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11/04/2023

Gustave Roud, Le Repos du cavalier

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Je regarde le fleuve de brouillard s’élargir, noyer sa rive, cette pente de terre nue où côte à côte nous avons marché tout un après-midi d’automne, herseur le poing à la bride du gros rouan débonnaire, herseur qui riais dans le soleil et la bête à chaque halte au bord du champ refermait sa paupière cousue de gros  crin pâle… Je regarde. Le brouillard déferle contre le verger, contre la ferme, la grange, contre toi-même. La batteuse étouffe son adieu ; le brouillard dévore ta main tendue. Tu es cendre, tu es vapeur, tu n’es plus rien. Tu n’es plus rien, mais là-bas tu vas reprendre poids et vie parmi toutes ces autres vies, et moi je glisse et repars au fil de la brume, sans voix, sans pensée, comme un bâton flottant dont nul bûcheron sur la rive ne pourrait tirer quelque flamme  comme un vague flocon d’écume bientôt défait, dissous au ressac indéfini de l’attente et de l’absence.

 

Gustave Roud, Le Repos du cavalier, dans Œuvres poétiques, éditions Zoé, 2022, p. 1147.

 

 

 

10/04/2023

Gustave Roud, Journal

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Pourquoi, pourquoi ? Pourquoi cette destinée qui se développe et semble s’achever dans le temps ? qui a besoin d’une périssable vêture corporelle ? Cernée ainsi dans sa figure matérielle, dans sa présence de chair qui commence et finit entre deux chiffres précis, je sais bien qu’une vie demeure entièrement inexplicable. Mais je crois que le cœur seul peut comprendre qu’il y a une éternité de l’amour. Certains élans du cœur, leur puissance ne peut prendre fin.

 

Gustave Roud, Journal 1916-1976, Œuvres complètes, volume 3, éditions Zoé, 2022, p. 484.

12/05/2022

Gustave Roud, Air de la solitude

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                  Appel d’hiver

 

Où es-tu ?

Que de fois crié cet appel vers un être, du fond de l’abîme intemporel où ma maison a glissé doucement comme un navire perdu ! L’absolu triomphe dans cette chambre, fomenté par le feu blanc des neiges. Les portraits parlent, les poèmes chantent. Toute une vie s’illumine au miroir profond de la mémoire. Tout éclate et se fige en un inexorable présent. Le cœur sous la pointe du doigt s’exténue et s’arrête. J’appelle, à travers des lieues, des années, et sans songer même à la dérision de ma voix close, un cœur qui bat.

 

Gustave Roud, Air de la solitude, postface Philippe Jaccottet, Poésie/Gallimard, 2002, p. 46.

11/09/2021

Gustave Roud, Journal

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Ascension [24 mai 1938] – « Sur la Croix » Ferlens

 

Espèce de saisissement tout à l’heure, en arrivant au carrefour de Ferlens. La couleur des ombres d’arbres sur les quatre routes éveille en moi un appel, un rappel de voyages anciens et c’est un cri confus et caché qui me traverse — une voix qui me dit de ne point attendre, de partir, de partir, où ? Je ne sais à quel moment précis de l’autrefois de ma vie ces valeurs sont liées, mais cela doit être à quelque chose d’essentiel, peut-être autour de ma vingtième année… À travers tout ce printemps, d’ailleurs, j’ai ressenti le même choc indéfinissable et c’était toujours devant les routes de poussière bordées d’herbe sombre — Les valeurs de ce gris-blanc-bleu et du vert bleuâtre des prairies étaient absolument partielles à un accord musical retrouvé, mais qu’on se répète sans trêve avec une très profonde nostalgie — sans pouvoir la situer dans le temps et dans l’espace.

 

Gustave Roud, Journal Carnets cahiers et feuillets II 1937-1971, éditions Empreintes 2004, p. 36-37.

10/09/2021

Gustave Roud, Journal

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Lundi 11 novembre [1940]

 

L’oiseau-prophète. L’oreille ouvre parfois sur le cœur — sur une mémoire ancestrale. Le cri nocturne des bêtes de proie atteint en nous quelque chose d’antérieur à toute civilisation. Quel travail d’esprit pour se situer à nouveau, lorsque réveillés en plein sommeil par cette clameur d’un autre âge, qui atteint un autre en nous. — Bouvreuil — l’oreille ouverte sur quelle mystérieuse voie de — communication ?

 

Gustave Roud, Journal, Carnets cahiers et feuillets II 1937-1971, éditions Empreintes, 2004, p. 86.

