02/01/2014
Maurice Genevoix, La ferveur du souvenir
Pour "commémorer" la boucherie de 1914 (3)
J'ai parlé de quelques souvenirs [...]. Souvenirs du front d'abord, et plus précisément d'un secteur, l'un de ces secteurs circonscrits que l'on se voyait attribué comme par un tirage au sort. J'en sais un où mon régiment, après un hiver dans la boue, a connu deux mois de carnages à peu près ininterrompus1, où le "tour" des relevés, impitoyablement, à des intervalles fatidiques, a ramené les mêmes hommes dans les mêmes tranchées bouleversées, refaites, redémolies encore, de relève en relève, regorgeant de morts plus nombreux, tous connus, tous fraternels, peu à peu pourrissants sous nos yeux, à nos côtés, mais toujours reconnaissables. Et je retrouverais, sans contraindre beaucoup ma mémoire, le mouvement, l'accent, les termes mêmes des lettres que j'écrivais alors, m'indignant de cette "méconnaissance" de l'homme aux prises avec les réalités du combat, qui conduisait le haut commandement à de pareilles aberrations.
C'était comme s'il eût retiré à chaque vivant sa dernière chance, prononcé un verdict de condamnation sans appel. À quoi bon ce sursaut d'espoir, cette ivresse de respirer encore qui saisissait chaque survivant au sortir de chaque bataille, si c'était pour se voir ramené à date fixe, inexorablement, vers la même boue, les mêmes cadavres, les mêmes batteries exactement pointées, réglées, le même massacre en quelque sorte familier, qui resserrait, précisait, multipliait et renouvelait ses coups de manière à n'épargner personne ? À la longue, qui eût pu y tenir, réprimer jusqu'au bout en soi-même les sursauts de la bête vivante, et qui savait ?
Maurice Genevoix, La ferveur du souvenir, La Table ronde, 2013, p. 112-113.
1.Les Éparges, entre janvier et avril 1915.
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01/01/2014
Jacques Prévert, La pluie et le beau temps
Étranges étrangers
Étranges étrangers
Kabyles de la Chapelle et des quais de Javel
hommes des pays loin
cobayes des colonies
doux petits musiciens
soleils adolescents de la porte d'Italie
Boumians de la porte Saint-Ouen
Apatrides d'Aubervilliers
brûleurs des grandes ordures de la ville de Paris
ébouillanteurs des bêtes trouvées mortes sur pied
au beau milieu des rues
embauchés débauchés
manœuvres désœuvrés
Polacks du Marais, du Temple des Rosiers
Cordonniers de Cordoue, soutiers de Barcelone
pêcheurs des Baléares ou du cap Finisterre
rescapés de Franco
et déportés de France et de Navarre
pour avoir défendu en souvenir d ela vôtre
la liberté des autres
Esclaves noirs de Fréjus
tiraillés et parqués
au bord d'une petite mer
où peu vous vous baignez
Esclaves noirs de Fréjus
qui évoquez chaque soir
dans les locaux disciplinaires
avec une vieille boîte à cigares
et quelques bouts de fil de fer
tous les échos de vos villages
tous les oiseaux de vos forêts
et ne venez dans la capitale
que pour fêter au pas cadencé
la prise de la Bastille le quatorze juillet
Enfants du Sénégal
dépatriés expatriés et naturalisés
Enfants indochinois
jongleurs aux innocents couteaux
qui vendiez autrefois aux terrasses des cafés
de jolis dragons d'or faits de papier plié
Enfants trop tôt grandis et si vite en allés
qui dormez aujourd'hui de retour au pays
le visage dans la terre
et des bombes incendiaires labourant vos rizières
On vous a renvoyé
la monnaie de vos papiers dorés
on vous a retourné
vos petits couteaux dans le dos
Étranges étrangers
Vous êtes de la ville
vous êtes de sa vie
même si mal en vivez
même si vous en mourez
Jacques Prévert, La pluie et le beau temps, Gallimard,
1955, p. 29-31.
