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05/08/2014

Aurélie Foglia, Gens de peine

 

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   On pourrait prendre le titre pour guide de lecture et l'on isolerait sans difficulté mots et fragments qui renvoient à l'extrême pauvreté, à la difficulté de vivre, à l'humiliation, à l'absence d'avenir : « les Bafoués », « Gens derniers », « Gens de rien », « ils crient misère ». Ces "gens de peine" seraient analogues à ceux dont La Bruyère écrivaient qu'« ils épargnent aux autres hommes la peine de semer, de labourer et de recueillir pour vivre, et méritent ainsi de ne pas manquer de ce pain qu’ils ont semé. » (1) Si le sous-titre de cette première partie de Gens de peine, "Vies de" évoque les "Vies de saints", nulle individuation pourtant ; être "gens de rien" est le sort commun, et la catégorie inclut d'autres que les miséreux, longue liste qui, plus avant dans le livre commence dans la littérature avec Apollinaire, Corbière (gens de voyage, de mer) : « on les traite poètes de parasites » et comprend tous les sans nom, « noms nocturnes », « comédiens inconnus ». Le lecteur suivra jusqu'au bout ce motif de l'indifférenciation, les "gens" deviennent foule et coupent les têtes (« pâles comme reines »), acceptent la domination et se gardent de penser, « dans l'enchantement des chaînes ». Bref, « Gens norment » et personne n'y échappe : « Je suis compris dans la masse / d'un tous », et les gens, avec le temps, composent des « Milliards de myriades de morts ».

   À ce motif s'en mêle un autre, autour de la question du nom, ce qui apparaît dans les trois autres sous-titres : "Les Dénommés", "Tailleurs de noms" et "Chez les hommonymes". Quels que soient les noms portés, tous disparaissent sans retour et « personne ne les appelle ». Des personnalités plus ou moins médiatiques portant des noms qui renvoient à autre chose qu'à la personne elle-même : Olivier Sibille (journaliste — la sibylle était prophétesse), Myriam Roman (professeure), Renaud Muselier (homme politique — la muselière bâillon) ; il n'y a aucune adéquation entre celle qui enseigne la littérature et son nom, et sont relevés des noms (tous "existent") qui mettent en évidence l'arbitraire de la dénomination des personnes (Négrier, Péan, Percepied, Bohème, Javelot, etc.) et, au moins apparemment, des lieux (Mondeville, Mouguerre, le marché des Enfants Rouges), les uns et les autres liés à l'histoire ; on peut compléter par Foglia, mot italien pour désigner la feuille. S'ajoutent des noms tirés de la littérature, Madame Malgloire (dans Les Misérables), Jean Trou Verbier (dans Le Drame de la vie de Novarina) ou la Cacanie (dans Musil), et au Jean Valjean de la fiction répond le Jean Grosjean écrivain.

   L'homonymie de "Gens" et "Jean" entraîne des transformations variées, la fête du solstice d'été devenant la Saint-Gens, substitution visible dans un calligramme titré "Les Métamorphoses" où s'inscrivent sur la page les lettres dispersées de "Gens" et "Jean", "a" et "s" étant les seules lettres à la périphérie. Une saynète met en scène des Jean, numérotés de 0 à 7, puis apparaissent un 16, un 40, un 47593 : tous équivalents, Jean ou Gens « mènent des vies, / démènent des vies / surmènent des vies / se dévident ». Mais si le "je" ne se distingue pas de l'ensemble, "Gens" peut remplacer "je" — ou "il(s)", ou "tu" : « Gens comme Temps / est au singulier pluriel », et cette indifférenciation affirmée est visible dans les marques d'accord des verbes : à côté de « Gens ne s'appellent pas », « Gens jonglai » , et les personnes grammaticales peuvent se succéder : « Gens ne parle pas / en leur propre nom ». Cette sortie des règles en suscite d'autres, et "on" vaudra pour "nous" (« on vivotons »), "ils" pour "vous" ((« ils portez »), "nous" pour "ils" ((« Sous peu nous êtrons — et clamsent »), ici avec un mot-valise ("être" + "étron"), -ons pour la terminaison du futur.

