03/12/2013
Annie Ernaux, Les années
Photo en couleurs : une femme, un garçonnet d'une douzaine d'années et un homme, tous trois distants les uns des autres, comme disposés en triangle sur ne esplanade sableuse, blanche de soleil, avec leurs ombres à côté d'eux, devant un édifice qui pourrait être un musée. À droite, l'homme, pris de dos, les bras levés, tout en noir dans un costume genre Mao, filme l'édifice. Au fond, à la pointe du triangle, le garçonnet, de face, en short et tee-shirt avec une inscription illisible, tient un objet noir, sans doute l'étui de la caméra. À gauche, au premier plan et à moitié de profil, la femme, en robe verte serrée lâche à la taille, oscillant entre le style passe-partout et baba-cool. Elle porte un gros livre épais qui doit être le Guide bleu. Ses cheveux sont strictement tirés en arrière, derrière les oreilles, dégageant un visage plein et indistinct à cause de la lumière. Sous la robe floue, le bas du corps paraît lourd. Tous deux, la femme et l'enfant, semblent avoir été saisis en train de marcher, se retournant vers l'objectif et souriant au dernier moment sur un avertissement de celui qui prend la photo.
Annie Ernaux, Les années, Folio / Gallimard, 2009 [2008], p. 146.
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02/12/2013
Gabrielle Althen, "Réjouissance", "La limite et l'abîme"
Réjouissance
Prémonition d'oiseau fort
La cascade cherche l'azur
Comme s'il habitait parmi nous
Sous la pluie verte il se trouva
Quelques vieillards preux et vivants
Pour soulever le rideau de ces mots
Tout en riant ces bons savants
Une grosse mouche active
Exhibait sans penser
Le moteur de son vivre
Et le temps continua sans plus en avoir l'air
Amen dit la vie
Sans qu'on sût qui parlait.
*
La limite et l'abîme
Mer transparente mer opaque
On ne sait pas de quel côté seront les pleurs
Peau de reptile ou verre nu
On ne sait de quel côté viendra la peur
De part et d'autre
Les mots sont retombés
Qui jonchent le passé
Et la mer qui demeure ne s'est pas retournée
Gabrielle Althen, Poèmes inédits", dans NU(e), n° 53,
2013, 234 p., p. 37 et 40.
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01/12/2013
Ossip Mandelstam, Simple promesse, choix de poèmes 1908-1937
Une semaine avec les éditions de La Dogana
Encore il se souvient de l'usure des souliers —
De la majesté fruste de mes semelles
Et moi, de lui : sa voix aux sonorités diverses.
Ses cheveux noirs, au bord de la montagne de David.
Retapées à la craie ou au blanc d'œuf,
Les enfilades de rues couleur de pistache,
La pente des balcons, le fer à cheval, le balcon-cheval,
Les petits chênes, les platanes, les ormes lents.
Et l'enchaînement féminin des lettres bouclées
Plus enivrant pour l'œil dans l'enveloppe de lumière,
Et la ville si bien faite, qui se prolonge en robustesse
Jusque dans l'été juvénile et vieillissant.
7-11 février 1937, Voronèje
Ossip Mandelstam, Simple promesse, choix de poèmes 1908-1937, traduit par Philippe Jaccottet, Louis Martinez, Jean-Claude Schneider, postface de Florian Rodari, La Dogana, 2011 [1994], p. 134.
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30/11/2013
Philippe Jaccottet, Le bol du pèlerin (Morandi)
Une semaine avec les éditions La Dogana
[...] ces paysages de Morandi sont, à les bien regarder, très étranges. Tous, rigoureusement, « sans figures », et si la plupart comportent des maisons, celles-ci ont souvent des fenêtres aveugles : on les dirait fermées, sinon vides.
Ce serait une erreur pourtant d'y voir l'image d'un monde désert, d'une « terre vaine », comme celle du poème d'Eliot ; je ne crois pas que, même sans le vouloir ou sans en être conscient Morandi ait fait de cette partie de son œuvre une déploration sur la fin des campagnes.
