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02/06/2022

Étienne Faure, Vol en V

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Accroché au linge comme on s’agrippe aux livres,

il met en route une machine à laver,

le ronronnement lui fait une présence,

à lessiver on ne sait quel affront du sort,

dans le virage accélérant le mouvement qui

sépare avenir et passé, eau claire et eau usée,

partagés par on ne sait quel hasard,

aléa de la vie centrifuge en allée ailleurs,

hors de son cœur à l’étroit dans sa cage

inapte à contrer l’air qui hésite à sortir,

entrer, redire ce qui le chiffonne, tout ce qu’il ne sait

pas faire, perplexe — choix des textiles, cotons délicats,

vie en couleurs, vie synthétique, mélange,

autres fibres —, on croirait, ces grands draps, des pagnes,

des saris, des sarongs, des toges, tout un monde

de paréos mis à sécher aux fenêtres

au motif qu’il fait beau dehors avec vue sur cour,

Paris, les toits, la rue, autres perspectives.

 

tambour à l’essorage

 

Étienne Faure, Vol en V, Gallimard, 2022, p. 19.

15/03/2022

Marie de Quatrebarbes, Aby

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Le rêveur, lorsqu’il se réveille, transporte avec lui un peu de son rêve, et les mots que le rêve lui donne pour le dire disent ce que le rêve donne par devers soi comme petit peu contenant le rêve à transporter. Un trouble léger survient alors, qui déborde le sens qu’il prête au rêve et le dévie. Le mot, la phrase se brouillent comme l’eau se trouble, la mare se strie de rondes sous le jet du caillou et s’obscurcit, car les mots du rêve sont ceux du trouble, ils sont vivants comme les grives, les petits pains en miettes qui flottent à la surface. Le caillou a des arêtes tranchantes qui coupent tout ce qu’elles trouvent. Elles coupent le rêve à l’endroit où se reflète le visage du rêveur.

 

Marie de Quatrebarbes, Aby, P.O.L, 2022, p. 169.

04/01/2017

Henri Thomas, Carnets 1934-1948

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Dimanche 12 juillet 1942

 

Accepter d’être seul, sans désespoir — telle est la bonne attitude initiale pour parvenir à ne plus être seul — quand ? Peut-être pas ici.

 

Samedi 18 juillet 1942

 

Une profonde santé intérieure. Pas de hâte d’en communiquer l’idée, les songes, les vues. Elle pourrait même disparaître sans avoir été notée, je n’en serais pas affecté.

  • D’où t’est toujours venu le trouble, l’angoisse et le déchirement ? D’avoir attendu quelque chose de la vie — d’avoir compté sur une complicité quelconque des êtres, des choses, de ne pas t’être persuadé que toi seul pouvait t’apporter quelque chose.

Henri Thomas, Carnets 1934-1948, éditions Claire Paulhan, 2008, p. 348-349.

14/03/2016

Nicolas Pesquès, La face nord du Juliau, treize à seize

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Le 21 avril [2011]

 

Quand on avance dans la description d’une sensation, d’une pensée ou d’un objet, on fait les trois en même temps, on avance de front :

 

Je vais au genêt, j’entred ans le jaune. Le brouillard épaissit mais la densité est extrêmement grenue, tactile, vivable.

La phrase n’est pas assurée quand bien même le corps la pousserait. La pensée ajoute du trouble à l’objet troublant. À moins que ce soit la sensation qui, d’avancer à découvert, d’ecister en propre, rameute ce qui lui convient : du jeune intense et de la pensée subséquente.

À la fin, les trois ayant eu lieu, tout se fend, éclabousse. Le plaisir est profond, le langage est abandonné. En même temps on dirait que l’abstraction s’implante, qu’elle est la reprise douce et musclée du motif. La colline reprend le dessus.

 

Nicolas Pesquès, La face nord du Juliau, treize à quinze, Flammarion, 2016, p. 143.

 

 

09/10/2014

Hölderlin, Lettre à sa mère, dans Œuvres

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À sa mère

                                     Francfort, le .... novembre 1797

 

[...]

