05/01/2018
Jacques Dupin, L'embrasure
Assumer la détresse de cette nuit pour qu’elle chemine vers son terme et son retournement. Littéralement précipiter le monde dans l’abîme où déjà il se trouve. En chacun se poursuit le combat d’un faux jour qui se succède avec la vraie nuit qui se fortifie. De fausse aurore en fausse aurore, et de leur successif démantèlement par la reconnaissance de leur illusoire clarté, s’approfondit la nuit, et s’ouvre la tranchée de notre chemin dans la nuit. Ce nul embrasement du ciel, reconnaissons sa nécessité comme celle de feux de balise pour évaluer le chemin parcouru et mesurer les chances de la traversée. En effet tous les mots nous abusent. . Mais il arrive que la chaine discontinue de ce qu’ils projettent et ce qu’ils retiennent, laisse surgir le corps ruisselant et le visage éclairé d’une réalité tout autre que celle qu’on avait poursuivie et piégée dans la nuit.
Jacques Dupin, L’embrasure, Gallimard, 1969, p. 95.
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01/09/2017
Paul Klee, Journal, traduction Pierre Klossowski
Mardi, 7 avril [1914] (…) Dans l’après-midi apparaît la côte africaine. Plus tard, nettement discernable, la première cité arabe, Sidi-bou-Saïd, le dos d’une montagne, sur laquelle n voit poindre, selon un rythme rigoureux, de blanches formes de maisons. La fable se matérialise, impalpable et assez lointaine encore, et toutefois nettement visible. Notre paquebot quitte la haute mer. Le port et la ville de Tunis s’étendent en retrait, un peu dissimulés. On arrive par un long chenal. Sur la rive, tout proches, les premiers Arabes. Le soleil, d’une sombre force. La clarté nuancée sur le pays, pleine de promesses. Macke l’éprouve aussi. D’avance nous savons tous deux qu’ici nous ferons du bon travail.
Paul Klee, Journal, traduction Pierre Klossowski, Grasset, 1959, p. 269.
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18/08/2017
Paul Klee, Journal
Mardi, 7 avril [1914] (…) Dans l’après-midi apparaît la côte africaine. Plus tard, nettement discernable, la première cité arabe, Sidi-bou-Saïd, le dos d’une montagne, sur laquelle n voit poindre, selon un rythme rigoureux, de blanches formes de maisons. La fable se matérialise, impalpable et assez lointaine encore, et toutefois nettement visible. Notre paquebot quitte la haute mer. Le port et la ville de Tunis s’étendent en retrait, un peu dissimulés. On arrive par un long chenal. Sur la rive, tout proches, les premiers Arabes. Le soleil, d’une sombre force. La clarté nuancée sur le pays, pleine de promesses. Macke l’éprouve aussi. D’avance nous savons tous deux qu’ici nous ferons du bon travail.
Paul Klee, Journal, traduction Pierre Klossowski, Grasset, 1959, p. 269.
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27/02/2015
Yves di Manno, une, traversée, photographies Anne Calas : recension
La collection "ligatures", proposée par les éditions isabelle sauvage à la fin de l’année 20141, porte magnifiquement son titre avec ce livre, tant le lien semble impossible à rompre entre les photographies d’Anne Calas et les vers d’Yves di Manno. Pourtant, malgré leur proximité, les deux voies ont chacune leur autonomie. Pour le poème, il se partage en quatre ensembles, dont un "envoi", tous consacrés à une femme dans une chambre ; on pourrait lire dans une la figure de l’aimée, l’unique, mais aussi par anagramme, nue ; pour traversée, le mot implique un parcours, ici celui du corps, de son image et de son invention. Pour les photographies, la femme nue est presque toujours présente, mais les six dernières images la sortent de la chambre.