Certains critiques ont noté que le peintre aimait à laisser se déposer, quand il ne le faisait pas lui-même, une légère couche de poussière sur les objets de ses natures mortes : était-ce encore une couche de temps qui devait les protéger et les rendre plus denses ? Sur ses paysages aussi, on a souvent cette impression d'un voile de poussière. Il me vient l'image puérile du « marchand de sable », parce que son office est d'apaiser, d'endormir. Je pense même à la « Belle au bois dormant » ; on pourrait nommer ainsi la lumière égale, jamais scintillante ou éclatante, n'opérant jamais par éclairs ou trouées, qui les baigne ; même aussi claire que l'aube, avec des roses et des gris subtils, elle est toujours étrangement tranquille. Paysages « aux lieux dormants ».
Philippe Jaccottet, Le bol du pèlerin (Morandi), La Dogana, 2006, p. 45-46.
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29/11/2013
Johannes Bobrowski, Boehlendorff et quelques autres
Une semaine avec les éditions La Dogana
C'était vraiment fini
Le matin, en septembre le matin, quand j'allais à la gare, traversant la place aux taxis trempés de rosée qui étaient dans leur premier sommeil, quand le brouillard ténu passait sur les étendues herbeuses et autour des arbustes et qu'Orphée, devenu vieux, arrivait en se traînant, dans ses pantoufles larges qui pendillaient, pour reprendre sa place à l'Institut pour nécessiteux, y lire des inscriptions, y ajouter quelque chose, sans espoir, quand le garçon, sur la chemin de l'école, venait du tramway, tous les matins, alerte et tendu, mais déjà avec le visage, les yeux d'un ivrogne, un petit pli à la racine du nez, gai et déjà une touffe de cheveux sur le front, mouillée et tortillée, comme l'aigrette d'un elfe des eaux, alors je marquais toujours un arrêt devant la porte de la gare, me retournais encore une fois, pour jeter un coup d'œil sur la place, jusque là-bas, où la route goudronnée commençait, attaquait la voussure du pont, et l'église à coupoles par derrière, avant de pousser avec le pied le battant de la porte qui oscillait et de me hâter vers le guichet.
Cela, je ne le vois plus. Je me suis installé ailleurs, dans un autre quartier de la ville. Même plus les tavernes dans les caves qui commençaient immédiatement dans les rues adjacentes et se suivaient toutes, six ou huit, des brasseries à cochers pour le café du matin, pour le kummel et l'alcool de grain, deux petits d'abord puis les trois doubles. Plus rien de cela. Car j'ai entamé une autre vie, dans une profession qui ne tolère pas ça, qui m'oblige au costume de chez le tailleur, le matin flocons d'avoine, un cigare avec le thé, et une bouteille de vin rouge le soir. On dit ça comme ça, mais c'est réellement vrai.
Johannes Bobrowski, Boehlendorff et quelques autres, traduit de l'allemand par Jean-Claude Schneider, La Dogana, 1993, p. 81-82.
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28/11/2013
Jean-Luc Sarré, La Part des anges
Une semaine avec les éditions La Dogana
Citadin, il aime les jardins
mais pour les rejoindre il lui faut
attendre les vacances d'été.
Un après-midi de septembre
il arrive que l'orage survienne
et le trouve, assis sur une fesse,
étrangement irrésolu.
Une tonnelle d'abeilles au travail
l'a détourné de son chemin
pis abandonné sur une souche.
Les gouttes sur les feuilles l'allègent
d'un fardeau qu'il ignorait porter.
*
Oublié le bâton de réglisse
qui jaunissait les commissures ;
une cigarette succédant
à l'indispensable cigarette
ils ne vivent plus que pour fumer.
Mieux vaut en ville être au moins deux
pour oser croiser les regards
réprobateurs ou amusés
— ceux-là sont les plus blessants —
mais parvenus dans les faubourgs,
certains aiment la garder au bec
en évoquant les larmes aux yeux
l'ambiance — Smoke gets in your eyes —
d'une innocente surprise-partie.
Jean-Luc Sarré, La Part des anges, La Dogana, 2007, p. 25, 69.
