04/01/2023
Cesare Pavese, Travailler fatigue
Paysage VII
Un peu de jour suffit dans ses yeux transparents
comme le fond d’une eau, et la colère la prend,
aspérité du fond que ride le soleil.
Le matin qui revient et la trouve vivante,
n’est bon ni n’est doux : il la regarde immobile
entre les maisons de pierre qu’enserre le ciel.
Son corps frêle sort entre ombre et soleil
comme un lent animal, épiant tout autour,
et ne voyant rien d’autre si ce n’est des couleurs.
Les vagues ombres qui habillent la rue et son corps
rembrunissent ses yeux qui s’entrouvrent à peine
comme une eau, et dans l’eau une ombre transparaît.
Les couleurs reflètent le ciel calme.
Le pas lui aussi qui foule lentement le pavé
semble fouler les choses, pareil au sourire
qui les ignore et qui glisse sur elles comme une eau
transparente. Dans l’eau passent de vagues menaces.
Chaque chose à la lumière du jour se voile à l’idée
que la rue, si ce n’est sa présence, est déserte.
Paesaggio VII
Basta un poco di giorno negli occhi chiari
come il fondo di un’acqua, e la invade l’ira,
la scabrezza del fondo che il sole riga.
Il mattino che torna et la trova viva,
non è dolce né buono : la guarda immoto
tra le case di pietra, che chiude il cielo.
Esce il piccolo corpo tra l’ombra e il sole
come un lento animale, guardandosi intorno,
non vedendo null’altro se non colori.
Le ombre vaghe che vestono la strada e il corpo
le incupiscono gli occhi, socchiusi appena
come un’acqua, e nell’acqua traspare un’ombra.
I colori riflettono il cielo calmo.
Anche il passo che calca i ciottoli lento
sembra calchi le cose, pari al sorriso
che le ignora e le scorre come acqua chiara.
Dentro l’acqua trascorrono minacce vaghe.
Ogni cosa nel giorno s’inscrespa al pensiero
che la strada sia vuota, se non per lei.
Cesare Pavese, Travailler fatigue (Lavorare stanca), édition bilingue, traduit de l’italien et préfacé par Gilles De Van, Gallimard, 1969, p. 91 et 90.
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15/05/2022
Cesare Pavese, Travailler fatigue
Le paradis sur les toits
Le jour sera tranquille, froidement lumineux
comme le soleil qui naît et qui meurt
et la vitre hors du ciel retiendra l’air souillé.
On s’éveille un matin, une fois pour toujours,
dans la douce chaleur du dernier sommeil : l’ombre
sera comme une douce chaleur. Par la vaste fenêtre
un ciel plus vaste encore remplira la chambre.
De l’escalier gravi une fois pour toujours
ne viendront plus ni voix ni visages défunts.
Il sera inutile de se lever du lit.
Seule l’aube entrera dans la chambre déserte.
La fenêtre suffira à vêtir chaque chose
d’une clarté tranquille, une lumière presque.
Elle posera une ombre décharnée sur le visage étendu.
Les souvenirs seront des nœuds d’ombre
tapis comme de vieilles braises
dans la cheminée. Le souvenir sera la flamme
qui rongeait hier encore dans le regard éteint.
Cesare Pavese, Travailler fatigue, traduction Gilles de Van, Gallimard, 1961, p. 273.
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14/05/2022
Cesare Pavese, Travailler fatigue
Terres brûlées
Le petit jeune qui a été à Turin est en train de parler
La vaste mer s’étend, cachée par des rochers,
et reflète un bleu terne sur le ciel. Ceux qui écoutent
ont les yeux tout luisants.
À Turin on arrive le soir
et l’on voit aussitôt dans le rue les femmes malicieuses,
vêtues pour le coup d’œil, qui marchent toutes seules.
Chacune travaille là-bas pour la robe qu’elle met
mais elle sait l’adapter à tous les éclairages.
Il y a des couleurs matinales, des couleurs pour faire les boulevards
et pour plaire la nuit. Ces femmes, qui attendent
et qui se sentent seules, savent tout de la vie.
Elles sont libres. On ne leur refuse rien.
J’entends la mer qui sans cesse déferle harassée par la grève.
Je vois briller d’éclairs les yeux sombres
de ces jeunes. Près d’ici la rangée de figuiers
s’ennuie désespérée sur la roche rougeâtre.
Il y en a qui sont libres et qui fument toutes seules.
Le soir on se rencontre, le matin on se quitte
au café, bons amis. Elles sont toujours jeunes.