   Ces entorses à la grammaire s'accordent au désordre lié à ce que sont les "gens de peine" et au trouble introduit sur ce que sont les noms. À l'homonymie "Gens" / "Jean", répondent tout au long du texte de légères transformations dans les mots, par le changement d'une consonne : « comme les arbres perdent [...] comme les arbres pendent », ou d'une voyelle : « nous ne tombons pas  [...] nous tombeaux », « Gens soucieux / Gens sociaux », etc., l'ajout ou la suppression d'une lettre dans une syllabe (« Gens copulent corpulents ») ou d'une syllabe dans un mot (« ânonnent-anonyment », « secrétaires-sectaires »), etc. On relèvera aussi les nombreuses allitérations (« Gens muets mutilés de mots ») et les vers dans lesquels un mot termine un groupe tout en commençant un autre (« Gens lambdas / se fondent dans la fourmilière / les enfourne »).

   On voit par les quelques exemples retenus qu'avec les motifs de Gens de peine, jamais abandonnés, se construit un ensemble à la tonalité sombre. Les gens de peine et les autres parlent certes d'amour, mais si souvent « devant écran » pensent haine, guerre, mort ; ce n'est pas hasard si est évoquée la nécropole de Souains et les « corps couverts de boue ». Mais l'exergue emprunté à Vigny, vers de L'esprit pur , « Tous sont morts en laissant leur nom sans auréole », prévenait le lecteur.

 

Aurélie Foglia, Gens de peine, NOUS, 2014, 112 p., 12 €.

Article paru dans Sitaudis le 1er août 2014.

 

11/06/2014

Aurélie Foglia, Gens de peine

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Vies de

 

I

 

Souvent on entend froisser

les forêts de Gens

 

le grand vent

les forêts profondes de Gens

 

ce sont les Chevrotants les Désolés

aux troncs tordus les Abonnés aux branches

basses qui brament au fond des fossés

 

« nous ne sommes pas doués

pour la divinitude

apprends-nous comment

nous soustraire arrache-nous

d'entre nos frères la mort »

 

tordant leurs bras griffus

s'adressant à qui ? au vent absent

 

ce sont les Bafoués les Enterrés du pied

faune en costume de lichen à cornes

de brume les Passés sous silence

 

qui végètent sous

des loups de velours dévoré

 

II

 

quelques-uns nus     d'autres non

 

Gens derniers

 

ainsi furent ainsi d'en furent

long loin

leurs notes mal tenues

 

pas un ne les rappelé

 

Gens de rien

perdus entre tous

les sons qui les émurent

 

dont nos noms ne sont pas

parvenus

 

eurent si peu de fourrure

par si grand froid

qu'ils en moururent

 

pas un ne les réchauffa

 

[...]

 

Aurélie Foglia, Gens de peine, NOUS, 2014, p. 11-14.

07/01/2013

Aurélie Loiseleur, Gens de peine (à paraître aux éditions NOUS)

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                                               Tailleurs de noms 

                                               I.

 

 

                            Gens courants

sont tout chose                         

                             Gens connus

pour obéir augmentent l’obscurité en se multipliant                            

                             Gens fameux

pour s’effacer se voient oubliés sans appel                           

                             Gens brillants       

rêvent d’être élus réputés aussi célèbres que Soleil

 

                              éteints jamais ne seront renommés  

  

 

                                       II.

 

 

                 Jean statue

 

                            « autrui me dénomme tu aussi je tais mon nom qui suis je

 

on me pronomme on

je proteste « j’ai quelqu’un » 

                              acte échoué

on me dénonce comme personne 

 

je pense que je pense que je pense que je pense que je                                                   

suis qui suis-je

je me suis surpensé aujourd’hui 

 

je somme « existez-moi » 

rien à faire  

je suis compris dans la masse

d’on tous

 

(oh que mon on

me plombe / aucune ombre

n’est plus lourde à porter) »  

 

                    

                                    III.

                           

 

Gens de peu portent devant eux le beau nom ombreux

allons qu’on se prosterne à la queue   

 

                                                   font courir la rumeur

« c’est Jean-Luc Delarue animateur » excite

les molécules du Grand Public fabrique

des visages à base de regards 

 

Gens se battent contre les anonymaux histoire

de 

  

à la fin certains ont du nom éclatant en Pays de Gloire                        

                                                    la dit-on mort leur profite

à moins de porter le coup fatal

 

                                             Noms sont insignifiants

 

 

                                     IV.

 

 

Madame Magloire se produit au Théâtre de l’Éphémère

 

Gens sans pitié se taillent un nom au jugé  

dans la masse musculeuse

                                       aspirent à n’être

que noms (corps seconds costumes ami-

donnés) les gênent aux entournures

de la condition         

 

majesticulent à se démettre (tant

ce sont des on) Gens reculés

pour être distingués coûte

que coûte se masculent

                                                laissent traîner leurs fils font sauter

les coutures

                                                                               membres les dé-

                                                                               mangent à la naissance

                                                                               du nom se défont  

 

                     Aurélie Loiseleur, inédit, à paraître dans Gens de peine,

                      aux éditions NOUS en 2014.