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31/12/2013
Maurice Genevoix, Paul Dupuy, Correspondance
Maurice Genevoix en 1914
Pour "commémorer" la boucherie de 14-18...(2)
Maurice Genevoix à Paul Dupuy, 17 avril [1915]
[...] Nous avons souffert autant que les autres. Ce qui fut le plus dur de l'épreuve, ce qui a fait que nos soldats sont vraiment héroïques, c'est la boue. La boue dans laquelle nous avons vécu pendant les mois d'hiver, la boue que les premiers soleils avaient séchée, la boue qui avait réapparu la veille de notre attaque, plus épaisse et collante que jamais, on eût dit que nous nous retrouvions nous-mêmes, fangeux des pieds à la tête, à l'heure où nous devions nous battre, les cartouches terreuses, des fusils dont le mécanisme englué ne fonctionnait plus, les hommes pissaient dessus pour les rendre utilisables. Nous avons perdu deux fois des tranchées prises, parce qu'il nous était impossible d'arrêter les Boches par le feu. Ils arrivaient à vingt mètres sans être inquiétés, lançaient des grenades et tiraient sur tout homme qui se montrait, jusqu'à ce que la position devînt intenable. Quand ils s'y étaient réinstallés, les nôtres contre-attaquaient.
Le 3, le 4 avril nous étions déjà dans les tranchées, tous les hommes en ligne de nuit ; ils se sont reposés un peu dans la journée du 4 : c'est tout. Le 4 au soir, ils étaient tous là-haut. Ils y sont tous restés de la boue jusqu'aux cuisses, jusqu'au milieu de la nuit du 10 au 11.
Et continuellement des obus pleuvaient ; et le canon revolver de Combes démolissait les parapets de la tranchée, qu'inlassablement nous refaisions avec des sacs à terre. Par crises, les gros arrivaient, éclatant avec un fracas énorme et projetant des masses de terre, jusqu'à trente mètres de haut. Il en tombait cent, deux cents, qui ne faisaient rien qu'ensevelir quelques hommes sous la boue des parapets ; et puis tout d'un coup il y en avait un qui trouvait la tranchée, et qui éclatait en plein dedans : alors c'était des plaintes et des hurlements, quelques hommes qui se sauvaient , la face rouge de sang clair et jaune de boue liquide, ou du rouge encore dégoulinant au bout des doigts, éclatant en taches vermeilles en plein dans la croûte terrestre des capotes. Et tout autour de l'entonnoir calciné, empli encore de fumée noire et puante, il y avait des cadavres déchiquetés, un tronc sans membre et sans tête qui palpitait, un homme accroupi qui râlait en vomissant des glaires rouges par la bouche et par le nez, le crâne fendu bavant de la cervelle rose, un autre assis au fond du trou qu'il s'était creusé, face sans souffrance, incroyablement pâle et la pipe aux dents encore. Et tout les autres attendaient, tous les autres restaient là, les deux jambes prises dans ce ruisseau lourd, profond et glacé, sentant leurs pieds peu à peu s'engourdir et mourir.
Maurice Genevoix, Paul Dupuy, Correspondance, 28 août 1914-30 avril 1915, La Table ronde, 2013, p. 259-261.
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30/12/2013
Patrick Beurard-Valdoye, La fugue inachevée
Pour "commémorer" la boucherie de 14-18...