Elles aiment les hommes vifs et au regard direct,
blagueurs et pas grossiers. Il suffit d’aller sur la colline :
elles se glissent pareilles à des enfants,
mais savent jouir de l’amour. Plus habiles qu’un homme.
Vives et élancées, même nues, elles bavardent
avec leur brio de toujours.
Je l’écoute.
Fixement, j’ai regardé les yeux du petit jeune
attentifs et tendus. Ils ont vu eux aussi une fois tout ce vert.
Quand la nuit sera noire, je fumerai ignorant même la mer.
Cesare Pavese, Travailler fatigue, traduction Gilles de Van, Gallimard, 1961, p. 97 et 99.
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06/05/2020
Cesare Pavese, Travailler fatigue
Récit du politique
Nous allions le matin au marché des poissons
et nous rincions l’œil : il y en avait d’argent,
des vermeils ou des verts, aux couleurs de la mer.
Comparés à la mer, tout écaillés d’argent,
les poissons l’emportaient. Nous pensions au retour.
Même les femmes étaient belles, l’amphore sur la tête,
olivâtre, façonnée sur la forme des hanches
mollement : chacun pensait aux femmes,
leur manière de parler ou de rire, de marcher dans la rue.
Nous étions tous à rire. Il pleuvait sur la mer.
Par les vignes cachées dans les replis de terre
l’eau macère feuilles et grapillons. Le ciel
se colore de nuages épars, rougissants
de soleil et de joie. Sur la terre saveurs
et couleurs dans le ciel. Personne avec nous.
Nous pensions au retour comme on pense au matin
après toute une nuit occupée à veiller.
Nous jouissions des couleurs des poissons et de l’humeur
Des fruits, à l’odeur pénétrante dans les relents marins.
Nous étions ivres, dans l’attente de retour.
Cesare Pavesse, Travailler fatigue, Gallimard, 1961, p. 257.
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03/02/2020
Cesare Pavese, Travailler fatigue
Le paradis sur les toits
Le jour sera tranquille, froidement lumineux
comme le soleil qui naît et qui meurt
et la vitre hors du ciel retiendra l’air souillé.
On s’éveille un matin, une fois pour toujours,
dans la douce chaleur du dernier sommeil : l’ombre
sera comme cette douce chaleur. Par la vaste fenêtre
un ciel plus vaste encore remplira la chambre.
De l’escalier gravi une fois pour toujours
ne viendront plus ni voix ni visages défunts.
Il sera inutile de se lever du lit.
Seule l’aube entrera dans la chambre déserte.
La fenêtre suffira à vêtir chaque chose
d’une clarté tranquille, une lumière presque.
Elle posera une ombre décharnée sur le visage étendu.
Les souvenirs seront des nœuds d’ombre
tapis comme de vieilles braises
dans la cheminée. Le souvenir sera la flamme
qui rongeait hier encore dans le visage éteint.
Cesare Pavese, Travailler fatigue, traduction Gilles de Van,
Gallimard, 1969, p. 273.
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27/10/2019
Cesare Pavese, Travailler fatigue
Le paradis sur les toits
Le jour sera tranquille, froidement lumineux
comme le soleil qui naît ou qui meurt
et la vitre hors du ciel retiendra l’air souillé.
On s’éveille un matin, une fois pour toujours,
dans la douce chaleur du dernier sommeil : l’ombre
sera comme cette douce chaleur. Par la vaste fenêtre
un ciel plus vaste encore remplira la chambre.
De l’escalier gravi une fois pour toujours
ne viendront plus ni voix ni visages défunts.
Il sera inutile de se lever du lit.
Seule l’aube entrera dans la chambre déserte.
La fenêtre suffira à vêtir chaque chose
d’une clarté tranquille, une lumière presque.
Elle posera une ombre décharnée sur le visage étendu.
Les souvenirs seront des nœuds d’ombre
tapis comme de vieilles braises
dans la cheminée. Le souvenir sera la flamme
qui rongeait hier encore dans le regard éteint.
Cesare Pavese, Travailler fatigue, bilingue, traduction
Gilles de Van, Gallimard, 1969, p. 273.
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11/08/2019
Cesare Pavese, Travailler fatigue
La putain paysanne
Le grand mur qui est en face et clôture la cour
a souvent des reflets d’un soleil enfantin
qui rappellent l’étable. Et la chambre en fouillis
et déserte au matin, quand le corps se réveille,
sait l’odeur du premier parfum gauche.