24/05/2021

Gustave Roud, Pour un moissonneur

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                        Appel d’hiver

 

         Où es-tu ?

         Que de fois crié, cet appel vers un être, du fond de l’abîme intemporel où ma maison a glissé doucement comme un navire perdu ! L’absolu triomphe dans cette chambre, fomenté par le feu blanc des neiges. Les portraits parlent, les poèmes chantent. Toute une vie immobile s’illumine au miroir profond de la mémoire. Tout éclate et se fige en un inexorable présent. Le cœur sous la pointe du doigt s’exténue et s’arrête. J’appelle, à travers des lieues, des années, et sans songer même à la dérision de ma voix close, un cœur qui bat.

 

Gustave Roud, Pour un moissonneur, Zoé, 2021, p. 110.

 

09/09/2016

Gustave Roud, Les fleurs et les saisons

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   Capucine, l’éclat de rire, défi, cristal, d’une petite nonnain qu’un ravisseur exclut galamment du moutier dans la nuit d’une chanson Vieille-France… Est-il d’autre ressemblance entre la plante et la jeune cloîtrée ? Une encore, peut-être, cette corolle qui brûle comme son corps.

   Car toutes les capucines, même celles des Canaries où perche une profusion de fleurs minuscules, jaunes et plumeuses comme un hommage aux oiseaux de leur patrie, toutes semblent participer du feu. Aucune de leurs fleurs qui ne soit flamme ou reflet de flamme. Une bordure d’impératrice des Indes est une longue chaine de brasiers, rubis et velours (ce velouté de soie et de fumée qu’on voit au flamboiement des torches nocturnes.) Le long des piliers, des barrières, des colonnes, l’ample guirlande des Lobb rassemble et fige selon une sorte de magie pétrifiante les lueurs, les éclats, les sursauts, l’incendie des feux terrestres ou des météores.

 

Gustave Roud, Les fleurs et les saisons, La Dogana, 2003, p. 61-62.

19/03/2014

Gustave Roud, Les fleurs et les saisons

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                                Le bois-gentil

 

   Un petit arbuste aux lisières des forêts, aux pentes des ravins, parmi les broussailles des clairières, dans les jeunes plantations de hêtres et de sapins. Mais pour le promeneur d'avant-printemps, qui se repose sur la souche humide et ronde, couleur d'orange, des fûts fraîchement sciés, ce n'est tout d'abord qu'une gorgée d'odeur aussi puissante qu'un appel. Il se retourne : là, parmi le réseau de ramilles, à la hauteur de son genou, ces deux ou trois taches roses, d'un rose vineux, le bois-gentil en fleur ! Qu'il défasse délicatement les branches enchevêtrées, qu'il se penche sur l'arbrisseau sans en tirer à lui les tiges, car un geste brusque ferait choir les fleurs rangées en épi lâche, par petits bouquets irréguliers à même l'écorce lisse d'un gris touché de beige. Chacune, à l'extrémité d'une gorge tubulaire, épanouit une croix de quatre pétales charnus, modelés dans une cire grenue et translucide, dont les étamines aiguisent le rose, au centre de la croix, d'un imperceptible pointillé d'or. Et de chacune coule goutte à goutte ce parfum épais et sucré comme un miel où chancelante encore de l'interminable hiver s'englue irrésistiblement la pensée.

 

Gustave Roud, Les fleurs et les saisons, La Dogana, 2003, p. 29-30.

 

On appelle aussi cet arbrisseau Bois-joli, Daphné.

25/11/2013

Gustave Roud, Les fleurs et les saisons

                                                         Une semaine avec les éditions La Dogana

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                                 Hiver

 

   Les molles premières neiges disparues, sur le seuil même de l'hiver, une rémission parfois nous est donnée, un miséricordieux sursis de quelques jours. Les jardins noirs essaient une résurrection. Les touffes de chrysanthèmes terrassés se redressent à demi, s'étoilent de fleurs fripées. La tache d'une rose ancienne touche la muraille redevenue tiède. Il fait doux. Le soleil désigne d'un doigt sans force les pommes oubliées aux branches des pommiers nus. Il avive la flamme des osiers qu'un homme travaille à genoux, les mains tendues vers la touffe orange et pourpre, comme un berger qui avait froid et se chauffe à quelque feu...

  

 

Gustave Roud, Les fleurs et les saisons, photographies de l'auteur, La Dogana, 2003 [1991], p. 81.