Menoncourt samedi 1er août 1814 — Marcel à ses parents (Morvillars (Terr. de Belfort)
C'est avec une grande peine que je vous écris peut-être ces derniers mots nous sommes en troisième ligne en cantonnement d'alerte à Menoncourt nous sommes partis le vendredi 31 juillet à 8 heures du soir en tenue de guerre pour Menoncourt à 5 kilomètres de la frontière nous avons avec nous 120 cartouches ici le pays est tout sens dessus dessous nous avons fauché blé pommes de terre etc. pour faire des tranchées pour nous retrancher ici les femmes pleurent car elles ont reçu l'ordre de quitter le village j'espère qu'Albert et Amédée sont partis aussi pour faire leur devoir aujourd'hui samedi nous avons entendu l'ordre de mobilisation générale peut-être demain nous partirons au feu un aéroplane est venu ce soir atterrir à Menoncourt faire une reconnaissance je ne pensais guerre que dimanche la situation en viendrait à ce point-ci je termine ma lettre en vous embrassant bien tous
votre fils qui fera son devoir Marcel
Menoncourt lundi 3 août 1814 - Marcel à ses parents
Je crois que nous sommes encore à Menoncourt pour deux jours nous pousserons peut-être plus avant c'est un pays à peu près ruiné les vergers arbres fruitiers sont en grande partie coupés ainsi que les blés pommes de terre etc. nous avons fait des fosses pour nous abriter pour tirer nous coupons aussi les lisières de bois dans le pays on ne peut plus rien trouver aucune boisson tout a été nettoyé en deux jours Je voudrais bien que vous me disiez si Albert et Amédée sont partis et où ils sont dans le village on a tambouriné hier que tout homme valide de 16 à 60 ans devait se rendre à Belfort pour faire des travaux de défense dites-moi si le Papa est parti ainsi que nos chevaux [...]
Un commandant du 35' s'est suicidé il s'était trop rapproché de la frontière avec son bataillon le Général lui a ordonné de reculer il a refusé et s'est suicidé.
Bonjour à tous.
Patrick Beurard-Valdoye, La fugue inachevée, éditions Al Dante/Niok, éditions Léo Scheer, 2004, p. 176 et 179.
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29/12/2013
Tristan Corbière, Les Amours jaunes
I Sonnet avec la manière de s’en servir
Vers filés à la main et d’un pied uniforme,
Emboîtant bien le pas, par quatre en peloton,
Qu’en marquant la césure, un des quatre s’endorme…
Ça peut dormir debout comme soldats de plomb.
Sur le railway du Pinde est la ligne, la forme ;
Aux fils du télégraphe : — on en suit quatre, en long ;
À chaque pieu, la rime — exemple : chloroforme,
— Chaque vers est un fil, et la rime un jalon.
— Télégramme sacré — 20 mots. — Vite à mon aide…
(Sonnet — c’est un sonnet —) ô Muse d’Archimède !
— La preuve d’un sonnet est par l’addition :
— Je pose 4 et 4 = 8 ! Alors je procède
En posant 3 et 3 ! — Tenons Pégase raide :
« Ô lyre ! Ô délire ! Ô… » — Sonnet — Attention !
Pic de la Maladetta — Août.
Le crapaud
Un chant dans une nuit sans air…
La lune plaque en métal clair
Les découpures du vert sombre.
… Un chant ; comme un écho, tout vif
Enterré, là, sous le massif…
— Ça se tait : Viens, c’est là, dans l’ombre…
— Un crapaud ! Pourquoi cette peur,
Près de moi, ton soldat fidèle !
Vois-le, poète tondu, sans aile,
Rossignol de la boue… — Horreur !
… Il chante. — Horreur !! — Horreur pourquoi ?
Vois-tu pas son œil de lumière…
Non : il s’en va, froid, sous sa pierre…
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Bonsoir — ce crapaud-là c’est moi.
Ce soir, 20 juillet.
Tristan Corbière, Les Amours jaunes, dans Charles Cros, Tristan Corbière, Œuvres complètes, édition établie (pour Tristan Corbière) par Pierre-Olivier Walzer, avec la collaboration de Francis F. Burch pour la correspondance, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1970, p. 718 et 735.