   Vous me demandez quel est mon sentiment actuel, au moment où je vous écris. Pour parler franc je dois dire que je suis en désaccord avec moi-même. D'un côté le souci raisonnable de mon caractère qui supporte à peine les impressions contradictoires auxquelles m'expose ma situation et les besoins les plus justifiés de mon esprit semblent exiger que je quitte un état où se forment toujours deux parties, l'un pour et l'autre contre moi, dont l'un me rend presque exalté et l'autre très souvent morne, abattu et parfois un peu amer. Tel fut, tout au long de ces deux années, mon sort constant, et c'était inévitable, je l'avais nettement prévu dès les premiers mois. Sans doute, le mieux eût été de maintenir des rapports aussi vagues que possible avec les deux parties, en me tenant tranquillement à l'écart. Cela est faisable quand on vit chez soi, mais pas dans une position où l'on est forcé d'avoir de nombreuses relations. Vous pensez bien que, dans une situation que l'on tient à conserver, on ne peut pas toujours agir selon son idée. J'ai donc dû m'exposer plus ou moins aux rencontres de tout genre, chose inévitable pour n'importe qui dans une position comme la mienne, à moins de devenir un zéro complet. Or, je le répète, je suis convaincu que si je suis obligé de prolonger cette expérience de deux années, ce sera toujours plus ou moins au détriment de mon caractère et de mes forces ; mon devoir semble donc m'imposer le choix d'un état qui comporterait moins de dispersion. Je connaîtrais beaucoup moins de conflits de ce genre , si par exemple, je répartissais mon enseignement entre diverses maisons d'ici ou de Mannheim, ou d'une autre grande ville [...].

 

Hölderlin, Œuvres, publié sous la direction de Philippe Jaccottet, traduction des Lettres par Denise Naville, Pléiade, Gallimard, 1967, p. 429-430.

10/06/2014

Samuel Beckett, Lettres, I, 1929-1940 : recension

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   On a pu lire quelques lettres de Samuel Beckett dans des études qui lui étaient consacrées, dans des livres de souvenirs, dans un catalogue d'exposition, et on ne peut que se réjouir de la publication de ce premier volume — trois autres suivront, repris de l'édition anglaise où seules 2500 lettres (sur 15000) ont été conservées, mais des extraits d'autres (et des réponses) apparaissent dans les notes. L'œuvre extrêmement complexe, souvent sottement réduite à quelques lieux communs vides ("illustration de la misère humaine", "théâtre de l'absurde") ne peut qu'être éclairée, comme l'a été celle de Proust, cher à Beckett, quand Kolb a édité son abondante correspondance. Laissons les grincheux se plaindre que l'édition soit abondamment annotée, remercions plutôt les maîtres d'œuvre des précisions apportées à propos de tel destinataire, telle circonstance, tel lieu, qui permettent de lire les lettres : savoir qui était Thomas McGreevy, ami de Beckett et destinataire du plus grand nombre de lettres entre 1931 et 1940, ou George Reavey, son agent littéraire, avoir des indications sur telle lecture signalée elliptiquement, comprendre les allusions, courantes dans des lettres à des proches, tout cela éclaire le parcours de Beckett. Les éditeurs ont placé au début de chaque année de correspondance un résumé de ses activités ; ils ont donné à la fin du volume une notice sur les noms de personnes les plus présents dans les lettres, une bibliographie des ouvrages cités et un index général ; enfin, l'introduction, outre qu'elle explique la manière dont le texte a été établi, relève les divers thèmes abordés dans ce volume. Un regret : il aurait été bon d'indiquer dans la bibliographie des ouvrages en langue française (par exemple, Europe, juin-juillet 1993 ; Nathalie Léger, Les vies silencieuses de SB, 2006) ou de signaler les traductions en français (Anne Atik, Comment c'était, Souvenirs sur SB, 2003).

 

 

   Le lecteur découvre un passionné de musique et un critique acerbe des interprétations (par exemple de la direction d'orchestre de l'« ignoble Furtwängler »), un fin connaisseur de l'histoire de la peinture, un lecteur intransigeant qui qualifie la première partie du Temps retrouvé de « déversement à la Balzac » ou construit un féroce palindrome sur le nom de T. S. Eliot : « T. Eliot c'est toilet à l'envers ». Beckett est aussi un ami attentif, soutenant les travaux des uns et des autres, ce qui ne l'empêche pas à plusieurs reprises de noter sa misanthropie : « mon aversion pour les êtres humains se durcit à chaque sortie. » Les relations avec sa mère sont en partie à l'origine de sa difficulté à vivre et il sait que, pour pouvoir écrire, il lui faut fuir l'« odeur de marécage » du pays natal ; son voyage en Allemagne (octobre 1936-avril 1937), où il a visité de nombreux musées, est de ce point de vue un échec : il était entrepris pour sortir de son « marasme intellectuel » et non pour « aller quelque part » ; en outre, il a fort bien vu ce qu'y était la persécution des juifs. Au cours des années, divers projets professionnels, aussi vite abandonnés qu'ils étaient nés, se succèdent pour lui permettre d'être ailleurs qu'en Irlande ; il écrit à Eisenstein pour suivre ses cours de cinéma à Moscou et, ainsi, pouvoir « exprimer [son] exécration sur un autre plan » ; il pense solliciter un poste de lecteur d'italien au Cap, mais aussi un poste d'assistant à la National Gallery de Londres, notant qu'il est « tout juste capable de distinguer un Uccello d'une scie à main ». Comme une note le rappelle, il s'agit là d'une allusion à Hamlet qui affirme distinguer un faucon d'une scie à main (Hamlet, II, ), Uccello signifiant "oiseau" en italien.