La forme choisie par Yves di Manno se prête à la reprise sans cesse d’esquisses qui, progressivement, construisent un imaginaire de la femme. Chaque séquence, sur une page, compte entre quatre et huit cellules d’un ou deux vers, eux-mêmes entre deux et sept syllabes, et la régularité du compte de certaines séquences (par exemple, 4-4 / 4-3 / 3-3 / 2-4 / 3) donne à l’ensemble son unité. Ce qui apparaît d’emblée, c’est une présence auprès de la femme
elle n’est pas seule dans
l’obscurité du lit
présence qui ne devient un "je" que dans l’avant-dernier vers du poème :
les yeux posés sur moi
sans me voir
La vue (la lumière, l’image, le miroir, le regard, le reflet, etc.) est un motif récurrent. Le regard du "je" est d’un voyeur, attentif à ce que la féminité, la nudité qui s’abandonne évoquent : elles sont opposées à la meute, à la horde, et le "je" devient un nouvel Actéon devant le « chien de la déesse ». La femme est également figure de l’origine, associée à la glaise, à la louve devant la lune, à « la barque qui s’éloigne » ; ici, Vénus qui s’offre, plus loin, dans l’ensemble "corps 9" (que je lis « corps neuf »), « corps émergeant des eaux », elle se métamorphose en ondine, partout, « ôtant du jour la nuit qui la dépouille ». Enfin, l’image de l’oiseau qui semble lui faire don d’un insecte en fait une figure de la Nature et, donc, assure qu’elle renaît sans cesse, à la fois dans la lumière et dans la nuit, corps multiple : elle est toujours autre, « seule et nombreuse » — hiérophanie de la déesse originelle.
"Multiple", elle l’est d’une autre manière dans le second ensemble titré "la série monotype". Devenue image, « son dos pris » dans le cadre, elle appelle pour Yves di Manno le souvenir des nus de Degas, à la toilette ou étendus, elle le fait aussi songer aux figures de Lascaux parce que justement elle est première, origine, et il la voit « matière de nuit »2, encore et toujours nue et couverte d’un voile ou dans la brume. Elle est également corps comme écriture, corps à écrire, « : à la lisère // d’une page / que nul d’ici // là ne lira », et le lit, les draps sont comme une page où se construit un récit ; récit dont le motif est explicite dans une page (62) :
: une nuit simple :
: un corps :
abordant les
terres lointaines
après la
traversée
L’envoi est un envol, une sortie. La femme nue aurait été avant tout motif à variations sur le corps insaisissable, sur l’opacité (de la nuit, de l’ombre) et la transparence (de la vitre, de la buée), prétexte à allusions littéraires et mythologiques : celui qui regarde, apparemment sans être vu, ne sera pas regardé :
les yeux posés sur moi
sans me voir
— nue dès lors devant qui ?
Il faudrait examiner tous les mouvements minuscules qu’opère Yves di Manno dans la langue, qu’il glisse d’une voyelle à l’autre — dans « la suie, la soie des nuits » ou de "sigle" à "sangle"—, qu’il introduise des rimes internes, qu’il déroule les contextes de "lune" ou que la ponctuation mime ce qu’un mot annonce, comme dans le vers : « : reflet : » ; etc. Il ne s’agit pas de détails mais de ce qui contribue à construire l’unité du motif de la femme une, traversée par la langue.
Les photographies donnent à voir la nudité féminine comme on ne la regarde pas. Avec le jeu subtil avec les ombres et la lumière — une chambre aux stores baissés, une lampe de chevet — Ane Calas montre une forme inattendue, le grain de la peau, le mouvement d’un voile qui découvre et masque en même temps. Ici, c’est un visage qui regarde l’objectif, donc le lecteur, là, un tissu qui semble un rideau de théâtre, mais toujours le corps entier ou morcelé émeut d’être si nu devant ce voyeur qu’est l’appareil photographique. Et Anne Calas a imaginé, elle aussi, un envoi à la suite de celui d’Yves di Manno ; d’abord au milieu d’arbres face à l’objectif, le visage dans le flou, cette fois habillée, la femme disparaît dans la forêt.