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27/11/2013
Frédéric Wandelère, Leçons de simplicité
Une semaine avec les éditions La Dogana
Abris des quatre murs
Les pigeons quittent ma cour vers cinq heures
pour leurs cachettes sous les toits
la lumière s'abrite aux fenêtres voisines
un jour gai un jour triste je suis seul chez moi
connaître qui j'abrite
changeant qui se change en moi
Le matin tôt
La pente la plume retombant sans bruit
Ma fenêtre comme un seuil aujourd'hui
que passe prudemment si je dors
un pigeon
*
Jeteur de miettes
en ces basses-cours
qui n'effarouche
pas les pigeons
Frédéric Wandelère, Leçons de simplicité, La Dogana, 1988, p. 55, 76 et 89.
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26/11/2013
Pierre Chappuis, Le noir de l'été
Une semaine avec les éditions La Dogana
Là encore, absente
Par bouffées, le vent lui apporte, amoindri, presque passé (de même le bleu, comme d'une fin d'après-midi), un parfum de glycine. Tiédeur, moiteur l'envahissent.
Rêveuse, à la croisée ; son esprit autant que son regard se perdent, — mais non : tout allées et venues — parcourent coteaux et vallonnements épanouis en pente douce sous ses yeux.
Ou plutôt, là encore, absente, portée sur une nappe de lumière...
Elle se voit (plus vrai !), elle va, légère, mélodieuse (plus vif !) dans les couleurs d'avril, prêtant sa voix, ses larmes.
Sa marche : éveil dans la complicité des herbes, des pierres hors des chemins.
Son regard : au passage, ce frémissement dans les halliers.
Et sa respiration : paisible, pourtant soutenue, presque haletante parfois dans les creux d'ombre ; toujours à l'unisson de l'heure étale, immobile, où finalement ses désirs se diluent.
De même, dans le ciel, dissipation de temporaires assombrissements.
Ses désirs. Le pollen de ses désirs comme une brève coloration de l'air.
Délivrance ! En elle afflue enfin un sanglot.
Une fois encore, il s'amenuise (langueur !), s'épuise en elle ; n'éclate pas plus que l'orage passé derrière l'horizon chimérique.
Elle n'a plus maintenant qu'à céder à la langueur, à la morne indolence du soir.
Pierre Chappuis, Le noir de l'été, La Dogana, 2002, p. 9-11.
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25/11/2013
Gustave Roud, Les fleurs et les saisons
Une semaine avec les éditions La Dogana
Hiver
Les molles premières neiges disparues, sur le seuil même de l'hiver, une rémission parfois nous est donnée, un miséricordieux sursis de quelques jours. Les jardins noirs essaient une résurrection. Les touffes de chrysanthèmes terrassés se redressent à demi, s'étoilent de fleurs fripées. La tache d'une rose ancienne touche la muraille redevenue tiède. Il fait doux. Le soleil désigne d'un doigt sans force les pommes oubliées aux branches des pommiers nus. Il avive la flamme des osiers qu'un homme travaille à genoux, les mains tendues vers la touffe orange et pourpre, comme un berger qui avait froid et se chauffe à quelque feu...
Gustave Roud, Les fleurs et les saisons, photographies de l'auteur, La Dogana, 2003 [1991], p. 81.
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24/11/2013
Pascal Quignard, Abîmes
Amaritudo
Dans la volupté se perd le désir d'être heureux. Plus on s'abandonne tout entier au désir, plus le bonheur est presque là. On le guette et toute l'erreur consiste dans ce point. On s'attend à sa rencontre. On le pressent. On le voit soudain ; on l'attend encore plus ; il s'approche ; il arrive. En arrivant il se détruit.
Ces arguments permettent de comprendre les décisions de la chasteté.
Le désir est lié au perdu sans limites.
De deux façons. 1. Le désir est plus proche du perdu que la joie génitale, plus récente, qui croit mettre la main dessus. 2. On perd le désir en jouissant. Cette perte très désagréable dans ses conséquences est même la définition de la volupté.
*
Elle frottait ses yeux avec le dos de ses poings.
Les yeux mi-marron mi-noir, impénétrables.
Jamais rien de lumineux ne remontait à la surface de cette eau. Ni même ne la plissait. Ce regard était pour moi, comme il l'est resté, la profondeur elle-même. C'est exactement ce que les anciens Grecs appelaient l'abîme.