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28/12/2013
Jean Tardieu, Une Voix sans personne
Les femmes de ménage
Le ciel c'est moi Je sais que mes pauvres étoiles
par le chagrin du temps longuement attendries
vieillissent par degré Ce sont elles que je vois
silencieuses anonymes les genoux pleins de poussière
tôt le matin laver l'escalier quand je viens
accrocher aux murs gris de l'éternel Bureau
mon avare sommeil mes réserves de songe
à l'arbre qui vieillit aussi dans le jardin
'ai dit cent fois j'ai dit mille fois : je connais
j'ai dit : je sais je me souviens c'était hier
tout l'espace ! Ma vie est là dans vos ramures
ma vie est là dans les dossiers ma vie est là
qui s'en va par le téléphone et qui me parle
ma vie est là dans les portes ouvertes
sur le crépitement des lampes le soir
Ah oui
vieilles vieilles étoiles, blancs cheveux poussière
femmes de pauvre ménage de l'aube
puisque c'est moi qui vous le dis je vous protège
nous vieillissons ensemble J'ai compris je sais tout
d'avance car le ciel c'est moi Il faut attendre
et se taire comme tout se tait, je vous le dis.
Jean Tardieu, Une Voix sans personne, Gallimard, 1954, p. 15-16.
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27/12/2013
Jean Tardieu, Jours pétrifiés
Dialogues pathétiques
I
(Non ce n'est pas ici)
J'aperçois d'effrayants objets
mais ce ne sont pas ceux d'ici ?
Je vois la nuit courir en bataillons serrés
Je vois les arbres nus qui se couvrent de sang
un radeau de forçats qui rament sur la tour ?
J'entends mourir dans l'eau les chevaux effarés
j'entends au fond des caves
le tonnerre se plaindre
et les astres tomber ?...
— Non ce n'est pas ici, non non que tout est calme
ici ! c'est le jardin voyons c'est la rumeur
des saison bien connues
où les mains et les yeux volent de jour en jour !...
IV
(Responsable)
À Guillevic
Et pendant ce temps-là que faisait le soleil ?
— Il dépensait les biens que je lui ai donnés.
Et que faisait le mer ? — Imbécile, têtue
elle ouvrait et fermait des portes pour personne.
Et les arbres ? — Ils n'avaient plus assez de feuilles
pour les oiseaux sans voix qui attendaient le jour.
Et les fleuves ? Et les montagnes ? Et les villes ?
— Je ne sais plus, je ne sais plus, je ne sais plus.
Jean Tardieu, Jours pétrifiés, Gallimard, 1948, p. 59 et 62.
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26/12/2013
Jean Tardieu, Comme ceci comme cela
Aventure
Était-ce hier ou dans un temps lointain ?
La vibration de l'air à peine on l'entendait
(C'était le cri de l'alouette invisible)
J'étais seul, habité par une multitude muette
où grondait la colère des mauvais jours.
Dans cette large plaine coulait sans doute un fleuve
et au-delà pâlissaient les montagnes mais on ne les
[voyait pas
Le reflet de ma peine, identique à ma joie
plongeait dans les ténèbres
vides.
Quelqu'un passa, ou quelque chose
« Qui est là ? » — demandai-je
Nul ne répondit
Mais une feuille tomba
et le rideau s'entrouvrit
sur le paisible abîme de mes jours.
Jean Tardieu, Comme ceci comme cela, Gallimard,
1979, p. 27-28.
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25/12/2013
Jean Tardieu, Formeries
Comme bientôt
(Grains de sable les étoiles)
Comme
j'entends déjà
mourir ma raison ma mémoire
dans les chantiers déments de l'avenir
soit que j'ouvre la porte
ou que je la referme sur
l'obscurité qui m'enfante et qui m'efface
et qui livre au néant radieux le réel
toujours promis aussitôt dérobé
bientôt
ne seront plus les signes de tous noms
que grains de sable au fond des arches creuses
où fut le tendre globe de nos yeux et où
circule et se dérobe nu
le solitaire espace
et sonneront les sons des mots
toujours repris et déformés de bouche en bouche
et déjà dans ma voix
depuis longtemps
ils se sont sans rien
dire entrechoqués jusqu'à
l'éclatement
et redisant et redisant rabâchent
un seul époumoné murmure
car c'était toi oui c'était moi
l'un qui profère l'autre se tait
l'un qui parle et l'autre entend
si c'est lui c'est aussi moi
c'est vous aussi mais nul ne vient nul n'apparaît
pour interrompre ou désigner
l'origine et la fin sinon
cet astre obtus porté vers l'astre
et cent mille qui viennent
vers cent mille autres qui s'en vont
en s'enfonçant dans cette nuit
inconcevable
où le miracle me fascine m'éblouit
me fait vivre me tue
mais sans remède
Jean Tardieu, Formeries, Gallimard, 1976,
p. 35-36.