Une belle réussite : le texte et l’image se répondent harmonieusement sans que l’un illustre l’autre ; on pense, mais dans un genre bien différent, à une autre réussite l’interprétation qu’avait donnée Lucien Clergue de Corps mémorable de Paul Éluard.
Yves di Manno, une, traversée, photographies d’Anne Calas, collection "ligatures", isabelle sauvage, 2014, 24 €.
Cette recension a été publiée dans Sitaudis
1 Voir ici une note à propos de Christiane Veschambre, Versailles Chantiers.
2 Une rencontre ? Le vers « matière de nuit » est aussi le titre d’un recueil de Lionel Ray, où l’on peut lire que l’évidence du soleil est opposée à « la légende oubliée des sources ».
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18/02/2015
Yves di Manno, une, traversée, photographies d'Anne Calas ; recension
La collection "ligatures", proposée par les éditions isabelle sauvage à la fin de l’année 2014, porte magnifiquement son titre avec ce livre, tant le lien semble impossible à rompre entre les photographies d’Anne Calas et les vers d’Yves di Manno. Pourtant, malgré leur proximité, les deux voies ont chacune leur autonomie. Pour le poème, il se partage en quatre ensembles, dont un "envoi", tous consacrés à une femme dans une chambre ; on pourrait lire dans une la figure de l’aimée, l’unique, mais aussi par anagramme, nue ; pour traversée, le mot implique un parcours, ici celui du corps, de son image et de son invention. Pour les photographies, la femme nue est presque toujours présente, mais les six dernières images la sortent de la chambre.
La forme choisie par Yves di Manno se prête à la reprise sans cesse d’esquisses qui, progressivement, construisent un imaginaire de la femme. Chaque séquence, sur une page, compte entre quatre et huit cellules d’un ou deux vers, eux-mêmes entre deux et sept syllabes, et la régularité du compte de certaines séquences (par exemple, 4-4 / 4-3 / 3-3 / 2-4 / 3) donne à l’ensemble son unité. Ce qui apparaît d’emblée, c’est une présence auprès de la femme
elle n’est pas seule dans
l’obscurité du lit
présence qui ne devient un "je" que dans l’avant-dernier vers du poème :
les yeux posés sur moi
sans me voir
La vue (la lumière, l’image, le miroir, le regard, le reflet, etc.) est un motif récurrent. Le regard du "je" est d’un voyeur, attentif à ce que la féminité, la nudité qui s’abandonne évoquent : elles sont opposées à la meute, à la horde, et le "je" devient un nouvel Actéon devant le « chien de la déesse ». La femme est également figure de l’origine, associée à la glaise, à la louve devant la lune, à « la barque qui s’éloigne » ; ici, Vénus qui s’offre, plus loin, dans l’ensemble "corps 9" (que je lis « corps neuf »), « corps émergeant des eaux », elle se métamorphose en ondine, partout, « ôtant du jour la nuit qui la dépouille ». Enfin, l’image de l’oiseau qui semble lui faire don d’un insecte en fait une figure de la Nature et, donc, assure qu’elle renaît sans cesse, à la fois dans la lumière et dans la nuit, corps multiple : elle est toujours autre, « seule et nombreuse » — hiérophanie de la déesse originelle.
"Multiple", elle l’est d’une autre manière dans le second ensemble titré "la série monotype". Devenue image, « son dos pris » dans le cadre, elle appelle pour Yves di Manno le souvenir des nus de Degas, à la toilette ou étendus, elle le fait aussi songer aux figures de Lascaux parce que justement elle est première, origine, et il la voit « matière de nuit »(1), encore et toujours nue et couverte d’un voile ou dans la brume. Elle est également corps comme écriture, corps à écrire, « : à la lisère // d’une page / que nul d’ici // là ne lira », et le lit, les draps sont comme une page où se construit un récit ; récit dont le motif est explicite dans une page (62) :
: une nuit simple :
: un corps :
abordant les
terres lointaines
après la
traversée
L’envoi est un envol, une sortie. La femme nue aurait été avant tout motif à variations sur le corps insaisissable, sur l’opacité (de la nuit, de l’ombre) et la transparence (de la vitre, de la buée), prétexte à allusions littéraires et mythologiques : celui qui regarde, apparemment sans être vu, ne sera pas regardé :
les yeux posés sur moi
sans me voir
— nue dès lors devant qui ?