 

 

 

 

 

 

13/10/2011

Aurélie Loiseleur, Gens de peine, Vieux jeux

Aurélie Loiseleur, Gens de peine, Vieux jeux

Gens de peine

 

Les Dénommés

 

Gens ne s’appellent pas

 

Gens ne naissent pas        

                                   sont mis bas

 

Gens va tous à l’Abreuvoir de coups à l’Abreuvoir de paroles pesamment

Gens laboure tous les jours Gens

danse la bourrée tous pesamment

 

Gens berçant des demain des doucement Gens

                                   muets mutilés de mots

 

Gens élèvent dans leurs organes des crabes mangeurs d’hommes                   

                                   quand certains meurent de pain

 

Gens puisent dans la pâtenôtre mange les noms du commun Gens ravalés                                    

                                   n’ont pas de quoi.

 

 

             

                      Vieux Jeux

 

 

 

Dit de Françoise Demoisson

 

 

« La nature a des sentiments lents.

Sans cesse il se passe des événements imperceptibles. Mais moi, je les sens. Il s’en passe sans arrêt. Par exemple quand le soleil nénupharde au milieu des nuages et des joncs. Eh bien c’est si précis qu’on peut y lire. On ne sait pas pourquoi il descend si bas. C’est comme ça. Il y a des lois. C’est comme mon amour, il ne disparaît jamais complètement du champ.

– Du soleil, toujours : est-ce qu’il peut en crever, s’il tombe ? Je n’en sais rien. Pourquoi me le demander à moi ? Vous avez des questions gênantes. Depuis le temps, vous auriez pu trouver d’autres solutions.

Je préfère ce que je ne connais pas. J’ai obtenu, par grâce spéciale, une dispense de sens. Le caché me convient à merveille. Ne dissipez pas les nuages. Donnez-moi une clarté qui ne résorbe rien des brumes ni des ombres. Je prends. Inventez-moi le monde comme il est. Ça me va. Faites-moi des dieux les plus discrets possible : qu’on doute de leur existence, qu’ils soient plus ténus que des grains de rien. Qu’on se demande toujours.

Est-ce caprice ? j’ai voulu qu’on convoque le vent, le vent qui beugle dans la conque d’oreille. Il se trouve qu’il veut crier quelque chose, quand on se concentre sur l’écoute. Au fond, c’est trop fort pour faire phrase. C’est au-delà : du souffle. Les machines n’ont pas la même façon de bruire. Elles n’ont pas de secret. 

Vous vous risquez, à peine nus, en plein dehors : vous entrez au musée Lambinet. Votre attention ! La lumière fait dans le velours. Ses peintres jouent du triangle d’or. Tout est en proportion : les perspectives s’activent gentiment pour vous servir. Il fait beau voir que des arbres se posent. Il arrive que les racines feuillent. Les rideaux respirent aux cintres bruts des branches. Des soulèvements les animent : ils rêvent. Ils rythment des scènes qu’ils ourlent de douceur, pour dédramatiser l’action du temps. Par parenthèse, est-il besoin d’autres événements ? Pourquoi reste-t-il du suspens dans une tragédie ? Je vous l’ai dit, je préfère ce que je ne comprends pas : je reste plantée là, à contempler mes questions. Ce sont de bons parents, quand on est grand. Elles me tiennent compagnie, me dévorent l’entre-dans et me nourrissent, on ne voit pas comment.

La mer déborde d’affection. Les poètes s’absorbent sans s’abîmer. Ils suivent leur cours de destin. Des oiseaux jouent tout haut du pipeau. Les pins parasols redoublent les chapeaux des dames offertes cuites, pendant que des enfants sculptent le sable des dunes : détruisant leur œuvre d’un grand coup de pied à la fin… Ils sont si riches ! 

Je vous le disais tout à l’heure : il y a des lois. Tout se vérifie. C’est précis, l’immensité ! Et ce paquet de systèmes se manifeste avec tant de simplicité qu’on douterait presque qu’il soit si complexe… Les bateaux sur la mer sont comme des lettres que les continents s’expédient. Mes poèmes vont ainsi : voguant blancs, on ne les voit qu’à peine, personne ne peut lire s’ils se rapprochent ou s’éloignent.

Bref, l’homme est en devenir secondaire. Il fait la sieste, vexé. »

 

 Aurélie Loiseleur, poèmes extraits d’un livre à venir, Nommeparus dans la revue Fusées, n° 20,  septembre 2011.