Même le corps enroulé dans le drap est pareil à celui
des premières années, que le cœur bondissant découvrait
On s’éveille déserte à l’appel prolongé
du matin et dans la lourde pénombre resurgit
la langueur d’un autre réveil : l’étable
de l’enfance et le soleil ardent pesant las
sur les seuils indolents. Léger,
un parfum imprégnait la sueur coutumière
des cheveux, et les bêtes flairaient. Le corps
jouissait furtivement de la caresse du soleil
insinuante et paisible comme un attouchement.
La langueur du lit engourdit les membres étendus,
jeunes et trapus, presqu’encore enfantins.
L’enfant gauche flairait les senteurs
du tabac et du foin et tremblait au contact
fugitif de l’homme : elle aimait bien jouer.
Quelquefois elle jouait étendue dans le foin
avec un homme, mais il ne humait pas ses cheveux :
il cherchait dans le foin ses membres contractés,
puis il les éreintait, les brisant comme l’eût fait son père.
Comme parfum, des fleurs écrasées sur les pierres.
Bien souvent, pendant le long réveil
revient cette saveur sure des fleurs lointaines,
d’étable et de soleil. Aucun homme ne sait
la subtile caresse de cet âcre souvenir.
Aucun homme ne voit par-delà le corps étendu
cette enfance passée dans une attente gauche.
Cesare Pavese, Travailler fatigue [Lavorare stanca],
édition bilingue, traduit de l’italien par Gilles de Van, `
Gallimard, 1962, p.107.
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03/12/2014
Cesare Pavese, Travailler fatigue
Nocturne
La colline est nocturne, dans le ciel transparent.
Ta tête s'y enchâsse, elle se meut à peine,
compagne de ce ciel. Tu es comme un nuage
entrevu dans les branches. Dans tes yeux rit
l'étrangeté d'un ciel qui ne t'appartient pas.
La colline de terre et de feuillage enferme
de sa masse noire ton vivant regard,
ta bouche a le pli d'une cavité douce au milieu
des collines lointaines. Tu as l'air de jouer
à la grande colline et à la clarté du ciel :
pour me plaire tu répètes le paysage ancien
et tu le rends plus pur.
Mais ta vie est ailleurs.
Ton tendre sang s'est formé ailleurs.
Les mots que tu dis ne trouvent pas d'écho
dans l'âpre tristesse de ce ciel.
Tu n'es rien qu'un nuage très doux, blanc
qui s'est pris une nuit dans les branches anciennes.
Cesare Pavese, Travailler fatigue, traduit de l'italien et préfacé par Gilles de Van, Gallimard, 1969, p. 85.
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09/12/2011
Cesare Pavese, Travailler fatigue / Lavorare stanca
Travailler fatigue
Traverser une rue pour s'enfuir de chez soi
seul un enfant le fait, mais cet homme qui erre,
tout le jour, par les rues, ce n'est plus un enfant
et il ne s'enfuit pas de chez lui.
En été, il y a certains après-midi
où les places elles-mêmes sont vides, offertes
au soleil qui est près du déclin, et cet homme qui vient
le long d'une avenue aux arbres inutiles, s'arrêt.
Est-ce la peine d'être seul pour être toujours plus seul ?
On a beau y errer, les places et les rues
sont désertes. Il faudrait arrêter une femme,
lui parler, la convaincre de vivre tous les deux.
Autrement, on se parle tout seul. C'est pour ça que parfois
Il y a des ivrognes nocturnes qui viennent vous aborder
et vous racontent les projets de toute une existence.
Ce n'est sans doute pas en attendant sur la place déserte
qu'on rencontre quelqu'un, mais si on erre dans les rues,
on s'arrête parfois. S'ils étaient deux,
et même pour marcher dans les rues, le foyer serait là
où serait cette femme et ça vaudrait la peine.
La place dans la nuit redevient déserte
et cet homme qui passe ne voit pas les maisons
entre les lumières inutiles, il ne lève pas les yeux :
il sent seulement le pavé qu'ont posé d'autres hommes
aux mains dures et calleuses comme les siennes.
Ce n'est pas juste de rester sur la place déserte.
Il y a certainement dans la rue une femme
Qui, si on l'en priait, donnerait volontiers un foyer.
Lavorare stanca
Traversare una strada per scappare di casa
Io fa solo un ragazzo, ma quest'uomo che gira
tutto il giorno le strade, non è piú ragazzo
e non scappa di casa.
Ci sono d'estate
pomeriggi che fino le piazze son vuote, distese
sotto il sole che sta per calare, e quest'uomo, che giunge
per un viale d'inutili piante, si ferma.
Val la pena esser solo, per essere sempre piú solo ?
