03/05/2024
James Sacré, Une fin d'après-mid à Marrakech
On sait que c’est la cuisine à cause des légumes et des fruits qui sont dans un carton ça fait un coin de couleurs comme quelqu’un qui montrerait d’un coup son cœur et son désir avec beaucoup de simplicité violente. Des piments rouges, des oranges. Le mot vivre dans la grisaille et le silence de cette maison pauvre, le silence. Un coin de cuisine, aussi bien l’endroit du marché dans l’ensemble en pisé couleur d’ocre et de pierre blanchie de la ville. Ou comme dans le haut d’un champ que les gens y travaillent longtemps : mon enfance y ramasse n’importe quelle récolte elle s’accumule en couleur vive tout à l’heure on chargera tout dans la charrette le reste du champ sera plus qu’une surface de terre ou de chaume on le voit mal de plus en plus petit dans le monde autrefois demain je suis content d’avoir tout d’un coup ce carton de légumes comme un sourire en désordre. Comme si j’aimais quelqu’un quand je regarde longtemps la couleur d’une orange, le sol défait, le mur longtemps.
James Sacré, Une fin d’après-midi à Marrakech, André Dimanche, 1988, p. 193.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Sacré James | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : james sacré, une fin d’après-midi à marrakech | Facebook |
02/05/2024
James Sacré, Paysage au fusil (cœur) une fontaine
Oiseaux qui sont dans l’herbe en automne
Une caille est un geste
lancé dans le bleu un carré
de petit lotier (dessin
d’un village hangar et des tuiles
entre deux branches) geste lancé
par-dessus le buisson derrière
caillou tombé de la grande herbe
une ombre où dans le silence
bat son cœur d’ombre où ?
La perdrix elle pourrait être un bruit
dans ce poème (silence un automne et la
couleur des regains) si les mots...
rien qu’un motif
au bord de l’imagination : tache automne
orangé en (silence) d’un coq de roche — Brésil
ou braise en mon trou natal ; perdrix
rouge dans un regain (pas d’Amazonie) parlé
de plus en plus gris.
Une caille est tellement loin mais
presque sous mon pied (luzerne
en septembre le temps doré des
petits cailloux blancs) autrefois aujourd’hui
quelle trace : un poème aussi soudain (blanc
de la page rempli derrière la vitre un autre
espace en automne un arbre et des
petits mots noirs) aujourd’hui demain
quelle trace. Le mot caille est tellement
Loin. Poème comme un fusil.
[...]
James Sacré, Paysage au fusil (cœur) une fontaine, repris dans Les Mots longtemps, Qu’est-ce que le poème attend ?, Tarabuste, 2003, p. 81-82. Photo T. H., 2007
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Sacré James | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : james sacré, paysage au fusil (cœur) une fontaine | Facebook |
01/05/2024
James Sacré, Une petite fille silencieuse
À côté des iris sans fleur
Je voudrais que tes joues
Brillent comme au loin, dans le souvenir que j’en ai,
La tuile un peu vieille d’une ou deux maisons seules
Au fond du mot Poitou,
Ou pareil que dans soudain la campagne américaine
Un grand manège où tu t’en vas, charpente en bois peinte roller-
Coaster sa construction savante et fine à travers les arbres...
On entend des cris, on entend
Le silence aussi.
Pendant toute une journée que le beau temps
A été là, quelle impatience quel genou tendre
Sur la pelouse qui dégèle !
Que faut-il oublier pour mieux t’aimer ?
(Pour qu’un poème soit un bas de robe légère
À ta jambe.)
Des petites filles qui t’ont connue sans doute
Ont dit le mot bonjour, de loin
Et comme en riant dans ce paysage où tu pourrais courir.
Un jour le monde avait ton sourire
En octobre en automne quel plaisir d’oublier
D’aimer le temps dans les saisons, le monde
Avait tes joues dans sa couleur,
Ta jambe griffée dans un buisson donne-
Moi la main, donne.
Mais tout s’incline comment dans ce poème,
Où va la jambe du temps ?
Et qu’est-ce qui saigne ?
[...]
