12/04/2024
Monique Laederach, Mots sur le bord de l'être
Tous ceux que je porte
au fond de moi,
leurs visages immuables,
immuablement vivants,
et leurs voix,
leurs mots —
Ce sont leurs yeux avec les miens
qui se jettent
sur les toits pour les
degrés d’angle et de chute
jusqu’à l’eau bleue du soir :
un fil ténu, vibrant comme la corde d’un violon,
dont le murmure obstinément,
demeure suspendu
comme toujours
à l’arche allègre de mon sang
vif.
Monique Laederach, Mots sur le bord d’être, dans
La revue de belles-lettres, 2023, 2, p. 51.
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24/05/2023
Lorand Gaspar, Gisements
Les mots nous gardent. Et nous perdent.
C’est l’heure d’automne d’un lent dimanche
Un peuple gris tombe lourd et loin
(Est-ce toujours la même distance qui nous écarte ?)
Comme si tout le gris et tout le noir
Était quelque part
Déjà compris.
Des bancs de poissons souples et prestes
Traversent la peau et riant d’écailles
Se tournent sur le dos
Dans les chambres où se fait noir le sang
Il y a ces rapides éclairs de mots blancs.
Et je voudrais tout dire, tout,
Voici des sons du fil et des aiguilles
Voici un piano et des instruments à vent ;
On joue le plus doucement possible
Et déjà on n’entend plus rien.
Lorand Gaspar, Gisements, Poésie/Flammarion,
1968, p. 52.
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21/09/2022
Sandra Moussempès, Vestiges de fillette
(Point of view)
Devant la rambarde bleue rouillée de la plage de galets, ils observent les cars de touristes. Un groupe de vieilles dames entre dans un snack éclairé au néon jaune vif. Sur les tables de formica bleu canard sont posés ketchup rouge sang et moutarde kaki. Face aux vagues, cette assemblée argentée boit sagement son thé.
Ils arrivent à deux heures chez leurs amis. La maison est silencieuse. Baby Phoche dort. Ils s’assoient devant le feu de cheminée. La jeune fille saigne du nez plusieurs fois.
Comme la pluie sur l’autoroute ce fluide imprévisible ramène le garçon à son impuissance devant les phénomènes naturels.
Les corons pourpres stagnent dans l’évier.
Elle a taché le sol de la salle de bains.
Sandra Moussempès, Vestiges de fillette, Poésie/Flammarion, 1997, p. 83.
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02/04/2022
Maud Thiria, Trouée
toi
corps retombé
exposé là
sang et eau mêlés
à peine corps
encore
failles et fissures
ouvertes
portes d’entrée
trous de toi
devenir trou pour respirer
juste trou
concentré de souffle
filet d’air aspiré
à peine
pores et grains de peau
bouchés
ça te gratte à la gorge
ça te brûle les poumons
Maud Thiria, Trouée,
Lanskine, 2022, p. 42-43.
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05/12/2020
Franco Bufoni (1948), Guerre
Guerre
Grandes hécatombes d’humains, contagions,
Vols, incendies. Puis — châtiment divin — inondation.
Tenir dans la montée, sous les coups, et encore
Trouver des vivres, une chambre, un lit,
Même à bas prix.
Dans un pays en guerre et déjà le soir
Et des hommes disposés à payer.
Des hommes non des soldats
Pour lesquels il fallait
Barbouiller la verrière de peinture,
Tant ils accouraient impulsivement,
Des hommes posés.
*
La tête recroquevillée sur le tronc
D’un creux à l’autre,
Sur la fourrure blanche de la valle
La casquette sur le rouge renversée
Pour retenir les intestins,
Des lambeaux de sac à dos sur les épaules
Tombant sur l’herbe.
Sur sa poitrine brillait une amulette rouge sang,
Le long de son côté droit soulevé
Par des jambes arquées.