   Cette allusion littéraire n'est pas la seule et c'est bien la littérature qui occupe constamment Beckett, même si, à de nombreuses reprises, il affirme le contraire ; quand il annonce qu'il souhaite apprendre à piloter un avion, c'est, écrit-il, que « Je n'ai pas envie de passer le reste de ma vie à écrire des livres que personne ne lira. Ce n'est pas comme si j'avais envie de les écrire. » Pourtant, « l'issue littéraire » est la seule possible, la psychothérapie suivie à Londres en 1934 n'ayant pas changé grand chose à ses troubles (kystes, douleurs intestinales, furoncles « entre vent et eau » selon son expression). Son étude sur Proust avait été bien accueillie, ses nouvelles et ses poèmes — les premiers en français en 1931 — beaucoup moins. Il écrit en 1931 à propos d'un de ses textes, « ça pue le Joyce malgré mes efforts les plus sérieux pour le doter de mes propres odeurs », tout en soulignant que c'est cette écriture, celle de Joyce, qui l'intéresse. Tout son effort consiste donc à trouver ses "propres odeurs", c'est-à-dire à ne plus suivre la « vieille route puante abandonnée depuis longtemps par la musique et la peinture », en particulier à laisser de côté l'anglais "soigné". Cet effort est lisible dans les poèmes joints aux lettres, ce qui n'empêche pas Beckett de connaître des moments de doute ; il ne parvient pas à terminer Murphy, dont il écrit en 1935 : « C'est assez mauvais et je ne m'y intéresse pas » et, plus tard, au moment de reprendre le manuscrit, « il est difficile d'écrire quand on est dans un état consternant d'uniformité, de vide, d'apathie, de stupidité, de pusillanimité ». Il achève cependant fin juin 1936 le roman, qui ne sera publié qu'en 1938 après le refus de plusieurs éditeurs (« le principal est que le livre SORTE », écrivait-il à son agent). L'un demandait que le livre soit réduit d'un tiers, ce qui déclencha la colère de Beckett et une auto dérision réjouissante : il proposa de vendre sa prochaine œuvre dans les pharmacies Boots, en donnant « avec chaque exemplaire un échantillon gratuit de quelque laxatif pour promouvoir les ventes. Les Bouquins Beckett pour vos Boyaux. Jésus in péto [etc.]».

  

   Si Beckett voulait que Murphy soit imprimé, c'est bien parce que l'influence de Joyce s'y était atténuée et qu'il commençait à « parvenir à ces choses (ou ce rien) qui se cach[ait] derrière » son langage. C'est peut-être le plus passionnant à suivre dans ces lettres, la lente venue d'une voix singulière, née d'un travail obstiné, sans illusion sur le fait qu'il faut sans cesse recommencer. Cela, les biographies de Beckett, pour passionnantes qu'elles soient, ne le restituent pas.

 

Samuel Beckett, Lettres, I, 1929-1940, édition préparée par M. Fehsenfeld, L. Overbeck, G. Craig, D. Gunn, traduit de l'anglais par André Topia, Gallimard, 2014,  p., 55 €.

Recension parue dans Sitaudis le 3 juin 2014.

 

 

 

 

 

27/05/2013

Jean de Sponde, Les Amours

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   Les vents grondoyent en l'air, les plus sombres nuages

Nous desroboyent le jour pesle mesle entassez,

Les abismes d'enfer estoyent au ciel poussez,

La mer s'enfloit de montz, et le monde d'orages :

 

   Quand je vy qu'un oyseau delaissant nos rivages

S'envole au beau milieu de ses flots courroucez,

Y pose de son nid les festus ramassez

Et rappaise soudain ses escumeuses rages.

 

   L'amour m'en fit autant, et comme un Alcion,

L'autre jour se logea dedans ma passion

Et combla de bon-heur mon âme infortunée.

 

   Après le trouble, en fin, il me donna la paix :

Mais le calme de mer n'est qu'une fois l'année,

Et celuy de mon âme y sera pour jamais.


Jean de Sponde, Les Amours, dans Œuvres littéraires, suivis

d'écrits apologétiques avec des Juvénilia édités avec une

introduction et des notes par Alan Boas, Genève, Droz,

1978, p. 74.