James Sacré, Une petite fille silencieuse, André Dimanche, 2001, p. 39-41. Photo T. H, 2007.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Sacré James | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : james sacré, une petite fille silencieuse | Facebook |
22/01/2024
James Sacré, Les animaux sont avec toi, depuis toujours : recension
« Les animaux sont avec toi, n’y sont pas »
Les animaux sont présents depuis fort longtemps dans les poèmes de James Sacré et apparaissent même dans des titres, sans précision (Un oiseau dessiné sans titre et des mots, 1988) ou avec le nom d’un animal, Le taureau, la rose, un poème (1990). Un des titres, Des animaux plus ou moins familiers (1998) est devenu un vers de ce nouvel ensemble de cinq poèmes et pose la question de la familiarité, de la relation entre l’animal et les humains.
Les poèmes ont partiellement la forme de récits où, notamment, est évoquée l’enfance du narrateur — une figure de James Sacré ; elle s’est passée dans une ferme de Vendée et les animaux du quotidien étaient liés au travail agricole, la vache, la jument, le chien (qui fait revenir les soir les vaches à l’étable et accompagne à la chasse), la perdrix que l’on chasse ; ailleurs, au Maroc que connaît bien le narrateur, l’âne est aussi un auxiliaire précieux pour le travail et le transport. Écrire à propos des animaux si longuement fréquentés, c’est revenir vers des images de l’enfance qu’il faut rappeler régulièrement à la mémoire mais qui, cependant, s’effacent, comme les paysages que les remembrements successifs ont détruits. Le passé se réduit à des mots, le temps a fait son œuvre.
Que dire alors de cette présence familière des animaux, autrefois à la ferme, aujourd’hui dans la maison ou l’appartement pour beaucoup de nos contemporains ?
Quels liens se créent entre les animaux et celui qui les côtoie, utilise leurs aptitudes ou se limite à leur compagnie ? La familiarité instaurée conduit à leur donner un nom (pas un nom et un prénom), dans la ferme : « le chien Bob », « Les vaches / Chacune avec son caractère / La tranquille Blanchette, la Charmante / L’insupportable Muscadine / (…) Ardente la jument ». Cette tentative de rapprocher l’animal de l’humain rencontre vite ses limites. Que voit-on dans les yeux de l’animal ? interroge James Sacré. La peur, la méfiance — au moins échappe-t-il à la folie qui n’est qu’humaine. Combien de fois entend-on « il ne lui manque que la parole », à propos d’un chien ou de tout autre animal familier. C’est ainsi, involontairement, souligner l’impossibilité d’un échange par manque d’une langue commune, les gestes ne suppléant pas à tout : « Tu sais peut-être comment ton chien ou ton cheval / Vont répondre aux gestes que tu as/ Mais tu ne sais pas / Ce qu’ils pensent ».
Il n’y aurait rien d’autre à partager que le silence, la solitude. On sait bien que le mot « cheval », le mot « chien » ne sont que des mots. Ils suscitent pourtant des images venues des livres, des contes de l’enfance. Mais comme les souvenirs, ce sont des images qui « S’enfuient, charpie de quelques mots / Au fond des brumes du temps ». Dans le poème, les mots semblent prendre vie par la « musique et [le] rythme, mais est-ce bien un bison que l’on voit dans ces vers rimés ?
Le dessin d’un bison bourru
Ou le mot bison (désir éperdu)
Serait quelle vraie bête accourue
Sur de la pierre ou du papier nus ?
Dessin ou mots restent à jamais silencieux dans le poème, ils ne se mêleront pas aux bruits de la nature et les nombreux mots recopiés qui caractérisent les bruits émis par les animaux ne sont toujours que des mots, « c’est rien qui rugit ou qui couine ».
