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31/12/2015

Tiphaine Samoyault, La main négative, Louise Bourgeois

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      On n’écrit pas directement avec la main, sauf dans le sable, sauf après l’avoir préalablement trempée dans son sang. Pourtant on fait beaucoup de choses directement avec les mains : manger, boire, se moucher, creuser un trou dans la terre. Vivre et finir de vivre.

 

   Je voudrais être un âne qui n’a pas de mains et n’a donc pas besoin de s’occuper les mains. Je pourrais aussi être un être sans mains. Alors je me plaindrais de n’avoir pas de mains et de ne pas pouvoir faire tout ce qu’on peut faire avec des mains. Mais j’ai des mains et je ne sais pas quoi faire avec elles. Alors j’écris pour m’occuper les mains. L’écriture me prend par la main et me maintient en enfance. Elle m’aide à traverser la rue, à monter les escaliers plus vite, à ne pas me sentir abandonnée. Joindre les mains occupe les mains, mais on ne peut pas écrire les mains jointes. On ne peut pas à la fois écrire et prier, écrire les yeux fermés.

 

Tiphaine Samoyault, La main négative, Louise Bourgeois, Argol, 2008, p. 37-38.

07/03/2013

Tiphaine Samoyault, La Main négative, Louise Bourgeois

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   Être une fille. Pas tout à fait un fils L'injonction à faire proposée à la fille (savoir se servir de ses mains) peut-elle se transformer en possibilité de créer ? Esthétisme et dandysme sont des postures de fils, toutes deux issues du catholicisme qui est une religion du fils. Qu'est-ce qu'une religion du fils ? Une remise de l'autorité entre les mains de tous, un déplacement de la loi, un éparpillement du symbole. La proposition d'une liberté dont un jour on ne saura pas quoi faire. L'appel de la mère dans le corps de l'enfant. En ce sens , le dogme de l'immaculée conception est une absurdité pour la religion catholique et il en signe une fin. Il ne peut y avoir de religion du fils sans une mère animale dans laquelle l'enfant s'est cogné. Il ne peut y avoir de fils sans mère trop humaine qui cogne ensuite dans le corps de l'enfant.

 

   Qu'est-ce qu'être une fille en termes philosophiques ? est-ce qu'une fille peut être un fils ? Si la fille se résorbe dans la mère, le fils ne disparaît pas dans le père et reste toujours fils de sa mère. La fille qui reste fille ne refuse pas seulement de transmettre. De toute façon elle ne rompt pas, elle, la généalogie. Même en gardant le nom du père, elle n'est qu'incidemment dans la lignée. Cela lui donne une liberté que le fils n'a pas : elle est affranchie de toute manière. Ses possibilités de transgression sont donc aussi très limitées, ce qui, effectivement, la rend moins libre. Si la fille s'est plutôt bien remise d'être privée de quelque chose, elle n'a pas fini pour autant d'être un fils manqué. La question de la filiation ne semble qu'accessoirement concerner la fille. Les modèles à imiter ou dont faire table rase étant ceux des pères, la fille n'a que faire de l'alternative transmettre ou être transmis. Plus encore que son existence elle-même, son existence de fille est contingente. La fille perpétuelle, c'est la sorcière (figure de l'exclusion) ou la religieuse (figure d'une inclusion séparée). Il faudrait dire « c'était ». On ne dit plus « vieille fille » ou « elle est restée fille ». À l'échographie on dit « c'est une fille », d'une petite fille on dira « c'est une vraie fille ». Mais culturellement on s'emploie toujours à faire grandir les filles (une femme n'est plus une fille). Mais philosophiquement on ne dira jamais « une fille c'est ».

 

Tiphaine Samoyault, La Main négative, Louise Bourgeois, récit, Argol, p. 61-62.

