07/02/2023
Jean Grosjean, Une voix, un regard
Nos jours
Il a fallu différer les départs
dont nous rêvons
et recevoir tout à tour
les jours inconnus
lourds de soleil ou de pluie.
Les uns donnaient des pépites,
de l’encens ou du pavot,
mais d’autres d’un air candide
lançaient des questions
qui n’ont jamais de réponse.
L’un posait des chrysanthèmes
sur le lit de nos parents,
l’autre offrait aux fronts d’enfants
pour leur faire ombrage
les lauriers des fortsen thème.
Comment vouliez-vous qu’on parte
quand tant de futurs arrivent
et qu’aucun d’eux ne retire
son rire ou son deuil
sans qu’un autre lui succède ?
Mais dès que les nouveaux jours
seront moins nombreux aux portes
nous irons sur l’autre berge
voir quels anciens jours
sont près à nous recevoir.
(Cahiers de l’ENS, Meknès, n° 4, 1983)
Jean Grosjean, Une voix, un regard, textes
retrouvés 1947-2004, Gallimard, 2012, p. 96-97.
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06/02/2023
Jean Grosjean, Une voix, un regard
La Beune
Un grand verger bosselé au fond d’ un vallon, bordé de sombres noyers, avec un néflier tortueux, deux mirabelliers, des quetschiers quelques pommiers penchants. Et la fosse d’un étang à sec. Oui, le ruisseau a été détourné. Il circule entre des roches qu’il lave ou bien il les enjambe avec une sorte de chuchotement, de quoi inquiéter les arbres. Ils ont l’air de se retourner à demi comme les vaches quand on traverse leu pâture.
Surplombé de pentes raides où les forêts s’accrochent, ce vallon ne s’ouvre qu’au nord. Il est livré aux brefs jours d’hiver, aux longs vents d’hiver, à de brusques gels, à des neiges stagnantes. Mais le soleil d’été le regarde par-dessus les bois. Le soleil sait voir, à travers l’eau courante, les galets de grès rose qui somnolent au fond du ruisseau. Et il y a les cris des enfants qui jouent à la guere avec des chutes d’étoffes pour drapeau. Ah les prunes par terre.
Jean Grosjean, Une voix, un regard, Textes retrouvés 1947-2004, Gallimard, 2012, p. 189.
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31/03/2014
Shakespeare, Sonnet 1 (2)
Deux traductions du premier des Sonnets de Shakespeare.
From fairest creatures we desire increase,
That thereby beauty's rose might never die,
But as the riper should by time decease,
His tender heir might bear his memory ;
But thou contracted to thine own bright eyes,
Feed'st thy light's flame with self-substantial fuel,
Making a famine where abundance lies,
Thyself thy foe, to thy sweet self too cruel,
Thou that art now the world's fresh ornament.
And only herald to the gaudy spring,
Within thine own bud buriest thy content,
And, tender churl, mak'st waste in niggarding,
Pity the world, or else theis glutton be,
To eat the world's due, by the grave and thee.
The Oxford Shakespeare, The Complete Works, Clarendon Press, Oxford, 1988, p. 751.
Des plus beaux êtres, nous voulons croissance
et que par eux la rose point ne meure,
qu'ils laissent dans leur tendre descendance
la richesse qu'ils eurent à leur heure ;
mais toi fasciné par tes propres yeux,
tu te nourris toi-même de ta flamme,
empêchant que le lit de tes aïeux
se perpétue en fécondant la femme.
Ô toi, du monde si bel ornement
mais seul héraut de tes années superbes,
hélas ! ton bourgeon meurt en enterrant
ce que tu devrais nous offrir en gerbes
car tu ne peux permettre qu'au tombeau
tu donnes tout entier ton corps si beau.
Shakespeare, Sonnets, édition bilingue, traduits par William Cliff, Les éditions du Hasard, 2010, p. 9.
Les êtres les plus beaux on voudrait qu'ils s'accroissent
et que jamais leur splendeur n'en vienne à mourir
mais puisque avec le temps ce qui mûtit périt
qu'en soit mémoire au moins quelque tendre héritier.
Mais toi tu ne te voues qu'à l'éclat de tes yeux,
tu en nourris le feu par ta propre substance,
tu crées de la famine en un lieu d'abondance,
ennemi de toi-même et cruel à ton charme.
Toi qui es aujourd'hui le chatoiement du monde
et le seul messager du triomphal printemps,
dans ton propre bourgeon tu enterres ta sève
et par économie, cher faraud, tu gaspilles.
Ô prends pitié du monde ou sinon dévores
toi et la tombe, ce qu'au monde vous deviez.