Écrivant à propos des animaux, James Sacré n’abandonne pas des thèmes qui charpentent ses livres, comme l’extrême difficulté de l’échange avec l’Autre, ici l’impossibilité humaine de sortir du silence face à l’animal. C’est aussi le temps de l’enfance, temps perdu de la proximité des bêtes totalement coupé du présent, que les mots ne feront pas revivre. « Si des animaux parlés, dessinés / Sont le vide et l’ailleurs / Du poème qu’on vient d’écrire ? »
James Sacré,Les animaux sont avec toi, Peintures de Guy Calamusa, Æncrages & Co, 2023, 40 p., 18 €. Cette recension a été publiée dans Sitaudis, le 21 novembre 2023.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, RECENSIONS | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : james sacré, les animaux sont avec toi, depuis toujours | Facebook |
06/01/2024
James Sacré, Une petite fille silencieuse
À côté des iris sans fleurs
4
Je voudrais que tes joues
Brillent comme au loin, dans le souvenir que j’en ai,
La tuile un peu vieille d’une ou deux maisons seules
Au fond du mot Poitou,
Ou pareil que dans soudain la campagne américaine
Un grand manège où tu t’en vas, charpente en bois peinte roller-
Coaster sa construction savante et fine à travers les arbres...
On entend des cris, on entend
Le silence aussi.
Pendant toute une journée que le beau temps
A été là, quelle impatience quel genou tendre
Sur la pelouse qui dégèle !
Que faut-il oublier pour mieux t’aimer ?
(Pour qu’un poème soit un bas de robe légère
À ta jambe.)
Des petites filles qui t’ont connue sans doute
Ont dit le mot bonjour, de loin
Et comme en riant dans ce paysage où tu pourrais courir.
Un jour le monde avait ton sourire
En octobre en automne quel plaisir d’oublier
D’aimer le temps dans les saisons, le monde
Avait tes joues dans sa couleur,
Ta jambe griffée dans un buisson donne-
Moi la main, donne.
Mais tout s’incline comment dans ce poème,
Où va la jambe du temps ?
Et qu’est-ce qui saigne ?
[...]
James Sacré, Une petite fille silencieuse, André Dimanche, 2001, p. 38-40.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Sacré James | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : james sacré, une petite fille silencieuse | Facebook |
05/01/2024
James Sacré, Une fin d'après-midi à Marrakech
On sait que c’est la cuisine à cause des légumes et des fruits qui sont dans un carton ça fait un coin de couleurs comme quelqu’un qui montrerait d’un coup son cœur et son désir avec beaucoup de simplicité violente. Des piments rouges, des oranges. Le mot vivre dans la grisaille et le silence de cette maison pauvre, le silence. Un coin de cuisine, aussi bien l’endroit du marché dans l’ensemble en pisé couleur d’ocre et de pierre blanchie de la ville. Ou comme dans le haut d’un champ que les gens y travaillent longtemps : mon enfance y ramasse n’importe quelle récolte elle s’accumule en couleur vive tout à l’heure on chargera tout dans la charrette le reste du champ sera plus qu’une surface de terre ou de chaume on le voit mal de plus en plus petit dans le monde autrefois demain je suis content d’avoir tout d’un coup ce carton de légumes comme un sourire en désordre. Comme si j’aimais quelqu’un quand je regarde longtemps la couleur d’une orange, le sol défait, le mur longtemps.
James Sacré, Une fin d’après-midi à Marrakech,
André Dimanche, 1988, p. 193.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Sacré James | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : james sacré, une fin d’après-midi à marrakech, couleur | Facebook |
04/01/2024
James Sacré, Paysage au fusil (cœur) une fontaine
Oiseaux qui sont dans l’herbe en automne
Une caille est un geste
lancé dans le bleu un carré
de petit lotier (dessin
d’un village hangar et des tuiles
entre deux branches) geste lancé
par-dessus le buisson derrière
caillou tombé de la grande herbe
une ombre où dans le silence
bat son cœur d’ombre où ?
La perdrix elle pourrait être un bruit
dans ce poème (silence un automne et la
couleur des regains) si les mots...
rien qu’un motif
au bord de l’imagination : tache automne
orangé en (silence) d’un coq de roche — Brésil
ou braise en mon trou natal ; perdrix
rouge dans un regain (pas d’Amazonie) parlé
de plus en plus gris.
Une caille est tellement loin mais
presque sous mon pied (luzerne
en septembre le temps doré des
petits cailloux blancs) autrefois aujourd’hui
quelle trace : un poème aussi soudain (blanc
de la page rempli derrière la vitre un autre
espace en automne un arbre et des
petits mots noirs) aujourd’hui demain
quelle trace. Le mot caille est tellement
Loin. Poème comme un fusil.
