sommes arrivés là, d’ailleurs, je ne sais comment : parce que les feux de l’avenue de Suffren restent bloqués au rouge, et que cet embouteillage invite à la méditation. Lui je suppose qu’il livre, qu’il en infère de même pour moi : la grosse boîte qu’un sandau arrime derrière ma selle (et où je transporte en fait des lettres, des brouillons, des élastiques, des disques rares et coûteux de Sonny Clarke ou d’Eddie Costa), la casquette rabattue sur une face plutôt brutale, le k-way avec trois rayures blanches le long des bras. Et c’est vrai que d’une certaine manière on se ressemble, pas rien que par le vêtement. Mais je me borne à opiner sobrement de la tête, je ne risque pas un mot. Si je n’avais énoncé, moi, que le tiers de ce début d’évangile, aussitôt j’en suis sût il m’aurait traité de cureton. Cependant c’est à cela qu’il songe tandis qu’il patiente ou qu’il fonce, j’y pense aussi parfois. Ainsi donc un moment anonymes au coude à coude, dans le brassage hostile des moteurs, peut-être qu’on s’aime, qu’on se comprend. Mais enfin tout le carrefour se remet à clignoter orange : il rentre à fond dans le paquet, se faufile, me sème, puis, tout à coup, se retourne, et (appelons les choses par leur nom), se fend la tirelire, carrément.
Jacques Réda, Les Ruines de Paris, Gallimard, 1977, p. 60-61.
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22/04/2017
Dino Campana, Chants orphiques
La petite promenade du poète
J’erre dans les rues
Sombres étroites et mystérieuses :
Je vois derrière les fenêtres
Se montrer les Jeannes et Roses.
Sur les marches mystérieuses
Quelqu’un descend en titubant :
Derrière les carreaux luisants
Les commères font leurs commentaires.
…………………………………………
…………………………………………
La ruelle est solitaire :
Pas un chien : quelques étoiles
Dans la nuit au-dessus des toits :
Et la nuit me semble belle.
Et je chemine moi pauvret
Dans la nuit qui me fait rêver,
Mais la salive dans ma bouche
A un goût répugnant. Loin de la puanteur
Loin de la puanteur et le long des rues
Je chemine je chemine,
Déjà les maisons se font rares.
Voici l’herbe : je m’y couche
Et m’y roule comme un chien :
De très loin un ivrogne
Chante son amour aux volets.
Dino Campana, Chants orphiques, traduction
de Michel Sager, Seghers, 1971, p. 57.
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27/01/2017
Georges Perec, Un homme qui dort
Il fait nuit. De rares voitures passent en trombe. La goutte d’eau perle au robinet du palier. Ton voisin est silencieux, absent peut-être ou mort déjà. Tu es étendu, tout habillé, sur la banquette, les mains croisées derrière la nuque, genoux haut. Tu fermes les yeux, tu les ouvres. Des formes virales, microbiennes, à l’intérieur de ton œil ou à la surface de ta cornée, dérivent lentement de haut en bas, disparaissent, reviennent soudain au centre, à peine changées, disques ou bulles, brindilles, filaments tordus dont l’assemblage dessine comme un animal à peine fabuleux. Tu perds leur trace, tu les retrouve ; tu te frottes les yeux et les filaments explosent, se multiplient.
Georges Perec, Un homme qui dort, 10/18, 1976, p. 95.
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05/06/2014
Raymond Queneau, Courir les rues
Traduit du latin
Il avaitdu bois de chêne et trois lames de bronze autour du cœur
celui qui le premier osa mettre un pied devant l'autre
traverser la chaussée de l'avenue de l'Opéra vers six heures
affrontant les milliers de ouatures se frottant mutuellement le râble
et se glissant entre rostres d'acier et leurs abdomens de métal
pour aller d'un trottoir relativement abrité vers un jumeau incertain
cependant que le tonnerre des impatients retentit jusqu'aux étages
[supérieurs
emportant avec lui les fumées tétraplombées des pots expectorateurs
il avait du bois de chêne et trois lames, autour du cœur, de bronze
celui qui le premier osa traverser une rue sur le coup de dix-huit
[heures onze
Une révolution culturelle
Les restaurants chinois se multiplient
d'une croissance exponentielle
pas de doute le péril
jaune en gastronomie
le tigre de papier et le nid d'hirondelle
détrônent le steak sur le gril
Encore le péril jaune
Dans le bus des touri-
tes chi-
nois ri-
ent avec autant de vulgari-
té
que des Français
Raymond Queneau, Courir les rues, Gallimard, 1967, p. 179, 137, 142.