05/06/2011

Tiphaine Samoyault, La main négative, Louise bourgeois

                                      Faire tapisserie

 

 

 imgres-3.jpegRestaurer, reprendre, repriser, raccommoder, ravauder, rapetasser : l’activité, selon les mots qui la disent, peut être noble ou modeste. Louise Bourgeois raconte qu’on lui confiait la réfection des bordures, mais parfois aussi les feuilles de vigne destinées à dissimuler les sexes visibles des hommes nus. Celles-ci n’existaient pas sur le dessin ancien. Mais les acheteurs de son père, des collectionneurs américains pour la plupart, qu’on recevait dans la boutique du boulevard Saint-Germain, avaient de la réserve devant la nudité. Tendue sur un mur de la salle à manger, la tapisserie devait permettre qu’on perde son regard dedans sans être arrêté par aucune pensée lui appartenant. Il s’agissait donc de redonner de la pudeur et de l’éclat, de dissimuler quelques formes et d’en raviver d’autres sans laisser l’impression que plusieurs couches de temps dévaluaient la tenture.

 

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                                                          tapisserie du XVème siècle


     Une tapisserie ancienne est terne. Les couleurs se confondent les unes dans les autres, elles ont perdu toutes leurs nuances. Tout devient gris-vert comme un uniforme de soldat. L’ensemble envahi par une poussière de rats. Rien n’est mieux le signe d’un passé sans histoire qu’une tapisserie non restaurée accrochée avec les lustres sur les murs d’un château. Elle ne suggère rien, ne porte la trace d’aucune splendeur, que d’une usure bien plus sensible que celle de la pierre et moins évocatrice que les ruines. On y voit quelque chose du grignotement du temps, des mouvements d’insecte du temps qui font traîner la décomposition en longueur mais l’exhibent néanmoins. La ruine a ceci de satisfaisant pour l’esprit et pour l’œil qui l’ébranle qu’elle montre un passage du temps non marqué par la décomposition. L’analogie avec le corps qui regarde n’est pas immédiate ou n’est que partielle. L’effondrement, l’éboulement, l’effritement de la pierre n’ont ni l’odeur ni la couleur de la décomposition des corps. Une tapisserie qui s’use, si. Le problème posé au corps avec cette tapisserie, n’est pas celui de la représentation du sexe nu, mais cette visibilité qui est donnée de la disparition de toute couleur dans le verdâtre, la fusion du corps propre dans un grand corps terreux.

 

     Tout le sens de la conservation, de la restauration, vient de priver certains objets et certains lieux de leur propension à la décomposition. Il faut dire aux choses : vous avez vécu et ce que vous avez vécu vivra encore. C’est une lutte pour contrecarrer les mouvements évidents du temps, ses signes apparents.

 

imgres-2.jpeg   En 2002, Louise Bourgeois a quatre-vingt-dix ans. Elle fait œuvre d’une première tête usée jusqu’à la corde, qui laisse voir les reprises successives, le ravaudage, les coutures des cicatrices, comme on fait aux ours en peluche. Le rose des lèvres est pâle, les yeux sont perdus dans le vague ou dans le blanc, l’un rentré à l’intérieur de la tête, le bleu qui reste étant le signe d’une réparation qui n’a pas résisté elle non plus. La tapisserie est devenue le visage, son usure exactement celle du corps, la vérité sortant de sa bouche entrouverte. De ces vérités que l’on cherche longtemps et qui viennent de ceux qui retournent des morts. Je la relie à deux choses : la fontaine qu’à Rome on appelle la Bocca della verità. Mettez une pièce dans sa bouche béante et elle sera l’oracle. Et puis ce témoignage d’un survivant des camps : « J’ai toujours pensé, même s’il y a un survivant, ce sera moi. C’est idiot ! Je n’ai jamais pensé que je pouvais mourir, jamais. J’imaginais pas, mourir j’imaginais pas. Moi, mourir ? Parce que j’étais heureux comme tout. Pas au camp, bien sûr, mais avant la guerre. J’étais tapissier, j’étais heureux. »

 

Tiphaine Samoyault, La main négative, Louise Bourgeois, Argol, 2008, p. 39-43.