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24/12/2013
Jacques Prévert, Histoires — Soleil de nuit
Chanson pour les enfants l'hiver
Dans la nuit de l'hiver
galope un grand homme blanc
galope un grand homme blanc
C'est un bonhomme de neige
avec une pipe en bois
un grand bonhomme de neige
poursuivi par le froid
Il arrive au village
il arrive au village
voyant de la lumière
le voilà rassuré
Dans une petite maison
il entre sans frapper
Dans une petite maison
il entre sans frapper
et pour se réchauffer
et pour se réchauffer
s'asseoit sur le poêle rouge
et d'un coup disparaît
ne laissant que sa pipe
au milieu d'une flaque d'eau
ne laissant que sa pipe
et puis son vieux chapeau...
Jacques Prévert, Histoires, Gallimard, 1963,
p. 139-140.
*
Cantiques
Le voici l'agneau si doux
Le vrai pain des anges
Du ciel il descend sur nous
Dévorons-le tous !
Dieu de clémence
odieux vainqueur
sauvez Rome et la France
au nom du Sacré-Cœur !
Quel beau jour, quel touchant spectacle
Jésus sort de son tabernacle
et s'avance en triomphe-à-tort.
Jacques Prévert, Soleil de nuit, Gallimard, 1980,
p. 250.
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23/12/2013
Tanizaki, Éloge de l’ombre
Lorsque j’écoute le bruit pareil à un cri d’insecte lointain, ce sifflement léger qui vrille l’oreille, qu’émet le bol de bouillon posé devant moi, et que je savoure à l’avance et en secret le parfum du breuvage, chaque fois je me sens entrainé dans le domaine de l’extase. Les amateurs de thé, dit-on, au bruit de l’eau qui bout et qui pour eux évoque le bruit du vent dans les pins, connaissent un ravissement voisin peut-être de la sensation que j’éprouve.
La cuisine japonaise, a-t-on pu dire, n’est pas chose qui se mange, mais chose qui se regarde ; dans un cas comme celui-là, je serais tenté de dire : qui se regarde, et mieux encore, qui se médite ! Tel est, en effet, le résultat de la silencieuse harmonie entre la lueur des chandelles clignotant dans l’ombre et le reflet des laques. Naguère le maître Sôseki célébrait dans son Kusa-makura les couleurs des yôkan et, dans un sens, ces couleurs ne portent-elles pas elles aussi à la méditation ? Leur surface trouble, semi-translucide comme un jade, cette impression qu’ils donnent d’absorber jusque dans la masse la lumière du soleil, de renfermer une clarté indécise comme un songe, cet accord profond de teintes, cette complexité, vous ne les retrouverez dans aucun gâteau occidental. Les comparer à une quelconque crème serait superficiel et naïf.
Déposez maintenant sur un plat à gâteaux en laque cette harmonie colorée qu’est un yôkan, plongez-le dans une ombre telle qu’on ait peine à en discerner la couleur, il n’en deviendra que plus propice à la contemplation. Et quand enfin vous portez à la bouche cette matière fraiche et lisse, vous sentez fondre sur la pointe de votre langue comme une parcelle de l’obscurité de la pièce, solidifiée en une masse sucrée, et ce yôkan somme toute assez insipide, vous lui trouvez une étrange profondeur qui en rehausse le goût.
Tanizaki, Éloge de l’ombre,, traduction de René Sieffert, dans Œuvres, I, préface de Ninomiya Masayuki, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1997, p. 1484-1485.