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25/03/2014
E. E. Cummings, Paris, traduction Jacques Demarcq
le long des traîtres rues fragiles et éclatantes
du souvenir avance mon cœur chantonnant comme
un idot murmurant comme un ivrogne
qui (à un certain angle, soudain) aperçoit
le haut gendarme de mon esprit
être éveillé
n'étant dormir, ailleurs ont débuté nos rêves
à présent repliés : mais cette année achève
son existence tel un prisonnier oublié
- « Ici ? » - « Ah non, mon chéri ; il fait trop froid » -
Ils sont partis dans ces jardins passe un vent porteur
de pluie et de feuilles, emplissant l'ai de peur
et de douceur.... s'arrête ... (Mi-murmurant...mi-chantant
agite les toujours souriants chevaux de bois)
when you were in Paris on se retrouvait là
*
along the brittle treacherous bright sreets
of memory comes my heart,singing like
an idiot,whispering like a drunken man
who(at a certain corner, suddenly) meets
the tall policeman of my mind
awake
being not asleep,elsewhere our dreams began
which now are folded :but the year completes
his life as a forgotten prisoner
-"Ici ?" - "Ah non, mon chéri ; il fait trop froid"-
they are gone along these gardens moves a wind bringing
rain and leaves, filling the air with fear
and sweetness... pauses...(Halfwhispering...halfsinging
stirs the always smiling chevaux de bois)
when you were in Paris we meet here
E. E. Cummings, Paris, traduit de l'anglais et présenté par Jacques Demarcq, édition bilingue, Seghers, 2014, p. 95 et 94.
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10/03/2014
Jacques Roubaud, Octogone (2)
Souvenir de Jean Tardieu
« Je vous ramène ? » dit-il, courtois, avec attention,
Ma réponse, qu'il n'aurait pu saisir, plus sourd
Que le proverbial pot, et moi, sans recours,
Devant tant d'amabilité (comment m'y prendre
Pour décliner l'invitation, puisque répondre
Il ne pourrait ?), je me glissai, faisant bon cœur
Contre fortune (regrettant que la minceur
De mes vingt ans ne soit plus qu'un souvenir tendre)
Dans la voiture à peine plus grosse que lui,
Et nous voilà partis dans la rue sous la pluie
Épaisse. L'essuie-glace immobile, il parlait,
Tourné vers moi, laissant le moteur nous conduire
À ma porte. Je vis s'éloigner son sourire.
Me saluant de la main, affectueux, muet
Il brûla le feu rouge et disparut.
Jacques Roubaud, Octogone, livre de poésie quelquefois
prose, Gallimard, 2014, p. 54.
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06/06/2013
André Suarès, Cité, Nef de Paris
Du Petit Pont au Pont Saint-Louis
Quand vient le soir autour de Notre-Dame, la Cité se vide. La vie humaine se retire, toute la folle vie qui porte le masque de la durée et qui mime l'illusion du bonheur. Au jardin de l'archevêque, les nourrices bouclent les poupons dans le petites voitures, et rentrent sous la couverture le petit bras en aileron qui veut saisir un rayon encore. Les mères rassemblent les jouets ; les balles roulent dans les sacs, à dormir jusqu'à demain ; les petites filles nouent en écheveau les cordes à sauter, et elles sautillent en même temps qu'elles nattent ; on ramasse les pelles et les seaux, les outils des terrassiers puérils ; et les femmes poussent devant elles les enfants toujours en retard, qu'elle ramènent au bercail.
Vers le Pont Saint-Louis et vers le Parvis, deux courants opposés se forment : les familles de la rive droite et celles de la rive gauche. Quelques petits chiens courent en serre-file, çà et là. Quelques vieux secouent une pipe tiède et la logent dans leur poche. De pauvres gueux, têtes basses, cherchent on se sait quoi dans les cailloux et ramassent les journaux qui traînent. On s'appelle, on se presse ; des femmes aux visages las commandent des enfants qui rient. L'heure répand des cendres.
André Suarès, Cité, Nef de Paris, éditons Bernard Grasset, 1934, p. 137-138.
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03/06/2013
Jacques Prévert, Fatras
Je vous salis ma rue
Je vous salis ma rue
et je m'en excuse
un homme-sandwich m'a donné un prospectus
de l'Armée du Salut
je l'ai jeté
et il est là tout froissé dans votre caniveau
et l'eau tarde à couler
Pardonnez-moi cette offense
les éboueurs vont passer
avec leur valet mécanique
et tout sera effacé
Alors je dirai
je vous salue ma rue pleine d'ogresses
charmantes comme dans les contes chinois
et qui vous plantent au cœur
l'épée de cristal du plaisir
dans la plaie heureuse du désir
Jacques Prévert, Fatras [1966], dans Œuvres complètes, II,
Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1996, p. 41.
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