Une autre grenade encore dans sa main serrée,
telle une cannette,
Le dimanche sur une pelouse.
Franco Buffoni, extraits de Guerre (2005), traduction Philippe di Meo, La NRF, janvier 2008, p. 113 et 121.
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04/09/2020
Johannes Bobrowski, Ceci vit encore
Et voici que
Et voici que
nous avons les deux mains pleines de lumière —
les strophes de la nuit, les eaux
agitées heurtent de nouveau
la rive, le sentiment âpre, sans regard,
des bêtes dans les roseaux
après l’étreinte — puis
nous voilà debout contre la pente
dehors, contre le ciel
blanc, qui vient
par-dessus la montagne,
froid, cascade-splendeur,
et demeure figé, glace
qui descendait des étoiles.
Sur ta tempe
je veux vivre cette petite
saison, oublieux, sans bruit
laisser errer
mon sang à travers ton cœur.
Johannes Bobrowski, Ce qui vit encore,
traduction de l’allemand Ralph Dutli et
Antoine Jaccottet, L’Alphée, 1987, p. 73.
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26/11/2019
Rosanna Warren, De notre vivant
L’éclipse
En chemin vers cette éclipse
de lune à Manhattan, étourdis
par la silhouette
des tours, on pensa la lune avalée
par les bloc-monstres d’édifice. Au retour
seulement fit-elle son apparition
rouillée, avec des traces menstruelles, à moitié
effacée dans son propre sang spectral
comme des bouts de poèmes punaisés sur le mur
du porche d’une maison d’été. Après un hiver de neige,
de vent et de pluie battante, ils se livrent eux-mêmes
timidement : encre pâle, lettres
vidées de sens, en scripte fantôme,
murmure persistant d’Hölderlin : dieu est proche
et dur à saisir
mais là où croît le péril
croît aussi ce qui sauve...
Mais que savions-nous du salut ?
Rosanna Warren, De notre vivant, dessins de Peter H. Begley, traduction de l’américain Aude Pivin, éditions Æncrages, 2019, np.
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23/03/2017
Ivan Alechine, Enterrement du Mexique
Proche du porc
L’aube soulève le toit de chaume
sans eau sans nourriture
je veux forcer l’enclos
c’est en octobre la fête des premiers fruits et des enfants de moins de cinq ans
je dors d’un œil
l’autre se lève
à travers un trou dans la toile
je vois les feux de la cérémonie à fleur de terre
leurs flammes sont les cris joyeux
des enfants dits akiélis — esprits —
elles montent aux ciel — bataillons de flammes —
combattre les 400 Mimixcoas — les étoiles de l’infini du Nord qui voudraient en finir avec notre vie
il y a un sang de l’aube
comme il y a un sang du soir
le soleil file le coton des nuages
sang de naissance
sang de mort
c’est la lumière saisie par l’eau
que l’on capture dans les coupes votives
demain on sacrifiera trois taureaux
avec leur premier sang on peindra du doigt
le maïs et les fleurs
les flacons d’eau de sources et les flèches votives
hommes esclaves des fleurs
hommes sous le poids des fleurs
Ivan Alechine, Enterrement du Mexique, Galilée, 2016, p. 82-83.
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29/01/2017
Laure (Laure Colette Peignot), Écrits
La vie répond — ce n’est pas vain
on peut agir
contre — pour
La vie exige
le mouvement
La vie c’est le cours du sang
le sang ne s’arrête pas de courir dans les veines
je ne peux pas m’arrêter de vivre
d’aimer els êtres humains
comme j’aime les plantes
de voir dans les regards une réponse ou un appel
de sonder les regards comme un scaphandre
mais rester là
entre la vie et la mort
à disséquer des idées
épiloguer sur le désespoir
Non
ou tout de suite : le revolver
il y a des regards comme le fond de la mer
et je reste là
quelques fois je marche et les regards sr croisent
tout en algues et détritus
d’autres fois chaque être est une réponse ou un appel
Écrits de Laure, Jean-Jacques Pauvert, 1971, p. 150.