Les animaux aussi ont des yeux aussi directs, sans arrière pensée, sans aucun arrière fond, infinis, aussi graves, aussi peu trompeurs, attentifs, angoissés, dévorants que les siens l'étaient. Elle fléchissait ses genoux avant de s'asseoir.
Pascal Quignard, Abîmes, Folio / Gallimard, 2004 [Fasquelle, 2002], p. 57 et 75.
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23/11/2013
Sophie Loizeau, caudal
toit c'est moi c'est ta moi à toi
la stoppe en pleine phrase le point, la virgule ou
— que les ruptures brusquent —
la lectrice ne peut plus s'éclipser (nos éclipses naturelles de lecture
durant lire les aléas.
où que j'aille l'intense angoisse persécute. d'apnées peu,
d'immersions je lis levant les yeux souvent
[...]
mes livres, mon brevet d'invention lorsqu'en chercheuse.
l'effet sur la langue surprenant du féminin, le fruit d'expériences
(mais sans jamais me déprendre des hommes
l'écueil : la pauvre poésie. si l'on s'en empare on lira pour quel avenir
pour quel au-delà mer
à l'instar du petit orteil des dents de sagesse la e muette disparaîtra
ne tisse pas écris. contre-
métaphore
légèrement Bescherelle quant à la forme un exemple / une règle
j'ai vu ne m'adresser qu'à des femmes et dire restons
vigilants
mon John Borgen.
Sophie Loizeau, caudal, Flammarion, 2013, non paginé.
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22/11/2013
Walter Benjamin, Images de pensée
Autoportraits du rêveur
Le petit-fils
On avait décidé un voyage chez la grand-mère. Il se déroulait en calèche. C'était le soir. Par les vitres de la portière je voyais de la lumière dans quelques maisons du vieil Ouest. Je me disais : c'est la lumière de ce temps-là ; la même. Mais pas pour longtemps car, interrompant un alignement de vieilles maisons, une façade blanchie encore inachevée rappelait le présent. Au carrefour de la Steglitzerstrasse, la calèche traversa la Potsdammerstrasse. Lorsqu'elle poursuivit sa route de l'autre côté, je me demandais soudain : comment était-ce autrefois quand la grand-mère vivait encore ? N'y avait-il pas des clochettes sur le licol du cheval ? Je dois bien entendre s'il n'y en a plus. Simultanément la voiture semblait ne plus rouler mais glisser sur la neige. Maintenant il y avait de la neige dans la rue. Les maisons pressaient les unes contre les autres leurs toits aux formes étranges, ne laissant voir entre eux qu'une mince frange de ciel. On voyait, à demi cachés par les toits, des nuages en forme d'anneaux. Je m'apprêtais à montrer du doigt les nuages et je m'étonnais de les entendre devant moi dire "lune". Dans l'appartement de la grand-mère, il s'avéra que nous avions apporté tout le nécessaire pour la table. Sur un plateau tenu en l'air on apportait du café et des gâteaux. Dans l'intervalle je m'étais rendu compte qu'on se dirigeait vers la chambre à coucher de la grand-mère, et j'étais déçu qu'elle ne soit pas levée. Mais j'étais prêt à en prendre mon parti. Tant de temps avait passé. Lorsque je rentrais dans la chambre à coucher, une jeune fille précoce, dans une robe bleue défraîchie, était allongée sur le lit. Elle n'avait pas tiré les couvertures sur elle et semblait plutôt se prélasser dans le grand lit. Je sortis et voyais à présent des lits d'enfant, six ou plus, les uns à côté des autres. Dans chaque lit était assis un bébé habillé comme un adulte. Il ne me restait plus au fond de moi qu'à compter ces créatures parmi la famille. Ce qui me rendit tout à fait perplexe et je m'éveillai.
Walter Benjamin, Images de pensée, traduit de l'allemand par Jean-François Poirier et Jean Lacoste, collection Titres, Christian Bourgois, 2001 [1998], p. 219-221.