Shakespeare, dans Jean Grosjean, Une voix, un regard, textes retrouvés, 1947-2004, édition de Jacques Réda, préface de J.M.G. Le Clézio, 2012, p. 232.
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05/03/2014
Jean Grosjean (1912-2006), Une voix, un regard, textes retrouvés
L'homme quittera
II. Fuite
Les jours passent comme des nuages
et leur ombre sur la terre.
Le mobilier ne change guère,
vergers de prunes bleues ou jaunes,
noyers bruns à forte odeur,
tendres mousses sur la roche,
envols d'oiseaux qu'interrompt
le froid. Mais les parents
que nous venions voir se sont
enfuis à notre approche.
XI. Brume
Brume sur les champs.
L'amour de toi.
Tu ne te dédis pas,
tu ne t'éloignes que peu.
Je n'entends qu'à peine
les morts derrière toi.
Je vois dans la brume
luire tes cheveux.
Jean Grosjean, Une voix, un regard, textes retrouvés
1947-2004, édition de Jacques Réda, préface
de J.M.G. Le Clézio, Gallimard, 2013, p. 85-86, 90.
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04/03/2014
Jean Grosjean (1912-2006), Une voix, un regard
Nos pas se posent...
Nos pas se posent
sur les pierres qui dorment dans le sol
sur les cheminements des fourmis
Que de paroles dans notre tête
leur danse et l'arrière-goût
de toutes les choses entendues
Mais pas de langage à la bouche
Nos pas seuls
leurs crissements sur les brindilles
leur poussière
Jean Grosjean, Une voix, un regard, textes retrouvés 1947-2004, édition de Jacques Réda, préface de J.M.G. Le Clézio, Gallimard, 2012, p. 99.
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04/10/2013
Jean Grosjean, Une voix, un regard, textes retrouvés, 1947-2004
La Beune
Un grand verger bosselé au fond d'un vallon, bordé de sombres noyers, avec un néflier tortueux, deux mirabelliers, des quetschiers, quelques pommiers penchants. Et la fosse d'un étang à sec. Oui, le ruisseau a été détourné. Il circule entre des roches qu'il lave ou bien il les enjambe avec une sorte de chuchotement, de quoi inquiéter les arbres. Ils ont l'air de se retourner à demi comme les vaches quand on traverse leur pâture.
Surplombé de pentes raides où les forêts s'accrochent, ce vallon ne s'ouvre qu'au nord. Il est livré aux brefs jours d'hiver, aux longs vents d'hiver, aux brusques gels, à des neiges stagnantes. Mais le soleil d'été le regarde par dessus les bois. Le soleil sait voir, à travers l'eau courante, es galets de grès rose qui somnolent au fond du ruisseau. Et il y a les cris des enfants qui jouent à la guerre avec des chutes d'étoffes pour drapeaux. Ah les prunes par terre.
Il serait temps de secouer les arbres, mais on aime mieux remuer les pierres, faire des barrages, des biefs, des méandres. Soif, peut-être, à tant pétrir l'eau ? Le plus brave court à Jauloin, l'autre source, tellement meilleure à boire, mais le sentier à travers les buissons est un coupe-gorge avec ses tournants et la corde qu'une chèvre tend pour brouter avec ce froissement des fourrés que font les bandits dans les livres.
Jean Grosjean, Une voix, un regard, textes retrouvés, 1947-2004, édition de Jacques Réda, préface de J. M. G. Le Clézio, 2012, p. 189-190.
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31/03/2013
Jean Grosjean, Une voix, un regard (textes retrouvés, 1947-2004)
Apriliennes
Entendre
La voix qui s'est tue
on l'entend encore
sous le bruit des rues,
dans le son du cor.
Le ciel du matin
éclaire des pas
qui marchent très loin
et qu'on n'entend pas.
Puis c'est le soir qui
marche sur des prés
dont la brise essuie
un reste d'ondée.
La violette
Le soleil en manteau d'or
s'était mis à redescendre.
La colline en robe à fleurs
faisait semblant de l'attendre.
La violette au bord du bois
se cachait pour qu'on la voie.
Quand le soleil s'est penché
pour lui respirer le cœur
les oiseaux n'ont plus chanté
de peur d'éventer l'odeur.
Le vieux verger
Les coteaux encerclent le verger. Le soleil a fini par les connaître : il surgit un matin d'un point, le matin suivant d'un peu plus loin et chaque soir il s'en va par une passe différente. Le verger s'en est bien aperçu : il y a longtemps que le vieux verger observe le vieux soleil.
Jean Grosjean, Une voix, un regard (textes retrouvés, 1947-2004), édition de Jacques Réda, préface de J.M.G. Le Clézio, Gallimard, 2012, p. 102, 106-107, 110.
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