28/09/2018
Julien Bosc, De la poussière sur vos cils
juillet 2017
Non loin du village
Non loin d’un tas de briques
Elle et lui, comme autrefois.
Comme autrefois
(autrefois disons)
Tout a changé
Sauf le lieu — le terrible lieu.
Sauf leurs jeunesses — fauchées.
Sauf leurs noms — jetés au feu avant d’entrer dans le livre.
Sauf leurs voix.
— Mais est-ce la leur à chacun ?
Où est-ce celle, sourde, qui leur est commune et les sépare de telle sorte que c’est dans ce tout petit écart qu’ils s’aiment et parlent ?
(Parlent, disons)
Ô vitre brisée sur l’inénarrable
Julien Bosc, De la poussière sur vos cils, La tête à l’envers, 2015, p. 50-51.
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14/06/2018
Christiane Veschambre, Ils dorment
Ils dorment.
Leurs corps reposent l’un contre l’autre, l’un dans la présence de l’autre.
Lui ouvre les yeux, tend un bras vers un bracelet montre posé sur la table de chevet.
Il l’approche, avec lui on lit l’heure sur le cadran 6h ¼.
Il lève doucement le drap, il est en tee-chirt et caleçon, il se tourne vers elle qui dort, la regarde, l’effleure, un fable son incertain sort de sa bouche fermée. Il se lève.
Il est à la table de la cuisine. La cuillère prend dans le bol les céréales en forme de petits anneaux. Sa main tient la cuillère. Il voit sur la table la petite boîte d’allumettes.
Il est dehors. Il marche, il est habillé d’une combinaison de travail dont j’ai oublié la couleur. Il tient à la main une sorte de petite mallette semi-sphérique. Il longe des bâtiments de brique. Il tourne à l’angle, sous un porche.
Il est assis au volant d’un autobus à l’arrêt, vide, porte ouverte. Il écrit sur un petit carnet posé sur le volant. On approche de la page et on peut lire ce qu’il y écrit. On le lit aussi en bas à gauche de l’écran. C’est un poème qui dit la petite boîte d’allumettes, le dessin des mots sur son couvercle.
[…]
Christiane Veschambre, Ils dorment, L’Antichambre du Préau, 2017, np.
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24/10/2016
Jean Tardieu, Comme ceci comme cela
Méditatif
Avant l’horreur c’était encore
si peu de chose : vivre, un clin d’œil un regard
mais quel regard quand il appareillait
vers l’espace profond d’une nuit d’août
illuminés par les étoiles déjà mortes
signaux qui viennent d’autrefois pour nous sourire.
Après l’horreur nulle mémoire mais le masque
préparé. Après l’horreur
une outre bue un crâne déserté
ne sont pas plus sonores ni plus vide que de creux
terrible dans la pierre Ici persiste l
a forme exacte de ce couple
pourchassé, ici l’empreinte pure,
ici, seulement bonne pour l’écho
sous le pas des troupeaux paisibles, l
a fuite immobile statue
aveugle et ressemblante.
Jean Tardieu, Comme ceci comme cela, Gallimard,
1979, p. 35.
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18/04/2016
Robert Walser, Nouvelles du jour
Elle et lui
Lui tout autant qu’elle, apparemment, sont à considérer comme cultivés. Il avait vu le monde, elle aussi, il était plein d’esprit, elle ne l’était pas moins. Tous deux, on peut le dire, ont atteint les sommets de la vie, entourés des riants pâturages d’une éducation supérieure. Leur soif de savoir leur a fait connaître une foule de gens et de contrées. Ils ont habité à droite et à gauche, ont découvert toutes sortes de mœurs, d’objets et de circonstances, tout en se distinguant par leur calme et leur retenue d’une part, leur vivacité et loquacité de l’autre. Sur les rives d’un lac, la femme se fit bâtir une maison et invita cet homme, qu’elle aimait, à s’installer chez elle tout à son aise. Lui qui, de son côté, la plaçait aussi très haut, ne savait pas s’il devait accepter ou décliner son offre. Apparemment hésitant, tâtonnant, pesant le pour et le contre, il aimait à sonder et tergiverser. Au fond, elle n’était pas différente, je veux dire qu’elle était savante et vivait partout en esprit. Elle résidait ailleurs avec son âme, loin du séjour de son corps. Du moment qu’elle l’aimait, ce fait lui était pénible, et ainsi donc, elle ne l’aimait pas. Pour lui, c’était pareil. Lui appartenant, il appartenait à une autre. Le sachant ambivalent et peu fiable, elle lui faisait des reproches.
[...]
Robert Walser, Nouvelles du jour, traduction de l’allemand par Marion Graf, éditions Zoé, 2000, p. 117-118.
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07/12/2015
Michel Deguy, Biefs
J’ai connu un vieux couple qui se déchirait de procès à dessein — peu conscient — de remettre en question son propre passé : féroce anamnèse, jusqu’au premier regard de fiancés, déjà truqué.
O salves du cœur, fantasia des yeux, l’état sauvage, l’impatience de toute conséquence ( j’ai connu un fervent cavalier peut-être à cause d’une image des Huns tôt imposée). Gestes perdus, balles perdues, enfant perdu, si perdu que pas une théorie du lapsus n’y retrouvera ce qui fut sien.
