27/07/2022
Jacques Dupin, L'Esclandre
le retour des oiseaux dans la nuit de ma tête
et le déclin du jour sur mes doigts engourdis
j’alexandrinise et je casse le verre
que je n’aurais jamais pu boire, le pénultième
toujours, dans la liturgie de la semaison ivre
le vin est agenouillé sur la terre et devient
transparence à la cime de la montagne
l’aube ne meurt jamais il n’y a que des nains
pour l’enterrer un ivrogne pour la ressaisir
et la tirer du fond d’un regard perdu
et je suis plus vieux que l’aube un cep de vigne
une goulée de vin me lèvent au-dessus du temps
fantôme amer strié de rouge et de blanc
Jacques Dupin, L’Esclandre, P.O.L, 2022, p. 116.
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11/09/2018
Li Po, Libation solitaire au clair de lune
Libation solitaire au clair de lune
Parmi les fleurs un pot de vin ;
Je bois tout seul sans un ami.
Levant ma coupe, je convie le clair de lune ;
Voici mon ombre devant moi : nous sommes trois.
La lune, hélas ! ne sait pas boire :
Et l’ombre en vain me suit.
Compagnes d’une instant, ô vous, la lune et l’ombre !
Par de joyeux ébats, faisons fête au printemps !
Quand je chante, la lune indolente musarde ;
Quand je danse, mon ombre égarée se déforme.
Tant que nous veillerons, ensemble égayons-nous ;
Et, l’ivresse venue, que chacun s’en retourne,
Que dure à jamais notre liaison sans âme :
Retrouvons-nous sur la lointaine Voie Lactée !
Li Po, dans Anthologie de la poésie chinoise classique, sous la
direction de Paul Demiéville, Poésie / Gallimard, 1997, p. 212.
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14/01/2017
Daniil Harms, Œuvres en prose et en vers
Mais combien de mouvements divers
Courent impétueusement à sa rencontre
Un autre aide se hâte vers lui
Un autre char se meut encore
La fenêtre s'ouvre
Paisiblement s'approche
un éléphant. Le voilà le cher
spectral. Le voilà
le cher spectral.
Le voilà le cher
spectral. Le voilà
le cher spectral. Le voilà le jour
plein de souffrance. Rien à manger,
rien à manger, rien à manger.
J'ai faim. Oï oï oï !
J'ai faim. J'ai faim.
Voilà mon mot.
Je veux nourrir ma
femme. Je veux nourrir
ma femme. Nous avons très
faim.
Ah qu'il y a de choses
merveilleuses ! Ah qu'il y a
de choses merveilleuses !
Le vin et la viande. Le vin et la viande.
Le vin est plus agréable que le gruau.
Putain, putain, putain !
Le vin est plus agréable que le gruau.
Prenons prenigue prinigonfli !
La viande est meilleure que la pâte !
La viande est meilleure que la pâte !
Je ne mange que viande et légumes.
Je ne bois que bière et vodka.
Gongli gonfla !
Je n'aime pas les femmes russes.
La femme russe surtout si elle a maigri,
surtout si elle a maigri,
Gonfili gonfilette !
Surtout si elle a maigri,
Ça vaut pas tripette !
Pouah ! Pouah ! Pouah !
C'est une horreur !
J'aime les juives bien en chair !
Ça c'est adorable !
Ça c'est adorable !
Ça c'est,
Ça c'est,
Ça c'est adorable !
Je me conduis avec insolence.
Je me conduis avec extrême insolence.
(Saute à travers le tonneau).
Je me conduis avec insolence.
Gonfli gonfla !
J'aime manger de la viande,
Boire bière et vodka,
Manger viande et légumes
Boire bière et vodka.
Gonfilette gonfila !
Je veux manger de la viande !
Boire bière et vodka !
C'est comme ça !
(Saute à travers le tonneau !)
Harmonius
3 janvier 1938
Daniil Harms, Œuvres en prose et en vers, traduit du russe et annoté par Yvan Mignot, Verdier, 2005, p. 706-708.
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12/01/2017
Franz Kafka, Récits et fragments narratifs
La poursuite
Quand on marche la nuit dans la rue et qu'un homme qu'on voit venir de loin — car la rue est en pente et il fait pleine lune — court de notre côté, on ne cherchera pas à l'empoigner, même s'il est faible et déguenillé, même si quelqu'un court derrière lui en criant ; nous le laisserons passer son chemin.
Car il fait nuit, et ce n'est pas notre faute si la rue est en pente et s'il fait clair de lune ; et, d'ailleurs, qui sait si ces deux-là n'ont pas organisé cette course pour s'amuser, qui sait s'ils ne sont pas tous deux à la poursuite d'un troisième, qui sait si le deuxième ne s'apprête pas à commettre un crime, dont nous nous ferions le complice, qui sait même s'ils se connaissent — peut-être chacun court-il se coucher, sans s'occuper de l'autre — qui sait s'il ne s'agit pas de somnambulisme et si le premier n'est pas armé.
Et enfin, nous avons bien le droit d'être fatigués, car nous avons bu ce soir pas mal de vin. C'est une chance de ne même pas apercevoir le deuxième.
Franz Kafka, Récits et fragments narratifs, traduction Claude David, dans Œuvres complètes, II, édition présentée et annotée par Claude David, Pléiade / Gallimard, 1980, p. 108-109.
