10/09/2024
David Bosc, L'incendie de l'Alcazar
les rangs de pommiers, la route et la haie noire
dans l’étau inhumain
du crépuscule
jusqu’à ce que s’ouvre
à travers la poitrine
un appétit inquiet d’animal nocturne
l’oreille parvient à museler
l’aboi misérable des chiens
la narine insensiblement
déplace vers le fond
les remugles criards de poubelles qui débordent
et tout entier tu t’ouvres à de menus miracles
de feuilles émues de fruits tombés
de remuements d'amour
au ventre d’un cyprès
David Bosc, L’incendie de l’Alcazar,
Héros-Limite, 2024, p. 50.
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14/11/2022
Les Ruines de Paris
Des fleurs des acacias qui moussent pendent au-dessus du trottoir. Je m’aperçois que trois demoiselles pour vouloir en cueillir des grappes : elles n’y arriveront pas. J’estimerais assez naturel de leur venir en aide, mais qu’en penseraient-elles, et puis moi, dans le vacillement de la courte échelle ? J’attends donc qu’elles aient disparu avant de plonger les bras dans le lait frais bouillonnant de ces géants de la ligne de Ceinture. Les fleurs sentent le grenier à foin un été sous l’averse (je me souviens de l’été de 43), la cigarette Senior Service, le cou de jeune fille, la camomille — bref elles sentent surtout l‘acacia. Si candides, si fragiles, j’en remplis ma sacoche dont le ressort va sauter rue d’Alésia, s’embrouillant dans la chaîne, compliquant prosaïquement le reste de la journée, alors que j’avais prémédité de bouleverser ma vie en offrant ces fleurs — mais je divague, et surtout j’anticipe ; je n’ai même pas encore atteint le coin de la rue de Patay, près du restaurant La Pente Douce ; je ne fais qu’amorcer la descente vers les derniers potagers suspendus de la rue Regnault, et là, dans les lointains brumeux d’une Afrique de rêve, d’horizons en photogravure d’atlas géographique, aberrant mais fatal, sans nom, sans raison, sans emploi, éclôt en fragment absolu le piton du zoo de Vincennes.
Jacques Réda, Les Ruines de Paris, Gallimard, 1972, p. 86-87.
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07/12/2019
Eugène Savitzkaya, Les couleurs de boucherie
Odorant véhicule apparu, le maî-
tre garçon, conducteur de limon,
parle de debora odorante, le jas-
min apparu, d’herbe envahie de-
bora brûlait ses lotus, dévorait,
colorait sa poupée jaune, morceau
de machine, debout au milieu des
fleurs, au pré et la flamme lé-
chait l’intérieur, l’index, l’ocre
bâton mouillé, parfumé, ogre odo-
rant, méchant. Le pourpre apparu,
l’archer immobile, le doigt vers
la debora mouillée,, morte odorante
et sainte, sa lingerie transper-
cée, le suc sur la paume, et du
giovanni le chalumeau encore au
pot et transparent, humide, petit
pinceau.
Eugène Savitzkaya, Couleurs de boucherie,
Poésie / Flammarion, 2019, p. 154.
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22/01/2018
Maryline Desbiolles, Poèmes saisonniers
buis l’odeur
du buis reçue brève et
insistance (comme le ui de son nom)
en pleine joue bouche et même palais
odeur tout de suite perdue
le souvenir du buis ne sent rien
Maryline Desbiolles, Poèmes saisonniers,
éditions Telo Martius, 1992, np.
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24/09/2015
Eugène Savitzkaya, Bufo bufo bufo
Aperçu, à la morsure, à la langue de cendre,
illuminé, ses draps déchirés dans la puanteur,
oublié près du gouffre, la salive à la bouche,
comme un garçon d’argile foudroyé, peint, dévoré et sali,
à l’agonie sur l’herbe du pré, puni, poussé dans le trou,
dévorant son foie et touchant l’eau, choisissant,
triant les coquilles dans le noir, écrasant les
bouquets qui puent et qui salissent, les morceaux
perdus dans l’obscurité, Innocent pinçant la fleur,
la feuille rouge de l’arbre, les lèvres sur le bois poli,
la bouche fermée, prêt à mourir, toujours châtié,
toujours libre, les pieds nus sur le limon, en odeur
de neige.
Eugène Savitzkaya, Bufo bufo bufo, éditions de Minuit,
1986, p. 44.