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21/11/2013
François Rannou, Rapt
confluence des rives
(mon atelier avec, dans la lumière, Max Jacob sur le pont de fer)
prendre cette main
qui appelle
deux rivières se rejoignent le nom ne résout rien se mêle aux ponts de fer
les mots toujours sont
cette main
étrangère
découverte sienne
hors de soi
ou :
tessitures placées
projettent
un autre visage sans
reconnaissance ni
« je suis dans cette maison d'angle » sans aucune
ressemblance je
ne sais pas
d'où
vient la nuit l'accentuation se fait
sur un temps faible pour que soir ravivée
la blessure
plutôt que
le
commentaire c'est la confluence d'un rythme
[...]
François Rannou, Rapt, La Termitière / La Nerthe, 2013, p. 55-57.
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20/11/2013
Marie Étienne, Onze petits contes
28 février 2009
Elle est assise à une table en formica. Sur le plateau, des miettes de pain, des boules de mie roulées.
Celui qui avant elle était assis à cette place était un homme qu'elle aimait, et qui l'aimait
Quelque chose entre deux a eu lieu de terrible.
Lui n'est plus là.
N'est plus.
Tandis qu'elle reste à regarder les miettes de pain, les bouts de mie roulés en boule, qu'il a laissés
***
18 décembre 2011
Elle l'avait, encore une fois, aperçu, en contrebas, sur la route qui menait à la ferme, assis là, semblait-il par hasard, sans intention particulière, pas même d'attendre d'elle un geste, ou une explication qu'elle s'apprêtait à lui donner, pourtant, retardant le moment, vaquant à ses occupations, se contentant de le guetter, de vérifier qu'il était là, et de se demander, quand il n'y était pas, où il avait bien pu passer — elle lui dirait que tout allait rentrer dans l'ordre, que d'ailleurs, avec l'autre, il n'existait plus rien, oui, elle avait envie, vraiment, de lui parler —, elle le chercha des yeux, il avait disparu, cette fois, elle comprit qu'il ne reviendrait pas.
Marie Étienne, Onze petits contes (extraits d'un manuscrit en cours), dans Marie Étienne : organiser l'indicible, textes réunis et présentés par Marie Jocqueviel-Bourjea, éditons L'improviste, 2013, p. 118 et 122.
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19/11/2013
Doris Lessing, Un homme et deux femmes
Doris Lessing (1919-2013)
Une femme sur un toit [dénouement]
[...]
Ils demeuraient là, elle allongée, lui debout. Elle se taisait. Elle l'avait tout simplement exclu de son univers. Il attendit quelque temps en silence. Il pensait : « Si je reste, il faudra bien qu'elle dise quelque chose. » Mais les minutes s'écoulaient sans qu'elle semblât y prendre gade ; la tension du dos, des cuisses, des bras, laissait seule deviner avec quelle impatience elle attendait qu'il parte.
Il leva les yeux vers le ciel, où le soleil semblait vibrer de chaleur, vers les toits où ses compagnons et lui s'étaient trouvés un peu plus tôt Il pouvait voir palpiter la chaleur à l'endroit où ils avaient travaillé. « Et on veut nous faire travailler dans de telles conditions ! » pensa-t-il., plein d'une juste indignation. La femme n'avait pas bougé. Un coup de vent chaud ébouriffa légèrement ses cheveux noirs, qui brillèrent, iridescents. Il se rappela comme il les caressait, la nuit d'avant.
Son ressentiment finit par le décider à s'éloigner d'elle ; il redescendit l'échelle, traversa le bâtiment et regagna la rue. Puis il s'enivra, par haine d'elle.
Le lendemain, quand il s'éveilla, le ciel était sombre. Il contempla l'humidité grise et pensa méchamment : « Eh bien, vous voilà liquidée maintenant, hein ?.. Vous voilà liquidée pour de bon ! »
Les trois hommes se mirent de bonne heure à la tâche sur la toiture rafraîchie. Autour d'eux s'étendaient des toits luisants, ruisselants de pluie, où personne ne venait s'exposer au soleil. Maintenant qu'il faisait frais, ils pourraient terminer le travail dans la journée, en se dépêchant.
Doris Lessing, Un homme et deux femmes [nouvelles], traduit de l'anglais par Jacqueline Marc-Chadourne, 10/18, 1981 [Plon, 1967], p. 190.
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