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17/01/2017
Aimé Césaire, Soleil cou coupé
Marais
Le marais déroulant son lasso jusque là lové autour de son nombril le marais dégoisant les odeurs qui jusque là avaient tissé une épaule avec des aisselles
Le marais défaisant le mauvais œil qui jusqu’à présent lui avait éclairé tant bien que mal le mauvais bouge au fond duquel il entretenait ses mauvaises raisons dans un bocal de sangsues luxueuses réservées au sang des plus illustres têtes couronnées.
et me voilà installé par les soins obligeants de l’enlisement au fond du marais et fumant le tabac le plus rare qu’aucune alouette ait jamais fumé.
Miasme on m’avait dit que ce ne pouvait être que le règne du crépuscule. Je te donne acte que l’on m’avait trompé. De l’autre côté de la vie, de la mort, montent des bulles. Elles éclatent à la surface avec un bruit d’ampoules électriques brisées. Ce sont les scaphandriers des victimes de la réclusion qui reviennent à la surface remiser leur tête de plomb et de verre leur tendresse.
[ …]
Aimé Césaire, Soleil cou coupé, K éditeur, 1948, p. 77.
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16/01/2017
Andrea Zanzotto, Vocatif, suivi de Surimpressions, traduction Philippe Di Meo
Vide des toiles d’araignée
par les fissures et les vallées,
vide de naissance et de sang.
De l’eau et quel verbe pierreux
tu déposes au pied de ces monts, de ces collines,
et quel vert sans pitié
vous révélez dans un feu
inégal et néfaste
ou — c’est égal — dans un feu
effilé, équilibré
contre le mur où je pleure ; et le mur s’élève
depuis la tête lasse
lasse de naître et de naître encore
dans l’atroce vie bourdonnante.
Andrea Zanzotto, Vocatif suivi de Surimpressions,
traduit de l’italien et présenté par Philippe Di Meo,
Maurice Nadeau, 2016, p. 79.
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26/12/2016
Jean Giono, Le grand troupeau
Il se fit soudain dehors un grand silence, comme si on tombait dans l’épaisseur du ciel. Joseph s’en sentit le ventre tout vide. Le major leva en l’air son ciseau sanglant.
— L’attaque, il dit. Puis : Fabre, va voir !
Fabre sortit. C’était le petit jour : plus d’obus. On entendait clapoter le canal et, là-bas au fond, vers le liséré vert de l’aube, des cris d’hommes menus et pointus, comme d’une bataille de rats. Une mitrailleuse tapait lentement. Une grappe de grenades éclatait du côté du moulin.
— Oui, dit Fabre en rentrant, c’est ça, ils sont partis…
— Alors maintenant, dit le major…
Il regarda autour de lui ce sang déjà et cette boucherie d’hommes.
Maintenant, dans cette petite caverne de la terre, contre le talus du canal, on venait décharger de la viande à pleins brancards. Un barrage enragé écrasait les réserves de l’autre côté du canal. Ce feu de fer et cette fumée dansaient sur les hommes à grands coups. Dans le canal l’eau frémissait comme une peau de cheval. La flamme de la lampe de carbure se couchait, puis s’élançait vers le plafond. Toute la caverne tremblait comme un ventre de bateau.
Jean Giono, Le grand troupeau, Folio/Gallimard, 1986 [Gallimard, 1931], p. 132.
