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31/03/2019

Primo Levi, À une heure incertaine

 

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              L’œuvre

 

Voilà, c’est terminé : on n’y touche plus.

Qu’à la main la plume me pèse !

Elle était si légère, tantôt,

Et plus vive que le vif argent :

Je n’avais qu’à la suivre,

Elle me guidait la main

Comme un voyant guide un aveugle,

Comme une dame vous amène à danser.

Maintenant, ça suffit, la tâche est terminée,

Parachevée, bouclée.

Si j’en ôtais ne fût-ce qu’un seul mot,

Ce serait comme un trou d’où suinte le sérum.

Si j’en ajoutais un,

Il saillerait, aussi laid qu’une verrue.

Si j’en changeais un seul, il sonnerait faux

Comme un chien qui aboie au milieu d’un concert.

Et maintenant, que faire ? Comment s’en détacher ?

Mettre au monde une œuvre, c’est chaque fois mourir un peu.

 

Primo Levi, À une heure incertaine, traduction Louis Bonalumie, Arcades /Gallimard, 1997, p. 78.

20/07/2017

Primo Levi, À une heure incertaine

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Donnez-nous

 

Donnez-nous quelque chose à détruire,

Une corolle, un coin de silence,

Un compagnon de foi, un magistrat,

Une cabine téléphonique,

Un journaliste, un renégat,

Un supporter de l’autre équipe,

Un réverbère, une grille d’égout, un banc public,.

Donnez-nous quelque chose à érafler,

Un mur neuf, la Joconde,

Une aile de voiture, une pierre tombale.

Donnez-nous quelque chose à violer,

Une adolescente timide,

Un parterre de fleurs, nous-mêmes.

Ne nous méprisez pas : nous sommes

Des messagers et des prophètes,

Donnez-nous quelque chose qui brûle,

Offense, lacère, défonce, salisse,

Qui nous fasse sentir que nous existons.

Donnez-nous une matraque ou une Nagant,

Donnez-nous une seringue ou une Suzuki.

Plaignez-nous.

 

Primo Levi, À une heure incertaine, traduit de l’italien par Louis Bonalumi, préface de Jorge Semprun, Arcades/Gallimard, 1997, p. 93.

26/10/2016

Primo Levi, À une heure incertaine

                                         Primo-Levi.jpg

Attente

 

Voici le temps des éclairs sans tonnerre,

Voici le temps des voix non entendues,

Temps de sommeils inquiets, de veilles vaines.

Compagne, n’oublie pas les jours

Des faciles et longs silences,

Des rues nocturnes et amies,

Des réflexions sereines,

Avant que les feuilles ne tombent,

Avant que le ciel ne se referme,

Avant que de nouveau ne nous réveillent,

Par trop connus, devant nos portes,

Les pas ferrés et martelants.

                                                                         2 février 1949

 

Primo Levi, À une heure incertaine, traduction Louis Bonalumi, préface Jorge Semprun, Gallimard, 1997, p. 32.

 

25/11/2014

Primo Levi, À une heure incertaine

                                         Primo Levi, À une heure incertaine, voix, silence, solitudemots,

                                   Voix

 

Voix muettes depuis toujours, voix d'hier ou à peine  éteintes ;

Tends l'oreille et tu en saisiras l'écho.

Voix rauques de ceux-là qui ne savent plus parler,

Voix qui parlent mais ne savent plus dire,

Voix qui croient dire,

Voix qui disent et ne se font pas entendre :

Chœurs et cymbales pour faire passer en contrebande

Le sens dans un message qui n'a pas de sens,

Par chuchotement pour laisser croire

Que le silence n'est pas le silence.

À vous parle, compaings de galle :

C'est à vous, compagnons de noce que je parle,

Vous, comme moi ivres de mots,

Mots poignards, mots poison,

Mots clés, mots rossignol,

Mots sel, mots masques, mots népenthès.

L'endroit où nous allons est un lieu de silence,

Un lieu de surdité, limbes des solitaires et des sourds.

    La dernière étape, il te faut la parcourir sourd;

     La dernière étape, il te faut la parcourir seul.

 

                                                              (10 février 1981)

 

Primo Levi, À une heure incertaine, traduit de l'italien par Louis Bonalumi, préface de Jorge Semprun, Arcades/Gallimard, 1997, p. 64.

12/09/2013

Primo Levi, À une heure incertaine

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                     12 juillet 1980

 

Prends patience, ma femme, ma femme fatiguée,

Prends patience à l'égard des choses de ce monde,

Et de tes compagnons de route, dont je suis,

Dès lors qu'il t'est échu de m'avoir en partage.

Accepte, au bout de tant d'années, ces quelques vers grincheux,

Pour l'accomplissement de ton anniversaire.

Prends patience, ma femme impatiente,

Toi, broyée, macérée, écorchée,

Et qui t'écorches un peu toi-même chaque jour

Pour que la chair à vif te fasse un peu plus mal.

Il n'est plus temps de vivre seuls.

Accepte, s'il te plaît, là, ces quatorze vers,

C'est ma façon bourrue de te dire chérie,

Et que je ne saurais, sans toi, rester au monde.

 

Primo Levi, À une heure incertaine, traduction Louis Bonalumi, préface de Jorge Semprun, "Arcades", Gallimard, 1997, p. 60.