[...]
James Sacré, Paysage au fusil (cœur) une fontaine,
repris dans Les Mots longtemps, Qu’est-ce que le
poème attend ?, Tarabuste, 2003, p. 81-82.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Sacré James | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : james sacré, paysage au fusil (cœur) une fontaine, oiseau, caille, perdrix | Facebook |
06/07/2023
James Sacré, Une fin d'après-midi continuée
Comme une couture au temps
Parfois comme si, parce qu’on sait plus
Quoi dire ou comment faire, comme si
N’étaient plus possibles
Que des arrangements de mots, quasi-rien
Cousu au temps qui passe au bruit
De la tourterelle qu’on entend, à l’été.
On n’a que le mot poème
Pour penser à ce qui s’écrit :
Sans qu’on sache si pour finir
Quelque chose a pris.
James Sacré, Une fin d’après-midi continuée,
Tarabuste, 2023, p. 293.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Sacré James | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : james sacré, une fin d'après-midi continuée, savoir, poème | Facebook |
05/07/2023
James Sacré, Une fin d'après-midi continuée
Le mot rien dans le mot vivant
Quand je serai presque plus rien (déjà
Me voilà pas grand chose),
Quand le corps ni l’esprit n’auront plus désir
De porter (de brandir) en de grands gestes insensés,
Je connaîtrai quelque chose de plus intensément nu :
Le rien de l’amitié. Drôle de pensée.
Évidemment le mot rien dès qu’on le dit
Se heurte à tout ce qui reste vivant,
Ce par quoi justement je touche (avec et sans précaution)
À ta parole à ta main, autant
Qu’à ton silence ou ton retrait.
Le mot rien dans le mot vivant ?
James Sacré, Une fin d’après-midi continuée,
Tarabuste, 2023, p. 237.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Sacré James | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : james sacré, une fin d'après-midi continuée, rien, vivant | Facebook |
30/06/2023
James Sacré, Une fin d'après-midi continuée
Nom prénom comme (n’importe qui, personne)
Des visages sont aussi près de mon peu d’existence
Que les feuillages sans forme de la nuit ;
Leur sourire où je disparais m’emporte
En un mouvement de noir et d’étoiles.
Dans ces poèmes qui sont pour quelqu’un avec un nom précis je voudrais
Que ce soit les mêmes feuillages nocturnes
Dans le volume respirant de ce nom, le parfum de quelques autres
Je veux m’en aller dans la nuit.
James Sacré, Une fin d’après-midi continuée, trois livres « marocains », postface Serge Martin, Tarabuste, 2023, p. 69.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Sacré James | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : james sacré, une fin d'après-midi continuée, nom, feuillage, nuit | Facebook |
29/06/2023
James Sacré, Une fin d'après-midi continuée
Tu n’es jamais venu en Vendée
Dans une matinée tranquille de ce pays vendéen
Mon père me promène parmi les arbres qu’il a greffés
Surtout des cerisiers, avec déjà des fruits qui ont de la couleur
On peut penser à des miniatures amoureuses dans des livres de langue arabe
La fraîcheur d’un mélange d’herbe et de terre avive
Le rouge des castilles, et la lumière,
Est-ce que passer par les mots pourra transporter
Dans l’eau courante et la poussière d’un été marocain
La finesse et les fruits de ce jardin ? Sans doute ;
On pourrait lire de poème dans une maison qui a des couleurs de ciel et de cerise écrasée sur ses murs chaulés,
On vient de rafraîchir le sol avec de l’eau jetée, les sentiments
Sont beaucoup d’agréable silence, autant de patience et de politesse que dans un jardin.
James Sacré, Une fin d’après-midi continuée, trois livres « marocains » , postface Serge Martin, Tarabuste, 2023, p.23.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Sacré James | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : james sacré, une fin d'après-midi continuée, jardin, cerisier, rouge | Facebook |
24/03/2023
James Sacré, De la matière autant que du sens
Mémoire
Ce qui reste dans la mémoire
N’est-il pas comme un support gravé
Qu’il faut remettre à l’endroit ?
Et pour y voir
On se demande souvent quoi.