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02/01/2016
Cavafy, ''Une nuit'' : trois traductions
Une nuit
C’était une chambre pauvre et de fortune
Reléguée au-dessus d’une taverne louche.
De la fenêtre, on voyait la ruelle
Sordide et étriquée. D’en bas
Montaient les voix d’ouvriers
Jouant aux cartes et s’amusant.
Là, sur le lit banal, sur l’humble lit,
J’ai possédé le corps de l’amour, les lèvres
Sensuelles et roses de l’ivresse,
— Les lèvres roses d’une ivresse telle que
[maintenant encore,
Cependant que j’écris, tant d’années après,
Chez moi, dans l’isolement, l’ivresse me reprend.
Cavafy, Œuvres poétiques, traduction Socrate C. Zervos
et Patricia Portier, Imprimerie nationale, 1991, np.
Une nuit
La chambre était pauvre et commune,
cachée en haut de la taverne louche.
Par la fenêtre, on voyait la ruelle
malpropre et étroite. D’en bas
montaient les voix de quelques ouvriers
qui jouaient aux cartes et s’amusaient.
Et là, sur cette couche humble et vulgaire,
je possédais le corps de l’amour, je possédais
les lèvres voluptueuses et roses de l’ivresse —
roses d’une belle ivresse, que même en ce moment
où, après tant d’années ! j’écris,
dans ma maison solitaire, je m’enivre à nouveau.
- C. P. Cavafy, Poèmes, traduit par Georges Papoutsakis,
Les Belles Lettres, 1977, p. 92.
Une nuit
La chambre était pauvre et vulgaire,
cachée au-dessus de la taverne louche.
Par la fenêtre on voyait la ruelle,
étroite et sale. D’en bas
montaient les voix de quelques ouvriers
qui jouaient aux cartes et s’amusaient.
Et là, dans l’humble lit d’un quartier populaire
j’avais à moi le corps de l’amour, j’avais les lèvres
voluptueuses et roses de l’ivresse —
roses d’une telle ivresse, qu’en cet instant
où j’écris, après tant d’années !
dans mon logis solitaire, l’ivresse revient.
Constantin Cavàfis, Une nuit, traduit par Michel
Volkovitch, Le Cadran ligné, 2012, np.
Tableau de Thalia-Flora Karavia, 1926
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07/11/2015
Jean-Luc Sarré, Bardane
Son chien l’ignore
son chat l’a quitté pour la voisine
même sa villa se gausse
lui tire une langue
haute de quinze marches
et de sa glycine qui embaume
il se sent si indigne
qu’il n’ose jouir de son ombre
*
Le voilà titubant dans son rôle de piéton
il l’a tenu cent fois dans cette rue
plus ou moins droit, fringant, nauséeux
enjambant les flaques de chagrin, de vinasse
mais ça, non, jamais — on ne boit pas
au goulot sous les arbres en fleur.
*
Crotté de boue mais désarmé
en jaune adorable se tient
le monstre sous le clocher.
L’air du dimanche l’enrobe de tulle,
c’est le repos de ce guerrier
qui en semaine culbute les roches.
Jean-Luc Sarré, Bardane Divertimento, farrago,
2001, p. 45-47.
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04/10/2014
Li Po, Parmi les nuages et les pins
En montagne buvant avec un ermite
Tous deux nous buvons parmi les fleurs écloses
Une coupe une autre puis encre une coupe
L'ivresse m'assoupit il est temps que tu partes
Mais demain matin si tu veux reviens avec ton luth
Dialogue sur la montagne (4)
On me demande pourquoi je vis sur la Montagne Verte
Je souris sans répondre le cœur en paix
Les fleurs des pêchers s'en vont au fil de l'eau
Il est une autre terre un autre ciel que ceux des hommes
Sur les rapides de la rivière Lingyang
Les rapides font retentir leur grondement
De chaque côté des nuées de singes
Les flots tourbillonnants déferlent en avalanche
Entre les bancs de rochers même un canot passe à peine
Bateliers et pêcheurs
Combien de perches ici ont dû se briser
Li Po, Parmi les nuages et les pins, traduit du chinois par
Dominique Hoizey, Arfuyen, 1984, np.
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11/03/2013
Malcolm Lowry, Divagation à Vera Cruz, traduction Jean Follain
Divagation à Vera Cruz
Où s'est-elle enfuie la tendresse demanda-t-il
demanda-t-il au miroir du Baltimore Hôtel, chambre 216.
Hélas son reflet peut-il lui aussi se pencher sur la glace
en demandant où je suis parti vers quelles horreurs ?
Est-ce elle qui maintenant me regarde avec terreur
inclinée derrière votre fragile obstacle ? La tendresse
se trouvait là, dans cette chambre même, à cet endroit même
sa forme vue, ses cris par vous entendus.
Quelle erreur est-ce là, suis-je cette image couperosée ?
Est-ce là le spectre de l'amour que vous avez reflété ?
Avec maintenant tout cet arrière-plan
de tequila, mégots, cols sales, perborate de soude
et une page griffonnée à la mémoire de ceux-là
qui sont morts, le téléphone décroché.
De rage il fracassa toute cette glace de la chambre. !Coût 50 dollars)
Malcolm Lowry, "Poèmes inédits", traduction Jean Follain, dans Les Lettres Nouvelles, "Malcolm Lowry", Mai-juin 1974, p. 226.
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