Il faudrait examiner tous les mouvements minuscules qu’opère Yves di Manno dans la langue, qu’il glisse d’une voyelle à l’autre — dans « la suie, la soie des nuits » ou de "sigle" à "sangle"—, qu’il introduise des rimes internes, qu’il déroule les contextes de "lune" ou que la ponctuation mime ce qu’un mot annonce, comme dans le vers : « : reflet : » ; etc. Il ne s’agit pas de détails mais de ce qui contribue à construire l’unité du motif de la femme une, traversée par la langue.
Les photographies donnent à voir la nudité féminine comme on ne la regarde pas. Avec le jeu subtil avec les ombres et la lumière — une chambre aux stores baissés, une lampe de chevet — Ane Calas montre une forme inattendue, le grain de la peau, le mouvement d’un voile qui découvre et masque en même temps. Ici, c’est un visage qui regarde l’objectif, donc le lecteur, là, un tissu qui semble un rideau de théâtre, mais toujours le corps entier ou morcelé émeut d’être si nu devant ce voyeur qu’est l’appareil photographique. Et Anne Calas a imaginé, elle aussi, un envoi à la suite de celui d’Yves di Manno ; d’abord au milieu d’arbres face à l’objectif, le visage dans le flou, cette fois habillée, la femme disparaît dans la forêt.
Une belle réussite : le texte et l’image se répondent harmonieusement sans que l’un illustre l’autre ; on pense, mais dans un genre bien différent, à une autre réussite l’interprétation qu’avait donnée Lucien Clergue de Corps mémorable de Paul Éluard.
Yves di Manno, une, traversée, photographies d’Anne Calas, collection "ligatures", isabelle sauvage, 2014, 24 €.
Cette recension a été publiée par Sitaudis le 9 février 2015.
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01/02/2015
Yves di Manno, une, traversée, photographies Anne Calas
Corps 9
devant les nuits (d’avant)
: signe tremblant, furtif
d’une femme inscrivant
une impensable geste
: son corps comme une lettre
réinventant le conte
la danse plus ancienne
de celles qui tissèrent
l’étoffe en d’autres temps
éblouie, déchirée
: la brume étirée
la rive et les
îles lointaines
*
: matière de nuit
gisant dans la
blancheur des draps
où les contours
du corps qui
parle sans elle
inscrivent leurs
strophes muettes
: à la lisière
d’une page
que nul d’ici
là ne lira
Yves di Manno, Une, traversée,
photographies Anne Calas,
isabelle sauvage, 2014, p. 73-74.
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30/12/2014
François Rannou, Le livre s'est ouvert
À l'insu
ne pas s’arrêter. course, traversée, il n’y aura
aucune description assise. tableaux impossibles car
pour prendre la mesure du flux il n'est pas de mesure
et celui qui forme les lettres n'est pas plus grand qu'alors
les passants sur les digues. qu'il soit, celui-là,
chant aux longs vers rapides, précis, comme si rien ne devait
rester en deçà de la parole que sa prose ramène au plus
nu. les lignes rythmiques plus réelles que leur obscurité
& ses lettres affirment le départ toujours de sa
propre vie : le poème refuse l'immobile version du sujet arrêté.
s'inclure alors dans le cours insaisissable vidant de
l'intérieur nos mots même nos vies, comme d'un bord
à l'autre sans bord, temps traversé de temps. un nageur,
tête hors du courant, par ses gestes, brise,
restaure la surface, l'air plus loin redéployé. le point d'horizon
recule en un point d'orgue qui laisse sans voix.
François Rannou, Le livre s'est ouvert, La Nerthe / La Termitière, 2014
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