James Sacré, De la matière autant que
du sens, Al Manar, 2023, p. 35.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Sacré James | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : james sacré, de la matière autant que du sens, mémoire | Facebook |
07/05/2022
James Sacré, Brouettes : recension
Une brouette, « du rêve et du réel emmêlés »
On répète souvent qu’il n’y a pas de « thème » privilégié en poésie, ce qui dans les faits n’est pas souvent observable : aujourd’hui, en France, les livres de poèmes qui évoquent de près ou de loin le travail et ce qui s’y rapporte ne sont pas légion. Pas de nostalgie ici, faut-il le dire, d’un pseudo réalisme ; on pense à l’œuvre entière de Gustave Roud, si mal connue en France (les éditions fario viennent de rééditer Le repos des cavaliers, avec une postface de James Sacré), au travail formel de Jean-Loup Trassard autour des outils de l’agriculture avant qu’elle devienne industrielle*. James Sacré, lui aussi, a toujours été attentif aux gestes du travail, aux lieux, aux bâtiments, aux animaux et aux objets les plus ordinaires — les moins "poétiques", diraient certains ; il choisit ici d’écrire à propos des brouettes et de leurs usages.
La première brouette est près de Chichaoua, nom d’une ville du Maroc qui ne peut apparaître qu’exotique au lecteur. On associe habituellement la brouette à un hangar ou à une remise, inexistants dans le village marocain très pauvre, elle est rangée dans une tente trouée et l’on vend à côté des tapis en mauvais état. La photographie de la brouette (qui a sans doute ensuite changé de place) aura servi à transporter des mots pour évoquer un moment fugitif qui ne peut être vraiment restitué au lecteur ; restent la « vérité d’un moment » qui, ainsi, échappe un peu, provisoirement, à l’oubli, « Un rêve de brouette. Peut-être rien, / Comme un mirage au loin ». Que reste-t-il de ce que l’on regarde, des images pour se souvenir ? des mots, encore et toujours, qui ne peuvent que très provisoirement faire oublier « l’informe bruit du temps » — ce qu’écrivait James Sacré dans Une main seconde (2018) — à quoi répond ici « Le bruit de la mer / Le fond du temps ».
Chaque brouette est d’abord un outil de travail, utilisé pour le transport de pierres, alors « banale brouette en métal », « en métal cabossé », vide ou au « fond terreux », qui attend d’être emplie, « longue caisse » ou « grosse caisse profonde » où s’entassent des pastèques, cette autre pleine de linge et, ailleurs, avec ses carottes pour le marché ; chacune a ses caractéristiques propres, les couleurs varient — noir, sombre, gris, rouge, bleu, mancherons blancs —, plus ou moins en accord avec le contenu, ainsi le noir de la brouette et le vert des pastèques. Celle-ci, « une vraie brouette de travail », elle aussi en métal, est poussée par un enfant « comme s’il apprenait / A pousser la vie ». Une autre, par son nom en italien (carriola) rappelle les carrioles attelées, le temps des chevaux, tout un passé disparu, par exemple celui de la brouette en bois dans laquelle le narrateur rassemblait la chicorée pour les lapins de la ferme.
Qu’elle soit à la campagne ou quelquefois sur un chantier en ville, la brouette est devenue un outil archaïque, surtout attachée dans nos contrées aux travaux du jardinier, trace comme tout un outillage d’une « histoire paysanne qui n’en finit pas / De disparaître dans les villes » ; ce n’est pas le cas dans les Pouilles, au Maroc, dans des villages en Espagne, dans un pueblo indien, etc. Si le narrateur photographie des brouettes, c’est parce qu’il refuse la rupture avec hier, parce que la vie se vit dans la continuité : on apprécie l’ironie quand il parodie — en octosyllabes — les paroles de la reine sorcière devant son miroir :
Ecran, mon bel écran d’oubli
Dis-moi que je pourrai encore
Reprendre, et tout modestement,
Les bras d’une vraie brouette.