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22/12/2013
Colette, Pour un herbier
Jacinthe cultivée
Du côté de Marly, dans la forêt, on m'assure que sous les feuilles mortes les cornes des jacinthes sauvages sont déjà longues d'un doigt. Menaces, autant que promesse, du dix-neuf janvier dix-neuf cent quarante-huit. Je recueille les pronostics des bouches informées qui s'en vont « voir », en fin de semaine, « si le printemps s'avance ». Or, il s'avance en effet, diversement accueilli. Une folle bat des mains : « Les sureaux verdissent ! On ira camper à Pâques !» Mais une sage baisse le sourcil : « Et les bourgeons de marronniers qui changent déjà de forme ! Et les marguerites déjà dans les prés ! Et les bourgeons des lilas qui gonflent ! Nous serons jolis, à la lune rousse ! »
J4écoute, je recueille ceci et cela. Avant — je veux dire avant que cette jambe ne m'entravât — c'est moi qui jetait le cri, qu'il fût d'alarme ou de joie. Au bord des eaux agitées des Vaux de Cernay, c'est moi qui troussait les feuilles, tombées en novembre, et qui interrogeait les petits rostres pâles, dardés par les bulbes anxieux. Aujourd'hui, mon morose privilège me vaut, avant tout le onde, un bouquet de jacinthes blanches. C'est elles, dans ce vase vert, qui parfument ma chambre. Elles ont déjà tellement bu dans leur serre natale, elle sont si fort distendu leur veines avides que le moindre choc les lèse. Leur grosse tige congestionnée d'eau bave à sa section comme un escargot, et porte des clochettes lourdes, opaques, d'un blanc de berlingot à la menthe. Qu'ont-elles de commun avec cette haute et grêle fille des bois, que la population parisienne à chaque printemps ravage sans pouvoir la détruire, avec la jacinthe sauvage ? Cueillie sans pitié ni mesure, celle-ci penche la tête, perd son faible parfum, et meurt. Il faut ne l'apercevoir que vivante, et par multitudes, à travers le taillis encore nu, et d'un bleu si également répandu que de loin elle vous trompe : « Tiens, un étang... »
Mais, ô ma grosse jacinthe blanche cultivée, née dans un bain de siège en forme de carafe qui berça son bulbe durant qu'il dormait sur la table entre le chat, la théière et les cahiers de petit garçon — ô ma citadine bien en chair, je te sais gré de remplacer ce qui me manque et désormais me manquera : la floraison forestière bleue et fragile, innombrable assez pour que j'y puise l'illusion de côtoyer un lac, ou un champ de lin bleu en fleur.
Colette, Pour un herbier, dans Œuvres IV, édition publiée sous la direction de Claude Pichois et Alain Brunet, Bibliothèque de la Pléiade, 2001, p. 907-908.
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21/12/2013
Jean-Paul de Dadelsen, Gœthe en Alsace
La folie de Hölderlin
Anecdote
Sur ce dernier rebord
On le voit poser une main qui ne tremble pas
La gentillesse de ce fleuve retrouvé
Ne plus se pencher vers elle, mais rester droit
Sébastien stupéfait de patience.
Les peupliers de Bordeaux
Et la rive glissante de la Garonne
Que suivent les femmes aux dimanches de soie
Maintenant sont plantés sans vibrer
Dans le flanc maintenant immobile
Ce nœud coulant ajuste deux poignets sans les mordre.
Même le soleil
N'est plus ce poignard qui sonne.
Il faut à celui-ci
Un regard qui fraîchisse son front comme une aube
Si tu posais ta main sur ces mains jointes
Le poids tendrait cette corde affilée.
Feins de poser tes yeux avec lui
Sur cet orme qui n'ose plus lui faire signe
Pour ne pas l'éveiller de sa pitoyable divinité.