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07/06/2014
Raymond Queneau, Fendre les flots
L'ouïe fine
Les poissons parlent quel charivari
on ouvre les ouïes pour entendre
leurs discours océaniens
on n'entend rien
il faut avoir l'oreille maritime
pour percevoir ce que ces vertébrés expriment
sinon l'on n'entend rien
que le cri des mouettes
la sirène d'un navire le ressac
et les galets roulés
L'air de la mer
Quel être jette ainsi son haleine fétide
on croyait respirer voilà que cette odeur
s'enfle emplissant l'azur de son gaz homicide
répandant en tout lieu son immense puanteur
Quel monde peut ainsi congestionner les plaines
sur la terre et dans l'eau déversant son venin
éteignoir des parfums massacrant la verveine
la rose l'origan l'encens et le benjoin
Lorsque l'on aperçoit ces ombres méphitiques
qui viennent menacer l'air pur atmosphérique
que faire sinon fuir vers les larges lointains
et marcher d'un bon pas vers les rives humides
où les sels bienfaiteurs d'abord un peu timides
finissent par briser le monde du purin
Raymond Queneau, Fendre les flots, Gallimard, 1969,
p. 49, 94.
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01/06/2014
Takuboku (1885-1912), Ceux que l'on oublie difficilement
J'ai compté les années d'espérance
et je fixe mes doigts
je suis fatigué du voyage
Il m'a donné la nourriture
et je me suis retourné contre lui
que ma vie est lamentable
Le soir au moment de se séparer
à la fenêtre du wagon j'ai bâillé
de tout cela je n'ai plus que regrets
Calmement sur une large avenue
une nuit en automne
respirer l'odeur du maïs que l'on grille
Tellement amaigri
ton corps ne semble plus
qu'un bloc de révolte
Combien triste l'instant
où l'on se dit lassé de ce monde paisible
où rien n'arrive
Elle attendait de me voir ivre
pour alors chuchoter
diverses choses tristes
Dans un vieux carnet rouge
restent écrits
le lieu et l'heure de notre rencontre
Takuboku, Ceux que l'on oublie difficilement,
traduit du japonais par Alain Gouvret,
Yasuko Kodaka et Gérard Pfister, Arfuyen,
1989, p. 8, 12, 17, 19, 22, 26, 39, 44.
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31/07/2013
Christophe Pradeau, Proust à Illiers-Combray
Le parfum des asperges
D'une pièce à l'autre du rez-de-chaussée, les odeurs circulent, s'emmêlent, s'adultèrent, se recouvrent, s'annulent ou se rehaussent. Sauf à l'approche de l'heure du coucher, l'odeur du chagrin s'efface devant celles, subtilement étagées, réunies en bouquet ou vigoureusement dissociées, des plaisirs de la table. Plus que le goût, c'est en effet l'odorat que les descriptions proustiennes mobilisent pour donner à éprouver, dans toute la plénitude de la sensation, ce qu'avoir bon appétit veut dire. Toute nourriture semble devoir se résoudre en odeur dans le monde de Combray. Si l'on demandait à une société de lecteurs quel souvenir leur vient en premier des repas combraysiens, une grande majorité d'entre eux évoquerait le parfum des bottes d'asperges. Quiconque a lu Du côté de chez Swann ne pourra plus jamais faire autrement que de penser à Proust lorsque, ayant pris des asperges àdîner, il redécouvre, dans l'intimité des toilettes, le singulier pouvoir qu'elles ont de substituer la subtilité douceâtre de leur parfum à l'âcreté de l'urine. Si « l'essence précieuse » des asperges se reconnaît d'abord à leur robe couleur du temps, au glissement sur leur corps fuselé de couleurs si changeantes que le Narrateur peut les comparer à des aurores naissantes ou à des « ébauches d'arc-en-ciel », elle s'accomplit dans la façon qui leur est propre de jouer, « dans leurs farces poétiques et grossières comme une féérie de Shakespeare, à changer [le] pot de chambre en un vase de parfum ». L'asperge a ceci de singulier, qui la distingue du commun des nourritures terrestres, qu'elle demande pour libérer son parfum, pour que son odeur, atteignant son seuil de plénitude, mérité le nom de parfum, qu'on se l'incorpore. Le parfum de l'asperge se réalise dans la nuit de l'estomac, dans les replis boueux de l'intestin ; il embaume dans ces lieux malséants, ces cabinets d'aisances, où s'impose à chacun, dans toute sa trivialité, la dimension physiologique des existences.
On pourrait voir dans cette fabrique d'un parfum, qui demande à être distillé dans la nuit des viscères, un emblème assez satisfaisant de l'œuvre. Proust, et c'est l'une de ses grandeurs, ne se détourne pas, par souci d'originalité, par peur du cliché, des beautés répertoriées. Il célèbre sans façon la beauté du monde, sans dérobade, sans crainte de s'émerveiller devant la beauté convenue, pour album de jeune fille, des arbres en fleurs, découvrant dans l'intensité de son admiration de nouvelles façons de dire le soleil rayonnant sur la mer ou de donner à éprouver la gifle du vent sur les visages enflammés par le grand air.
Christophe Pradeau, Proust à Illiers-Combray, Belin, 2013, p. 75-77.
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