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15/09/2016
Pierre Sylvain, Assise devant la mer
Photo Marina Poole
L’irregardable
Entre ses murs nus blanchis à la chaux, la petite cour est déserte. L’enfant retient son souffle et quand la mère apparaît sur la scène où va s’accomplir un acte barbare, reste là, bien que saisi d’épouvante, pour tout voir ; la poule effarée qu’elle immobilise contre sa hanche, l’éclair des ciseaux au moment où elle les plonge à l’intérieur du bec que de son autre main elle maintient grand ouvert, la langue un instant dardée, d’un rose humide dans un réflexe de défense, le jet de sang sur sa main après qu’elle a retiré les ciseaux, l’hésitation de la poule qu’en essuyant sa main à son tablier elle a lâché, ses pas hésitants avant la course folle à travers la cour, les chutes, les bonds, les arrêts soudains, les derniers battements d’ailes, le dernier heurt contre le mur, l’éclaboussement écarlate contre la blancheur de la chaux, la mère qui s’est retirée dans une encoignure et attend que finisse la grotesque, pitoyable gigue de mort.
Pierre Silvain, Assise devant la mer, Verdier, 2009, p. 68-69.
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09/01/2016
Eugène Savitzkaya, Nouba
[...]
y a-t-il quelqu’un
à côté d emoi ?
qui partagera ma couche ?
où serai-je demain ?
demain sera-t-il ?
serai-je demain ?
où demain sera-t-il ?
qu’en sera-t-il demain ?
de qui sont ces os ?
qui tient à ses os ?
où serons-nous demain ?
qui boit mon sang ?
ai-je du sang ?
que dit le sang ?
qui saigne ?
à quelle heure saigne-t-on ?
saigne-t-on à sa guise ?
où est mon mari ?
mon mari est-il ?
est-il mon mari ?
qui est contre mon cœur ?
contre qui est mon cœur ?
qui contient mon cœur ?
que contient mon cœur ?
où est ma fiancée ?
qui est ma fiancée ?
ai-je une fiancée ?
on se fiance ?
qui se fiance ?
se fiance-t-on ?
fiance-t-on ?
comment faire ?
on nous flétrit ?
nous flétrit-on ?
qui est au timon ?
qui nous émascule ?
qui est l’homme ?
qui est la femme ?
quel temps fait-il ?
fait-il du temps ?
du temps se fait-il ?
comment se fait le temps ?
où se fait-il ?
[...]
Eugène Savitzkaya, Nouba, Yellow Now
(Crisnée, Belgique), 2007, np.
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10/10/2014
Dylan Thomas, Poèmes, traduction Patrick Reumaux
La lumière point là où le soleil ne brille pas
La lumière point là où le soleil ne brille pas.
Là où la mer ne s'étend pas, les eaux du cœur
Épandent leurs marées,
Et, spectres brisés, des vers luisants plein la tête,
Les choses de lumière
Passent à travers la chair là où la chair n'habille pas les os.
Une chandelle dans les cuisses
Échauffe la jeunesse et la graine et brûle la graine de la vie.
Là où la graine ne lève pas
Le fruit de l'homme s'ouvre dans les étoiles
Brillant comme une figue.
Là où la cire n'est pas, la chandelle montre ses cheveux.
L'aube point derrière les yeux.
Des pôles du crâne et de l'orteil, le sang venteux
Glisse comme une mer.
Ni clôturées, ni jalonnées, les giclées du ciel
Fusent à la verge
Révélant dans un sourire l'huile des larmes.
La nuit dans les orbites arrondit
Comme une lune de poix la limite des globes.
Le jour éclaire l'os.
Là où le froid n'est pas, la morsure des vents fait tomber les épingles
Qui retiennent les robes de l'hiver.
La taie du printemps pend au bord des paupières.
La lumière point sur des lots secrets
Sur des crêtes de pensées où les pensées sentent dans la pluie.
Quand meurent toutes les logiques
Le secret de la glèbe pousse à travers l'œil
Et le sang saute dans le soleil.
Au-dessus des lopins incultes l'aube fait halte.
Dylan Thomas, Poèmes, traduction Patrick Reumaux, dans
Œuvres, I, édition établie par Monique Nathan et Denis Roche,
Seuil, 1970, p. 368-369.
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