Solamente girarle, le piazze e le strade
sono vuote. Bisogna fermare une donna
e parlarle e deciderla a vivere insieme.
Altrimenti, uno parla da solo. È per questo che a volte
c'è lo sbronzo notturno che attacca discorsi
e racconta i progetti di tutta la vita.
Non è certo attendendo nella piazza deserta
che s'incontra qualcuno, ma chi gira le strade
si sofferma ogni tanto. Se fossero in due,
anche andando per strada, la casa sarebbe
dove c'è quella donna e varrebbe la pena.
Nella notte la piazza ritorna deserta
e quest'uomo, che passa, non vede le case
tra le inutili luci, non leva piú gli occhi :
sente solo il selciato, che han fatto altri uomini
dalle mani indurite, come sono le sue.
Non è giusto restare sulla piazza deserta,
Ci sarà certamente quella donna per strada
che, pregata, vorrebbe dar mano alla casa.
Cesare Pavese, Poésies I, Lavorare stanca / Travailler fatigue, traduit de l'italien et préfacé par Gilles de Van, "Poésie du monde entier", Gallimard, 1969, p. 193 et 195, 192 et 194.
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11/04/2011
Cesare Pavese, Travailler fatigue (Lavorare stanca)
La putana contadina
La muraglia di fronte che accieca il cortile
ha sovente un riflesso di sole bambino
che ricorda la stalla. E la camera sfatta
e deserta al mattino quando il corpo si sveglia,
sa l’odore del primo profumo inesperto.
Fino il corpo, intrecciato al lenzuolo, è lo stresso
dei primi anni, che il cuore balzava scoprendo.
Ci si sveglia deserte al richiamo inoltrato
del mattino e riemerge nella greve penombra
l’abbandono di un altro risveglio : la stalla
dell’infanzia e la greve stanchezza del sole
coloroso sugli usci indolenti. Un profumo
impregnava leggero il sudore consueto
dei capelli, e le bestie annusavano. Il corpo
si godeva furtivo la carezza del sole
insinuante e pacata come fosse un contatto.
L’abbandono del letto attutisce le membra
stese giovani e tozze, come ancora bambine.
la bambina inesperta annusava il sentore
del tabacco e del fieno e tremava al conttato
fuggitivo dell’uomo : le piaceva giocare.
Qualche volta giocava distesa con l’uomo
dentro il fieno, ma l’uomo non fiutava i capelli :
le cercava nel fieno le membra contratte,
le fiaccava, schiacciandole come fosse suo padre.
Il profumo eran fiori pestati sui sassi.
Molte volte ritorna nel lento risveglio
quel disfatto sapore di fiori lontani
e di stalla e di sole. Non c’è uomo che sappia
la sottile carezza di quelle’acre ricordo.
Non c’è uomo che veda oltre il corpo disteso
quell’infanzia trascorsa nell’ ansia inesperta.
La putain paysanne
Le grand mur qui est en face et clôture la cour
a souvent des reflets d’un soleil enfantin
qui rappellent l’étable. Et la chambre en fouillis
et déserte au matin, quand le corps se réveille,
sait l’odeur du premier parfum gauche.
Même le corps enroulé dans le drap est pareil à celui
des premières années, que le cœur bondissant découvrait
On s’éveille déserte à l’appel prolongé
du matin et dans la lourde pénombre resurgit
la langueur d’un autre réveil : l’étable
de l’enfance et le soleil ardent pesant las
sur les seuils indolents. Léger,
un parfum imprégnait la sueur coutumière
des cheveux, et les bêtes flairaient. Le corps
jouissait furtivement de la caresse du soleil
insinuante et paisible comme un attouchement.
La langueur du lit engourdit les membres étendus,
jeunes et trapus, presqu’encore enfantins.
L’enfant gauche flairait les senteurs
du tabac et du foin et tremblait au contact
fugitif de l’homme : elle aimait bien jouer.
Quelquefois elle jouait étendue dans le foin
avec un homme, mais il ne humait pas ses cheveux :
il cherchait dans le foin ses membres contractés,
puis il les éreintait, les brisant comme l’eût fait son père.
Comme parfum, des fleurs écrasées sur les pierres.
Bien souvent, pendant le long réveil
revient cette saveur sure des fleurs lointaines,
d’étable et de soleil. Aucun homme ne sait
la subtile caresse de cet âcre souvenir.
Aucun homme ne voit par-delà le corps étendu
cette enfance passée dans une attente gauche.
Cesare Pavese, Travailler fatigue [Lavorare stanca], édition bilingue, traduit de l’italien par Gilles de Van, Gallimard, 1962, p. 104-107.
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