Question récurrente dans les livres de James Sacré, que peut-on introduire dans un poème ? Des mots, dont l’association aboutit à un rythme, au plaisir. Sans doute, et qu’en est-il en plus pour le lecteur, puisque les mots ont un sens ? Que voit-il du « vert des pastèques » ? « Comment l’entendre en y ajoutant du sens / Parmi tant de couleurs qui chantent / Sur les façades (...) » ? Plus avant, à propos de Chichaoua, James Sacré demandait « Et comment que t’as chaud, lecteur / Dans quel paysage ? ». Autrement dit, les courts poèmes-récits autour de diverses brouettes racontent-ils quelque chose qui puisse être partagé ? Ce qui a été vu, observé, ressenti, les manières de vivre et d’être dans divers pays, tout cela voulu présent dans le poème, qu’en reste-t-il à la lecture ? Peut-être le fait de « Retrouver le même dans l’autre », ce qui n’est jamais une évidence.
La brouette n’est pas inerte, ou plutôt l’imagination lui donne un semblant de vie. Sous la tente, impossible de se défaire de « l’impression qu’on a / De sa liberté » ; une autre attend d’être utilisée, elle « patiente » ; celle-ci est laissée une fois vidée : « on va la rouler plus loin », « pour une autre tâche ou pas ». Elle est comme abandonnée comme tout outil qui a rempli sa fonction, ce qui, pour James Sacré, renvoie « A sa propre solitude que peut-être / Ecrire voulait oublier ».
* Parmi d’autres titres de Jean-Loup Trassard, aux éditions le temps qu’il fait, Inventaire des outils à mains dans une ferme (1981), Outils de grande utilité (1995), Manivelles et valets (2021)
James Saceé, Brouettes, dessins Yvon Vey, Obsidiane 2022, 54 p., 13 € ; Cette ercension a été publiée par Sitaudis le 6 avril 2022.
Publié dans RECENSIONS | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : james sacré, brouettes : recension ; outillage, ferme | Facebook |
28/02/2022
James Sacré, Figures de solitudes
Au bord du mot désert
Le désert du cœur : lr mot solitude
Le désert des mots : le silence.
Au loin la ligne des dunes de Merzouga. Un peu de désert avant d’y arriver : longue étendue de sable ou croûte de matière noire jusqu’à la pente d’une remontée en couleur claire quelques dromadaires s’y désassemblent formes fines de plus en plus minces bientôt leur disparition.
Le vrai désert on le devine après la bourgade poussée désordre autour d’une large rue centrale, on reste
Au bord du mot désert.
Sur la route qui va jusqu’à l’improbable nom d’un autre village
Deux enfants donnent à caresser aux touristes la mine en sourire effaré de plusieurs jeunes fennecs. Les enfants t’expliquent
La façon de les capturer, mais qu’auras-tu compris ?
Dans les bras qui tiennent les bêtes, brassée de solitude.
Désert de solitude : le silence.
James Sacré, Figures de solitudes, Tarabuste, 2022, p. 75.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Sacré James | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : james sacré, figures de solitudes, au bord du mot désert | Facebook |
27/02/2022
James Sacré, Figures de solitudes
Un enfant lisait
Le p’tit Poucet ma tête perdue, cailloux cailloux c’est que des mots
(Tante Marie qui raconte et le Chat Botté parti.)
Mais la Moitié de Poulet me tient par la jambe.
Par le cœur et la jambe, une
Moitié d’Poulet comme un
Qu’allait gagner gagner...
J’ai pas retenu l’histoire (tante Marie s’est tue)
La drôle d’histoire, j’en reviens comme
Un p’tit Poucet qui s’égare
Parmi les mots dérisoires.
Avec son nom comme un têt-à-poules défait juste à côté du fournil et de la petite écurie, un seul toit de tuiles rouges touche à la grande herbe dans le pré derrière sans doute que la Moitié d’Poulet sortait de là, avec un nom d’écorché pour s’en aller raconter quoi ?
La vie ressemble à cet endroit plein de chiures d’oiseaux sous le perchoir en bois fragiles, les œufs chauds qu’on allait ramasser dans les niches du mur, la vie ressemble à tout. Moitié de Poulet presque oubliée. Vieux mythe épuisé qui t’abandonne.
James Sacré, Figures de solitudes, Tarabuste, 2022, p. 109-110.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Sacré James | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : james sacré, figures de solitudes, un enfant lisait | Facebook |