03/01/2016
Jean Tardieu, Formeries ; Comme ceci comme cela
La fin du poème
C’est la fin du poème. Épaisseur et transparence, lumière et misère — les jeux sont faits.
On avait commencé par la rime pour enfants. On avait cherché des ondes de choc dans d’autres rythmes. On avait gardé le silence, ensuite murmuré : on cherchait à se rapprocher du bruit que fait le cœur quand on s’endort ou du battement des portes quand le vent souffle. On croyait dire et on voulait se taire. Ou faire semblant de rire. On voulait surtout sortir de son corps, se répandre partout, grandir comme une ombre sur la montagne, sans se perdre, sans rien perdre.
Mais on avait compté sans la dispersion souveraine. Comment feindre et même oublier, quand nos débris sont jetés aux bêtes de l’espace, — qui sont, comme chacun sait, plus petites encore que tout ce qu’il est possible de concevoir. Le vertige secoue les miettes après le banquet.
Jean Tardieu, Formeries, Gallimard, 1976, p. 81.
Complainte du verbe être
Je serai je ne serai plus je serai ce caillou
toi tu seras moi je serai je ne serai plus
quand tu ne seras plus tu seras
ce caillou.
Quand tu seras ce caillou c’est déjà
comme si tu étais n’étais plus,
j’aurai perdu tu as perdu j’ai perdu
d’avance. Je suis déjà déjà
cette pierre trouée qui n’entend pas
qui ne voit pas ne bouge plus.
Bientôt hier demain tout de suite
déjà je suis j’étais je serai
cet objet trouvé inerte oublié
sous les décombres ou dans le feu ou dans l’herbe froide
ou dans la flaque d’eau, pierre poreuse
qui simule une murmure ou siffle et qui se tait.
Par l’eau par l’ombre et par le soleil submergé
objet sans yeux sans lèvres noir sur blanc
(l’œil mi-clos pour faire rire
ou une seule dent pour faire peur)
j’étais je serai je suis déjà
la pierre solitaire oubliée l
le mot le seul sans fin toujours le même ressassé.
Jean Tardieu, Comme ceci comme cela, Gallimard, 1979,
p. 45-46.
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