Ce miel est indulgent à ses lèvres brûlées
Sur la gorge de l'écorché le jour simule une douceur
Mais cet arc tombé de ses mains
L'homme immobile voit peut-être le fleuve où il danse
Le pilier de quel pont il frappe à cette minute
Quel chasseur aux yeux aigus
Le ramasse.
Le 22.IX.38
Jean-Paul de Dadelsen, Gœthe en Alsace et autres textes, Le temps qu'il fait, 1982, p. 23-24.
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20/12/2013
Pascal Commère, Tashuur, Un anneau de poussière
De quel nom la neige est-elle la clé, ô lointains si lointains et qui demeurent inaccessibles — Tant de traces de pas au matin tournés vers l'unique pointe du soleil venu. Montagne à l'est !
Mais le piétinement. Les hennissements ronflés
dans la nuit descendue, longtemps se rapprochant
non pas un par un. Mais lentement si lentement liés
tout ensemble par un fil de nuit et de sang. Rumeur !
Quand soudainement. Là. Par centaines, l'iris des yeux
et les naseaux mêlés — lueurs frontales, crins et laine. L'
immense troupeau. Tambourinant. Seul et sur nous bientôt.
Chevaux en tête poulains chevaux de gorge, voix et souffles
montant du flanc des mères. Le martèlement du trot, sabots
les pierres beurrées. L'œil seul regard, l'agate de feu. Chiens
par deux ou trois. Unique flamboiement, au large. Tournant
rameutant : vaches déjà moutons chèvres, la pleine vague. Et
plus rien. Hormis les traces, sabots marqués au sol. Vers l'
arrière — en marge comme d'un drapé, remontant le cours.
Cavaliers !
Pascal Commère, Tashuur, Un anneau de poussière, Obsidiane, 2011. p. 52-53.
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19/12/2013
Caroline Sagot-Duvauroux, Köszönöm
Problème. Écrire convient-il à la poésie, il y a tant de poèmes et tous à crans de tourbillon. Si écrire convenait au poème, un suffirait, un de chaque. La pièce s’ajusterait comme s’ajustent la Critique de la raison pure ou le Parménide à leur propos. Et ça n’est pas parce qu’il y a mille façons d’aimer qu’un poème d’amour ne suffit pas. D’ailleurs on sait qu’il n’y a pas mille façons d’aimer. C’est peut-être même parce qu’il n’y en a qu’une et qu’elle se trouve sous le sabot d’un cheval, qu’on se rendra mieux à la chercher qu’à la trouver. La soumission que cherche le poème est bannie de l’écriture. Proche du religieux. De l’hésitation inquiète. L’angoisse décide de l’orée puis sans chemin dans le brouillon, accepte la pleine mer du brouillon pour n’avoir qu’à accueillir le secours ou la mort qui nommera pour elle le silence, sûre d’unique certitude qu’elle est incapable, que sa langue savante de poème est incapable du silence. Alors mieux vaut l’océan pour n’avoir d’autre choix que se mouiller. Et que l’eau du moins soit, avec ses turpitudes de sel. Car ce n’est pas soi, ce n’est pas être que le poème attend mais autre chose, la chose qui ouvrirait taire et qui peut être taire, on ne sait. Passion de chair qui veut dire passion de chair et passion de la parole sous l’autre chose en même temps que chair ouverte à la parole. Qu’est-ce que c’est ? On écrit cependant. On se colle à l’engrenage de distance. Blanchot au bord du poème se tait car tout de même il s’est tu (non par détresse d’écrivain non par triomphe de l’insolence d’homme), par poème, pour se mouiller. Oui tout de même il l’a fait. Il est mort comme un loup.
Savoir quoi que ce soit indiffère la poésie tant l’inquiète la venue. C’est un truc pour paresseux, pour idiots ou pour fidèles. Ce qui est presque dire pour tout le monde, juste pour tout le monde. La poésie est tellement à tous qu’elle n’est plus respectable et voilà ce qui effraye car il faudrait s’y risquer, aller aux putes : lire.
Caroline Sagot-Duvauroux, Köszönöm, éditions José Corti, 2005, p. 113-114.
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