Et qu’elle y retrouve une trace, elle entendra l’éclat de rire du gitan ! Liberté brisée brisante, vague incalculable sur le corail errant, torrent jeune.
Michel Deguy, Biefs, Gallimard, 1964, p. 75.
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15/04/2014
Georges Lambrichs (1917-1992), Les rapports absolus
Le mensonge à refaire
Mon malaise est affichage. Comme si je ne protégeais pas mon intériorité en lui ménageant les artifices, les marches de mes actes, parfois le secret, de toute manière le mystère de ce que je suis amené à faire. Comme si mes liaisons avaient été des empêchements, des calculs, des choix, des impostures. L'amour n'est pas qu'échange, il est sacrificiel. Et puisqu'il vaut mieux que je déclare ce qui à mes yeux prendrait trop d'importance à être tu, je ne me sens actuellement aucune aptitude aux adhésions par accolement. Mon univers personnel est une opacité qui ne se partage pas, et surtout pas avec les sources de lumière et de raison qui s'écoulent chez nos femmes à l'endroit de quelque régime glandulaire. Le circuit de toute vie maritale est un luxe d'une insoutenable négligence.
Que peut bien me faire, dés lors, celle qui, sans éclat, me regarde ? ou m'accompagne, comme on dit, dans mes pensées, dans mon avidité, dans mon pathétique ? Celle qui me demande à boire, à l'aimer, à rencontrer mes amis, à vivre nue, à partir pour la mer, à faire un feu, à l'étreindre, qui calcule mon argent, qui m'en apporte ? Celle qui me demande ce que je fais pour le savoir ? Et ce que je pense pour rien. Il faut croire, n'est-ce pas, qu'elle est vraiment ce qu'elle dit. Elle parle du sens de sa vie. Alors que le sens de la mienne, évidemment, est celui d'être coupé de ce qui me décide à inventer d'autres rapports avec le monde.
Comme si je ne connaissais plus que la passion de trahir ce que j'ai sous la main qui me plaît, qui somnole fraîchement.
C'est le moment de quelque grande tricherie attendue par ceux qui ne coïncident pas avec la vérité de l'histoire parce qu'ils ont trouvé le moyen de séduire.
Il ne s'était agi pour eux, à première vue, que de se cacher.
Georges Lambrichs, Les rapports absolus, collection Métamorphoses, Gallimard, 1949, p. 61-63.
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27/03/2014
Paul de Roux, Une double absence
Vous ne me regardez même pas. Et cela me donne beaucoup de liberté. Je ne sais pas ce que vous pensez. Cela peut être douloureux, en face de vous c'est une chose douce. Vous ne vous approchez pas, vous ne vous éloignez pas non plus. Vous me permettez de rester avec vous. Je sais que le temps que je peux passer ainsi ne dépend que de moi. Vous ne vous enfuirez pas. C'est moi qui, bientôt, ne serai plus en état de rester là. Je m'éloignerai. Je penserai à autre chose. Je prendrai le métro, j'irai au cinéma ou je travaillerai. Il faut faire tout cela, on ne peut pas s'en dispenser. J'ai toujours su que je ne pourrais que vous entrevoir. Que je ne pourrais pas rester longtemps avec vous. Non, cela n'a rien de pénible. C'est dans votre nature et la nature de notre relation. J'allais dire : « vous ne me ferez pas souffrir, vous », mais aussitôt j'ai pensé : « qui sait ? » Je vous quitte.
Paul de Roux, Une double absence, Gallimard, 2000, p. 11.
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07/02/2014
E. E. Cummings, font 5, traduction de Jacques Demarcq
Les éditions NOUS ont 15 ans
www.editions-nous.com
Quatre
XIV
il y a si longtemps que mon cœur n'a été avec le tien
serré par nos bras nous mêlant dans
une obscurité où de nouvelles lumières naissent et
grandissent,
depuis que ton esprit a parcouru
mon baiser tel un étranger
dans les rues et les couleurs d'une ville —
ce que j'ai peut-être oublié
oh oui, toujours (avec
ces pressantes brutalités
du sang et de la chair) l'Amour
se forge des gestes très progressifs,
et taille la vie pour l'éternité
— après quoi nos êtres se séparant sont des musées
remplis de souvenirs joliment empaillés
E. E. Cummings, font 5, traduction et postface de Jacques Demarcq, NOUS, 2011, p. 91.
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28/09/2013
Matthieu Gosztola, Rencontre avec Lucian Freud
la peinture nous dit
que les pages de la vie
à deux que module
une rencontre
comme c'est le cas
dans son précédent visage
à elle la lumière
comme c'est
le cas dans n'importe quelle
chose respirée par le soleil
une pierre
galet ou autre
un tilleul
*
je ne parle pas du désir
il s'agit
pris dans la toile d'araignée
du désir
et de sa mécanique secrète
de chercher ce qui demeure
loin de soi
afin d'apporter ce surcroît d'univers
de réalité
de sens
à son univers
que l'on troue soudain
du fait de cette rencontre fascinante
qui fait naître le désir
au plus profond de soi
dépeuplé
car l'autre désiré est
un « plein d'être »
que l'on cherche à s'arrimer à soi
Matthieu Gosztola, Rencontre avec Lucian Freud,
éditions des Vanneaux, 2013, ). 54 et 143.
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